Chapitre 7.2

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***

  • T'es sûre de toi, cousine ?
  • Certaine.
  • Bon.

 Gaël remue la jambe avec nervosité. C'est son tic à lui. Nous n'en sommes pas à notre première : me suivre dans mes idées tordues, c'est l'histoire de notre adolescence, à tous les deux. C'était moi, fougueuse et spontanée, qui fomentait des coups et mon cousin, jamais avare d'aventures, qui m'emboîtait le pas dans des conneries plus ou moins autorisées. Puis, à chaque fois que l'on se faisait pincer, sa jambe droite externalisait la pression qui montait à l'intérieur de lui. Moi, je n'ai pas de tic. Parce que la présence de Gaël est un baume apaisant : qu'importe ce qui nous tombait dessus, on était deux.

  • Tu stresses ?
  • C'est-à-dire que, t'accompagner à affronter tes parents, je l'ai déjà fait cent fois, mais là, t'es au summum du délirant, cousine.
  • Mais non. Crois-moi, tout est parfaitement clair.
  • Uniquement dans ta tête, Alix. Ah ! Les voilà. Bon. Bon bon bon.
  • Souris, Gaël ! Papa ! Maman ! Bonsoir !
  • Bonsoir ma Chérie. Comment vas-tu ?
  • Super, Papa !

 Les bises claquent et les chaises glissent au sol pour installer nos postérieurs autour de la table. Quelques banalités sont échangées, puis le serveur vient s’enquérir de nos commandes.

  • Champagne ! dis-je avec engouement.

 Mes parents échangent un regard surpris, mais enjoué.

  • Eh bien, Alix, que nous vaut cette invitation en grandes pompes ?
  • J'ai quelque chose à vous annoncer... mais j'attends les flûtes pour le dire.
  • Tu nous fais patienter !
  • Pas longtemps.

 Effectivement, assez vite, chacun de nous se voit recevoir un verre pétillant. Nous demandons au serveur de revenir tout à l'heure pour le reste de notre commande, et je me racle la gorge alors qu'il s'éloigne. Je vois Gaël déglutir. Ne me lâche pas, mon gars ! Pas maintenant ! Je lève solennellement ma coupe.

  • Alors, voilà : Maman, Papa... J'ai une grande nouvelle.

 Je marque une pause et observe leurs grands sourires satisfaits. Que s'imaginent-ils ? Certainement pas ce qui va arriver.

  • Tu es validée au cabinet Fontenneau ?
  • Euh, hum. Oui, on peut dire que je suis validée, oui...
  • Ah ! Je le savais ! Fontenneau père ne tarissait pas d'éloges à ton propos, et son fils était particulièrement pressé de t'avoir à ses côtés.
  • Ouai... j'ai été validée, MAIS... j'ai refusé la place.

 Onde de choc numéro une. Mes parents restent quelques instants stupéfaits, puis ma mère sourit timidement.

  • Ma Chérie... c'est une blague ?
  • Non.
  • Pourquoi tu refuserais ? Il y a un problème ?
  • Disons que je ne vois pas mon avenir là-bas.
  • Et pourquoi donc ?
  • Parce qu'il y a... autre chose.
  • Ah ?
  • Ou plutôt, il y a quelqu'un.
  • Ah !

 Leurs visages s'adoucissent. Je n'aurai pas parié là-dessus.

  • C'est Fontenneau fils ?

 Hein ?! Je suis abasourdie : ils me casent avec ce gros dégueulasse de Vincent Fontenneau, c'est sérieux ?!

  • Tu n'oses pas rester au cabinet parce que tu trouves compliqué de travailler avec lui ? Alix, je ne crois pas qu'il faille te brider pour cela. Ton père et moi, on a toujours travaillé dans le même établissement, il est même devenu mon supérieur, et on a toujours su faire la part des choses.

 Je vois Gaël tirer une tronche de six pieds de long. Au moins, je ne suis pas la seule à considérer leurs propos absolument lunaires.

  • Non, non, arrête Maman, c'est pas ça du tout. Ne m'imagine pas avec ce mec, s'il te plaît.
  • Et pourquoi pas ?
  • Fontenneau fils est un énorme connard misogyne et arrogant, et je crois que c'est une raison suffisante pour refuser de poursuivre notre « collaboration » et m'éloigner le plus possible de ce personnage immonde !
  • … Pardon ?! Il t'a fait quelque chose ?
  • Je ne vais pas m'étendre sur le sujet, parce que vraiment, tu n'as pas envie d'entendre ça, Papa...
  • Alix, tu veux que je parle à son père ?
  • Non, non ! Pas la peine. Je m'en fiche d'eux !
  • Mais, c'est dommage, tu avais une excellente place dans ce cabinet ! Ils sont très en vue dans la région, et j'espère que ça ne va pas te mettre du plomb dans l'aile que de les quitter...
  • Ça n'a aucune importance, je t'assure, puisque... je ne vais pas rester dans la région.
  • Ah... Ah bon ? Vraiment ?
  • Tu rentres en Bretagne ?
  • Non. (inspire, expire) Je retourne en Espagne.

 La deuxième onde de choc circule entre eux. Elle est minime, ils n'ont pas l'air trop alarmés. Parfait.

  • Oh, dommage. Tu as un contact là-bas ? Ça vient de tes études ? Ton tout dernier stage à Madrid ?
  • Pas du tout. Ça s'était bien passé, mais je ne vais pas aller à Madrid, non. Je retourne en Espagne pour retrouver le garçon que j'ai rencontré là-bas.

 La troisième onde de choc les atteint. Elle a l'air plus rude, celle-là. Ils se regardent avec inquiétude, et mon père revient à moi.

  • Un garçon ? ... Tu ne nous as jamais parlé d'un garçon là-bas ?
  • Non, en effet.
  • Et... tu avais donc un copain à Madrid ? Enfin, non, tu nous as dit que tu n'irais pas à Madrid... Euh ?
  • Non, parce qu'il vit à Oviedo. Et ce n'est pas à proprement parler mon copain. Nous n'étions pas vraiment en couple. On s'est rencontré à Barcelone, lors d'une fête, et on a bien accroché, lui et moi, et on a... euh, on s'est un peu fréquenté.

 La quatrième onde de choc est comme un tsunami : la vague ravageuse après le tremblement de terre. Ma mère commence à se décomposer, mais mon père prend sur lui pour rester le plus calme possible. Les années de directeur d’établissement scolaire lui ont forgé un sang-froid à toute épreuve. Même si sa propre fille est une des épreuves les plus rudes qu'il ait eu à encaisser.

  • Alix, tu es en train de nous dire que tu plaques ton boulot et ta vie ici pour retrouver un garçon, quelque part en Espagne, qui n'a aucune relation avec toi ?
  • C'est ça.
  • Mais il est prêt à t'accueillir et à t'aider ?
  • Je ne lui en ai pas parlé.
  • Quoi ?... Peut-être le devrais-tu, non ?
  • Je ne... je n'ai pas de moyen de le contacter.

 Dans un élan romantico-désespéré, j'avais effacé toute trace d'Oscar de mon téléphone en rentrant en France. « Pour aider à tourner la page », m'étais-je dit. Ha ha ha, la bonne blague.

  • Pardon ? Non mais Alix, tu plaisantes, là ?
  • Eh non ! (je lève mon verre) On trinque ?

 J'entends Gaël rire nerveusement, alors que ma mère est ouvertement horrifiée par mes propos. Le sang-froid de mon père semble subir le réchauffement climatique, tout à coup.

  • Alix, tu te fous de nous ou quoi ? Tu ne vas quand même pas faire ça ?
  • Sûr que si, Papa.
  • Mais c'est qui, ce mec ? Il sort d'où ? Comment ça, vous n'avez pas de relation ni de moyen de communication ?
  • Je te promets que c'est un garçon très fréquentable, il est gentil et calme et poli, tu vas l'adorer...
  • Mais non, enfin ! Alix, réveille-toi, tu délires complètement ! T'es malade ou quoi ? Qu'est-ce qui te prends ?
  • Il me prend que je subis ma vie depuis trois mois, que je n'ai que lui en tête et que ma seule envie est de le rejoindre. Et après tout un été de réflexion, je décide de suivre mes envies. Voilà.
  • Mais tu te rends compte que tu fous en l'air ta vie pour un caprice puéril concernant un mec qui ne sait probablement même plus que tu existes ?
  • Je suis certaine qu'il se souvient de moi !
  • Alix, bon Dieu, je t'en prie, sois sérieuse !
  • Je suis très sérieuse ! Ce mec, je l'aime, d'accord ? Il FAUT que je le retrouve !
  • Bordel de Dieu, avec la myriade de conneries que tu nous as faites, 'faut toujours que tu trouves encore plus débile, c'est ça ? T'as vingt-trois ans, t'as passé l'âge des coups de tête pour des amourettes à la noix !

 J'allais répliquer, mais ma mère s'avance sur la table avec un visage qui essaie d'être doux.

  • Alix, ma Chérie... Je crois que je comprends... Un chagrin d'amour, c'est très triste, je sais... Mais tu t'en remettras ! Je te le promets, tu t'en remettras ! On est là pour te soutenir, si tu as besoin...
  • Eh bien parfait ! J'ai besoin que vous souteniez ma décision de partir retrouver Oscar.

 Ma mère soupire pendant que mon père se tourne vers mon voisin silencieux.

  • Gaël ? Ne me dis pas que tu appuies sa décision ? Tu te rends compte, toi, d'à quel point c'est débile ?
  • Je sais que ça paraît improbable, sur le papier. Mais je crois qu'on a tous toujours vu Alix faire des choix étonnants et s'en tirer avec les honneurs, alors j'ai envie de la croire une fois encore.
  • Tu connais ce mec ?
  • Bha, non... Absolument pas... Mais j'ai confiance en Alix.
  • Comme d'habitude, Gaël Lagadec a choisi son camp...
  • Tonton, écoute...
  • On peut au moins avoir un nom et une adresse, histoire de savoir de qui on parle ?

 Très bonne question, mon cher père...

  • Euh, je... Je ne connais pas son nom. Et son adresse, c'est... à Oviedo mais... je ne sais plus exactement...
  • ALIX ! Mais c'est une putain de blague, c'est pas possible ?!
  • Papa, tout le monde nous regarde...

 Et même le serveur, fort gêné d'avoir choisi ce moment-là pour s'approcher de notre table, carnet de notes en main. Mon père, ce modèle de tenue et de politesse, ne calcule même plus ce qui se passe autour de lui.

  • On en reparlera à tête reposée demain, s'il te plaît. Là, c'est... c'est trop !
  • Non, Papa, c'est pas possible...
  • Alix, ne sois pas butée ! On ne va pas te laisser faire un truc aussi stupide ! Nous sommes tes parents, notre rôle c'est aussi de te raisonner lorsque...
  • Mon avion décolle demain matin.

 Je viens de donner le coup de grâce. Il n'est pas loin de l'attaque cardiaque. Ma mère pose délicatement la main sur son avant-bras, ce qui a pour effet de le faire bondir hors de sa chaise.

  • Yann ? Qu'est-ce que tu fais ?
  • Je... rentre... à la maison.

 Il s'en va sans autre forme de procès. Ma mère me lance un regard furieux, se lève et le suit. Bon.

  • Est-ce que... vous voulez que je repasse ?

J'approuve au serveur, qui s'en va sans demander son reste. Gaël soupire longuement :

  • Bon ben... C'était pas une réussite.
  • Sans surprise, hein.
  • En même temps... Alix, tu sais ce que tu fais, tu me le promets ?
  • Oui. Tu doutes de moi, Gaël ?
  • Avoue que ça n'envoie pas du rêve, ton histoire ! Tu ne sais même pas son nom !
  • Non ! On ne se l'est pas demandé, pourquoi faire ? Tu demandes le nom de famille des filles avec qui tu couches, toi ?
  • Tu plaques tout pour retrouver un mec avec qui t'as juste couché ?! Alix, fais un effort pour essayer de rendre le truc un peu moins taré que ça en a l'air, s'il te plaît !
  • C'est pas que ça, je te jure ! C'est... il faut que je le retrouve. Elle est avec lui, ma vraie vie.
  • Et comment tu vas faire, sans adresse ?!
  • Je sais où il vit ! Je ne peux pas te dire son adresse, mais je sais où c'est. Enfin, à peu près.
  • Comment ça, à peu près ?
  • Bah c'était la nuit, lors des fêtes de l’Ascension, on avait bu...
  • Attends mais ton seul souvenir c'était il y a six mois alors que t'étais bourrée ? Putain ! Je commence à regretter de te laisser partir, là !

 Et moi, je commence à gamberger. Ça me parait facile, dans ma tête, je sais que je reconnaîtrais la ruelle étroite et le vieil immeuble. Mais... comment les retrouver dans Oviedo ? C'est que, la ville est quand même un poil grande...

  • T'avais pas parlé de Barcelone, d'abord ?
  • Si, mais c'était juste une soirée anecdotique, là-bas.
  • Barcelone, Madrid, Ovideo... Vous avez fait toute l'Espagne ?
  • Barcelone, c'est parce qu'il y trav... Oh !

 Mais oui !

  • Alix ? Oh oh ? … Je connais ce regard, cousine. On t'a définitivement perdue, là.

 Barcelone, c'est ma meilleure option. Les lumières s'allument en moi. Le plan, je l'ai, c'est bon. Infaillible.

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