Chapitre 7.3
La tête appuyée contre la paroi du train, je médite sur ma soirée. Je suis partie fâchée de Nantes, mon père ne m'a pas adressé un regard ce matin, et ma mère a tenté un « Alix s'il te plaît, il faut qu'on discute de tout cela ». Mais ce fut vain. J'avais bouclé ma valise, et j'ai rendu mes clés. Pourquoi ai-je réagi aussi abruptement ? Pourquoi leur ai-je caché mon intention jusqu'au dernier moment ? Parce qu'ils auraient tenté de me convaincre de rester, je le sais. Il auraient été capables de m'enfermer dans ma piaule. Je soupire. Je leur fait vivre un enfer depuis mon adolescence, et hier, je les ai achevés. Reparlerais-je un jour à mon père ? Je n'en suis même pas certaine. C'est con, parce que malgré notre relation tordue, malgré sa rigidité et son amour insupportable pour la discipline et l'autorité, je l'aime. Je lui dirais peut-être, un jour. Ou bien Gaël s'en chargera. C'est lui qui ramassera les morceaux ces prochains jours, je le sais déjà. Je lui ai laissé une grosse dose d'amour et un panier débordant de palets bretons. Il adore ça. Il les partagera avec mon père. Il comprends mieux mon père que moi.
La tête appuyée contre la paroi du train, je ferme les yeux. Je suis fatiguée de ma journée. J'ai menti à mes parents : je ne prenais pas l'avion pour aller en Espagne. Trop cher. Non, j'ai fait du "stop" jusqu'à Bordeaux - oui Gaël, c'est risqué, je sais - et, là-bas, j'ai patiemment attendu le train pour Barcelone. Me voilà prête à enquiller sept heures de voyage en partie de nuit. Ah ! Barcelona ! Sois prête, parce que j'arrive !
La tête appuyée contre la paroi du train, les yeux fermés, je revis mon été. Cet été vide de sens et d'envie. Cet été morne malgré le soleil. Cet été désespérant. Cet été à lutter contre moi-même. J'ai essayé, pourtant. La vraie vie avec de vrai gens, je l'ai essayée, je vous le promets ! Je n'ai pas réussi. Je revis l'instant où j'ai basculé. L'instant où ma lutte a cessé. L'instant où j'ai su que j'avais perdu.
Quelques semaine plus tôt... Mesquer, Août 2004.
Je regarde l'horizon bleu, pensive. Mon travail ne me permet pas de prendre des vacances : je suis toute nouvelle au cabinet, Vincent Fontenneau m'aime beaucoup trop pour accepter de me lâcher, et le 15 Août tombe sur un foutu dimanche qui ne nous permettra même pas un pont. Alors, je profite de la côte les week-ends. Ce n'est pas l'idéal : les touristes qui affluent sur l'Atlantique me filent de l'urticaire. Pour ce samedi, un petit bout de la famille Lagadec met les pieds sur le sable : mes parents, ceux de Gaël – ils s'apprêtent à partir vers nos Côtes d'Armor natales dès lundi – et bien évidemment, mon cousin adoré. Celui-ci nous rejoint après une heure et demie de planche à voile. Moi, je fais office de Bretonne en carton sur ce coup : je n'aime pas les sports d'eau – ou plutôt, je suis nulle. Alors, je bulle sur la plage. C'est une activité que je n'apprécie pas des masses non plus d'ailleurs : griller au soleil en ne faisant absolument rien ? Quel ennui ! Mais je n'ai pas le courage d'une randonnée, aujourd'hui.
J'ai tenté d'amener un livre pour imiter tous ces gens qui ne s'intéressent à la littérature que durant leurs trois semaines de vacances estivales. Peine perdue : je n'arrive pas à me concentrer sur plus de deux phrases sans m'évader ailleurs. Il est mauvais, ce livre. Ou alors est-ce mon esprit qui le rejette ? Mon esprit qui est en lutte permanente depuis quelques semaines. Une lutte héroïque, avec de petites armes de main émoussées, contre une lourde artillerie pourtant. Qui va gagner ? Sur le papier, la vraie vie nantaise au très respectable cabinet Fontenneau ne saurait pas essuyer la moindre défaite. Dans les faits...
Gaël s'approche de moi et joue au play-boy.
- Hey cousine, une bière pour ce corps de rêve !
- Rêve, oui, rêve, Gaël. Ouvre-la toi-même !
Il se penche vers la glacière, trouve son Graal et, dans un élan de grande bonté, m'en propose une.
- Avec plaisir. … Yec'h mad !
- Yec'hed mad, cousine !
Gaël a le sourire vissé aux lèvres : patauger dans l'océan le rend infiniment heureux. Je ne mise pas cher sur sa présence en métropole nantaise : dès qu'il aura lancé son projet de traiteur-crêpier et que sa petite entreprise prendra de l'élan, pour sûr, il viendra s'installer ici. Ça me fait mal au cœur : si je ne peux pas débarquer chez mon Galou à toute heure, comme je l'ai toujours fait depuis mes dix ans, je me sentirai fortement seule, dans la ville. On est comme frère et sœur, lui et moi : on a quelques semaines d'écart en âge, et toujours vécu dans les basques l'un de l'autre. Même collège, même lycée, même quartier. Mêmes potes, mêmes soirées, mêmes conneries. En revanche, nous n'avons pas suivi le même parcours post-bac : moi j'ai tracé ma route à l'université, lui a surpris son monde après l'obtention brillante de son bac en déclarant tout de go qu'il allait opter pour un CAP cuisine, en alternance dans une crêperie, afin de se spécialiser totalement dans cette discipline olympique bretonne. Après deux ans, il fut embauché par son patron, et est désormais chef d'équipe. Il envisage de voler un jour de ses propres ailes avec l'idée d'un food-truck et, à terme, de proposer un service traiteur pour des rassemblements d'entreprise ou familiaux. Une bien belle voie toute tracée pour lui aussi, tiens. Et Gaël, tout comme moi, a la caboche dure des Bretons – « penn-kalek » qu'on dit chez nous – qui ne s'en laissent pas conter lorsqu'ils ont un objectif en vue. J'admire sa force de caractère, sur ce coup : moi, pour une fois dans ma vie, je ne suis pas bien sûre d'où je mets les pieds...
- Comment qu'c'est, cousine ?
- Bien, pourquoi ?
- T'as l'air dans le lagen ?
Je souris. Le parlé breton m'avait manqué, tiens ! Et puis, ce n'est pas avec ces petits péteux de Fontenneau que je retrouve nos expressions bien de chez nous.
- Je plane un peu, oui. Je suis en week-end, quoi !
- Tes semaines ont l'air intenses, on ne s'est pas beaucoup revus depuis ton retour. Ça se passe bien chez les avocats ?
- Ouai, ouai... Fontenneau m'avait prévu une belle palanquée de travail. Bah, au moins, je suis dans le bain, et je ne rumine pas.
- Ruminer ? Sur quoi voudrais-tu ruminer ?
- Oh... Rien.
- Alix Lagadec ?
- Gaël Lagadec ?
- T'es pas du genre à ruminer, cousine ! De quoi tu parles ?
- Rien, j'me suis trompée de mot.
- Mais bien sûr, prends-moi pour une buse !
- Oh, ça va. Lâche-moi, Galou.
Il me regarde bizarrement, puis s'assied sur ma serviette.
- Alix... Sérieusement : t'as un peu à l'Ouest depuis que t'es rentrée d'Espagne.
- C'est le décalage horaire.
- Ah. Ah. Ah. … Dix mois là-bas, ça t'a chamboulée ?
- Un peu. C'est une culture différente, un rythme de vie différent, une philosophie différente... Il faut que je me réacclimate.
- Ça a l'air dur.
- Mais tu vois bien : je passe d'étudiante insouciante qui riboule jusqu'à trois heures du mat' sous trente-cinq degrés, à juriste sérieuse qui ferme ses dossiers à dix-neuf heures avant d'aller boire sa tisane devant le JT... C'est un peu raide, voilà tout.
- Le passage dans la vie active... Je me suis toujours demandé comment t'allais gérer ça.
- Hey, pourquoi ?
- Parce que tu es Alix Lagadec ! T'es nature peinture, farfelue et pas très en phase avec l'autorité... J'ai du mal à t'imaginer assise à ton bureau à taper des contrats et négocier des machins juridiques dans un langage soutenu, sous les ordres d'un avocat d'affaires en costard cravate.
- Qui me fait des blagues de cul toute la journée et essaie désespérément d'obtenir un rencard avec moi.
- Mais non ?!
- Mais si.
- Et ? T'as pas l'air emballée ?
- Mon crétin de boss me file la gerbe. Il porte un costume trop grand d'épaule pour essayer d'avoir l'air costaud, il a des cravates ridicules, une bouche démesurée avec au moins cinquante-quatre dents à l'intérieur...
Gaël explose de rire.
- Non mais c'est vrai ! Pauvre fille qui mettra sa langue là-dedans, il aspirera son âme avec !
- Oh putain, cous', ta répartie m'avais manquée ! J'ai tellement hâte de rencontrer ce mec, maintenant !
- Oh ! J'ai une idée, Galou !
- Ah ! Ma doué, les idées d'Alix !
- Roh, si, allez, écoute ça : la prochaine fois qu'il tente de m'inviter à boire un verre, je dis oui et tu nous rejoins au bar ! Il va être vert, le connard.
- Tu ne l'aimes vraiment pas...
- Non.
- Mais comment tu vas faire ? T'as pas signé un contrat chez eux ?
- Si.
- Et... ça ira ?
- Comment ça ?
- Bah, de bosser tous les jours, tout le temps, avec lui ?
- Oh… Oui, oui, ça ira.
- Alix, t'as pas l'air sûr de toi, et c'est assez inédit.
- Mais si, c'est bon ! Tout va bien. Hey t'es torr-penn, cousin !
- Je me pose des questions, c'est tout...
- Tout ira bien ! Et toi, Mister crêpes ? Prêt pour le service de ce soir ?
- À fond ! Je ne vais pas tarder, d'ailleurs. Il faut que je sois à dix-neuf heures à Nantes dernier carat.
- Ça dragouille toujours bien, d'être crêpier ?
- Franchement pas mal. Les filles sont toujours aussi fan. Surtout l'été, les touristes, ma doué... Elles tombent comme des p'tits pains !
- Une nouvelle après chaque service !
Il rigole en finissant sa bière. Je le chambre, mais collectionner les filles n'est pas du genre de Gaël : il aime charmer, oui, mais ne conclue pas. Il a papillonné avec quelques filles depuis le lycée, des histoires un peu nonchalantes qui ne duraient pas vraiment, sans non plus s'abandonner aux plans d'un soir. Je lui ai connu un gros chagrin d'amour, lors de notre année de terminale. Elle s'appelait Johanna, elle était jolie comme un cœur, et après le bac, elle l'avait largué comme une merde pour aller faire Sciences Po à Paris : « Bah non mais toi et ton CAP, ça va pas être possible, Gaël ». Mon pauvre Galou avait pleuré toutes les larmes de son corps. Je l'avais consolé toute la nuit, lui avait proposé qu'on boive des bières, qu'on fume des joints et qu'on aille cramer sa baraque de bourgeoise. Il avait dit oui aux bières, oui au joint, et non à la pyromanie. « C'est interdit ça, cousine ». « Oh, ça va ». « Faudrait p'tet que t'arrêtes de faire des trucs interdits, non ? Tu vas entrer en fac de droit en Septembre ». On n'avait cramé que notre joint - bravant un interdit malgré tout, manifestement.
De mon côté, je n'avais pas porté beaucoup d'intérêt aux histoires d'amour. J'avais eu un premier copain au lycée, une amourette assez quelconque. J'avais connu deux ou trois garçons très éphémères. Plus sérieusement, j'avais fréquenté un mec en 3ème année de fac. Il était sympathique, mais terriblement conventionnel, ambitieux, et plan-plan. Il voulait être avocat.
- Ça va, les enfants ?
Je souris. Nous avons vingt-trois ans, et aux yeux de ma tante, nous serons toujours « les enfants ». Gaël réponds avec enthousiasme à sa mère :
- Nickel ! Alix me racontait la chouille qu'elle prévoyait en vue de son anniversaire samedi prochain !
- Hey ! Pas du tout !
- Vrai, cousine ? T'as rien prévu ? Ça ne te ressemble pas, tu vois : t'es dans le lagenn depuis qu't'es rentrée !
Je ne réponds même pas. C'est vrai : les autres années, je fêtais mes anniversaires en grande pompe avec la bande du lycée. Cette année, le jour J arrive terriblement vite et je n'y ai même pas songé. Ainsi donc c'est cela, la vie d'adulte ? Beurk ! Sortez-moi de là !
Alors que Gaël se lève pour rassembler ses affaires, ma tante me sourit avec tendresse.
- Tout va bien avec toi, ma petite Alix ?
- Oui, oui, Tata. Parfait.
- C'est vrai que tu as l'air préoccupée. Tes parents m'ont dit que ça se passe bien, à ton travail ?
- Super bien.
- Il te plaît ?
- Qui ?
Elle semble surprise. Ma question est stupide, mais en même temps, elle en révèle bien trop de ce qui me turlupine.
- Parlait-on de quelqu'un en particulier, Alix ?
- Non, non ! Personne ne me... plaît.
Gaël relève la tête en fronçant les sourcils. Un regard, un seul foutu regard et il lit en moi. Ses yeux s'arrondissent. Gast ! Je vais avoir droit à un interrogatoire dans peu de temps !
- Et l'Espagne ? Ça ne te manque pas trop ? C'est un super pays, hein ?
Je hoche la tête. Je suis tiraillée entre mon enthousiasme de raconter tout ce qui a pu me plaire là-bas, et le pincement au cœur qui revient à chaque fois que je l'évoque. Ma tante est professeure de langues : elle pratique l'anglais (par convention), l'espagnol (elle l'enseigne en collège), le breton (elle l'enseigne en bénévolat), et même un peu le gallois (par pur plaisir). J'ai toujours eu un lien doux avec elle – tout le contraire de la relation épineuse avec mes parents.
- Tu as pu faire le nord de l'Espagne ? C'est très beau, sauvage, nature... L'influence celtique est palpable, là-bas !
- Euh, oui, un peu...
- Tu es allée où ?
- Euh... Oviedo...
- Oh ! Les Asturies ! J'adore ! Ce que j'ai préféré, là-bas, ce sont les villages de pêcheurs à flanc de falaise, tout le long de la côte cantabrique, c'est magnifique hein ?
Et pendant qu'elle déroule son amour pour l'Espagne asturienne, je sens la peine me ronger. Mes souvenirs m'écorchent. Oviedo, son marché, ses rues pavées, ses maisons aux façades colorées, ses toits de tuiles rouges, ses montagnes majestueuses, son cidre acidulé et ses sons de gaïtas... Un sourire désarmant, des fossettes sur chaque joue, des yeux dorés pétillant, et un visage rosissant se matérialisent dans mon esprit. Une voix chaude revient me susurrer des mots que je ne veux pas entendre. Je secoue la tête. Une main douce caresse le trajet de ma colonne vertébrale jusqu'au bas de mon dos. Je frissonne. Mais non, bordel, non !
- Alix ?
- Hein ?
Gaël et sa mère me dévisagent.
- Oui, euh, pardon, je... Je suis un peu fatiguée, hein, dites donc !
Mon cousin se lève avec entrain.
- Allez, j'y vais moi ! Kenavo, Maman ! Hey, cousine, tu me raccompagnes jusqu'à ma voiture ?
- Pourquoi faire ? On ne peut pas se dire au-revoir ici ?
- Pour porter mes sacs !
- Non mais ça va, quel mufle !
Je me lève en râlant, époussette le sable collé à mes jambes, et suis Gaël jusqu'au parking. Il déverrouille son bolide, charge son sac et son équipement de voile, puis se tourne vers moi et me coince contre la carrosserie.
- Hey ! T'es con, qu'est-ce que tu...
- Il s'est passé QUOI, en Espagne, Alix ?
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Chapitre sponsorisé par la Bretagne !
- Yech(ed) mad ! = Bonne santé !
- Comment qu'c'est (avec toi) ? = Comment vas-tu ?
- être dans le lagenn = être dans la lune, ou être dans le coltar (en breton lagenn = bourbier, ou marécage)
- Ma doué ! = Mon dieu !
- aller en riboule = faire la fête (en breton riboulat = faire la fête)
- t'es torr-penn = t'es pénible (en breton : torr = cassé / penn = tête)
- Gast ! = Putain ! (ou pute !) (mais dites donc, c'est malpoli hein !)
- kenavo ! = au revoir !
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