Chapitre 9.3
Oviedo, Septembre 2004
Oscar m'ouvre la porte, et je retrouve avec amusement la petite pièce de vie, son vieux canapé et sa vue sur les toits oviédans. Je me sens immédiatement bien. Je me sens même presque chez moi. Je vois qu'Oscar m'observe – que dis-je, me dévore des yeux. Que c'est grisant d'avoir quelqu'un qui vous regarde ainsi ! J'ai l'impression d'être une reine. Les six jours que je viens de passer loin de lui durant son tournoi m'ont semblés interminables, et je me demande comment j'ai pu tenir ces trois mois d'été sans l'espoir même de le revoir.
- Tu as l'air contente de revenir ici ?
- Oui. Il faut dire que j'y ai d'excellents souvenirs...
- (il sourit malicieusement) Hum hum, tiens donc...
- Je me souviens d'un homme qui me promettait de me faire aimer sa région, à tel point que je ne pourrai plus m'en passer.
- Et alors ?
- Il se pourrait qu'il ait réussi son pari. Me voilà revenue ici.
- Qu'il est talentueux...
- Oui, enfin, ce qu'il ne sait pas, c'est que je suis peut-être ici autant pour lui que pour les lieux.
- Ça, c'est parce que tu n'as rien vu des Asturies encore ! Il y a toute la côte, les plages, les falaises, il y a les terres, los Picos de Europa...
- Los Picos de Europa ? Carrément, vous vous targuez d'avoir « les montagnes de l'Europe » ? Le melon de tes compatriotes !
- Hey ! Ne soit pas jalouse comme ça... (je lui tire la langue alors qu'il s'assoit près de moi). Lorsque les marins revenaient d'Amérique, les Picos étaient les premières terres qu'ils voyaient à l'horizon et qui leur indiquaient qu'ils approchaient de l'Europe. « Los Picos de Europa », c'est resté.
- Chouette ! On y va demain ?
- Demain ?
- Bah, oui !
- Bon, bon... Laisse-moi y réfléchir...
- Non, non ! Spontané, Oscar !
Il rigole.
- Bon tu n'es pas contre un peu de marche ?
- Au contraire !
- Et un peu de grimpette ?
- Motivée comme jamais !
- Ok... (il réfléchit en silence) Bon, alors, prépare ton réveil, debout à cinq heures demain !
- HEIN ?!
Il se donne un air supérieur en ajouant :
- Les Asturies, ça se mérite.
C'est ainsi que le lendemain, nous nous levons bien avant l'aurore pour un long voyage : los Picos se situent à plus d'une heure et demi d'Oviedo. Nous faisons la route de nuit, dans un silence relatif : je n'ai franchement pas l'habitude des levers si tôt ! Petit à petit, nous nous approchons d'un imposant massif montagneux qui se découpe dans l'obscurité. Les routes deviennent de plus en plus étroites et sinueuses. Oscar adopte une conduite souple et prudente. La nuit est encore présente et un léger brouillard m'empêche d'évaluer la réalité des esses mais je crois deviner que l'on frôle des flancs de montagne particulièrement abrupts. Enfin, après une interminable montée, nous nous garons sur un parking quasi désert. Oscar évalue sa montre.
- Parfait ! On est dans les temps.
- Les temps de quoi ?
- Tu verras. En route ?
J'approuve en me frottant les mains. À l'altitude où nous sommes, la température atteint à peine dix degrés. Dire qu'hier nous déambulions sous vingt-cinq dans les rues barcelonaises ! Oscar ouvre le chemin. Nous sommes accueillis par un panneau qui annonce « Ruta de los lagos » et propose une carte des sentiers pédestres du lieu. Mon guide personnel passe devant sans y prêter attention : il semble savoir parfaitement ce qu'il fait. Je le suis sans un mot. La fraîcheur de l'arrière-saison emplit agréablement mes poumons. J'entends tinter des cloches quelque part autour de nous, mais il fait encore trop sombre pour distinguer nettement ce qui m'entoure.
- Dis ? Tu me fais randonner de nuit... T'es sûr que c'est la meilleure façon de m'en mettre plein la vue ?
- Tu ne me fais pas confiance ?
- Si, si... enfin... si.
- Eh bien, quel enthousiasme !
- Bah, disons que je suis en haute montagne, dans le noir, sans réseau téléphonique, avec toi pour seule compagnie humaine alors oui, je décide de te faire confiance oui... Parce que je n'ai pas vraiment le choix !
Il éclate de rire.
- C'est rassurant ! Que vais-je bien pouvoir faire de toi, maintenant que j'ai réussi à t'isoler de la sorte, hein ?
- C'est malin... Fais gaffe ! María sait que je suis à Oviedo. Si elle n'a pas de mes nouvelles d'ici quelques jours, elle te poursuivra jusqu'en enfer pour me retrouver.
- Ouh... j'ai peur...
- Tu devrais réellement avoir peur de María. Tu ne réalises pas ce dont elle est capable.
- Mmm... Du vague aperçu que j'en ai eu, je veux bien te croire.
Nous poursuivons paisiblement sur un chemin aisément praticable et peu nivelé. Petit à petit, le ciel s'éclaircit et l'aube se déploie. Et c'est comme si la nature se découvrait délicatement sous mes yeux. Les prairies, les falaises, les buissons se font de plus en plus distincts. Après presque une demi-heure, nous arrivons en haut d'une colline qui nous offre, au-delà de ses flancs, une vue magnifique sur un lac paisible en contre-bas, coincé entre trois pics rocheux.
- Oooh... Waouh.
Oscar sourit, et s'éloigne un peu du sentier. Il s'assoit à même l'herbe humide de rosée. Je l'imite. Nous assistons alors à l'un des spectacles les plus intenses que j'ai pu vivre. Devant nous, paresseusement, le soleil déploie un à un ses rayons, telle une éruption solaire annonçant enfin le début du jour. L'aurore peint le ciel de couleurs roses à dorées au travers de nuages d'un indigo profond. Ce feu d'artifice de couleurs se reflète dans les eaux tranquilles du lac. Au loin, se distinguent d'autres montagnes encore. Le paysage se dessine tout doucement sous nos yeux contemplatifs. Le jour est tout à fait levé lorsque j'aperçois un troupeau de vaches tachetées qui broutent le long du sentier : voici donc l'origine des sons de cloches !
- Eh bien...
- Plein la vue, ou pas ?
- Je m'incline... c'est somptueux.
- Je te présente el Lago Enol. Et derrière ces pics, là, il y a son frère, el Lago Ercina. Ce sont des lacs alimentés par la fonte des glaciers.
On reste encore un moment à profiter de la nature qui s'éveille devant nous. Je soupire et pose ma tête sur son épaule. Je pourrai rester éternellement ici, mais, finalement, d'autre randonneurs passant derrière nous sortent de notre torpeur, et nous décident à nous lever.
- Plus loin, là-bas, il y a un refuge. Ils servent des petits-déjeuners.
- Bonne idée ! J'ai faim !
Il est désormais plus de huit heures, alors oui, mon estomac ronronne !
Après un réconfortant repas chaud, nous poursuivîmes ma découverte des lacs. Un détour nous fit grimper jusqu'au Mirador Entrelagos, qui offre un panorama complet de la zone, avec une vue incroyable sur l'étendue interminable des hauteurs verdoyantes des Picos, parsemées de nuages tels des boules de cotons qui s'écrasent mollement contre les parois rocheuses. Le soleil et le ciel relativement dégagé permirent à l'atmosphère de se réchauffer rapidement et d'atteindre les vingt degrés à midi, lorsque nous eûmes quasiment terminé le sentier principal, et la visite annexe d'une ancienne mine où des chariots sont encore en place sur les rails rouillés. Oscar usa de sa connaissance des lieux pour m'entraîner hors du sentier plus d'une fois afin de profiter de points de vue inattendus, régalant mes yeux des paysages sublimes, d'une flore foisonnante et de nombreux animaux et oiseaux évoluant dans ce parc sauvage. C'est lors d'un de ces écarts hors du chemin qu'il me propose :
- On pique-nique ici avant de prendre la route du retour ?
- Ici ? Décidément, tu aimes m'isoler ! Je ne suis même pas sûre de la direction à prendre pour retrouver les balises.
- Tu ne me fais toujours pas confiance ?
- Si ! Bien sûr que si.
- Grossière erreur...
- Hein ?
Un sourire espiègle se dessine sur son visage.
- C'est lorsque tu baisses la garde que j'attaque !
Il se jette sur moi et mon temps de réflexe est bien trop minable pour que j'anticipe le moindre mouvement de défense. Je ne comprends même pas comment je me retrouve au sol.
- Oscar !!
- Chuuuuut... tu vas attirer les regards curieux...
- Et n'est-ce pas justement ce que je devrais faire pour sauver ma peau ?
- Hum... de quoi veux-tu la sauver, au juste ?
- Bonne question, je ne suis pas certaine du sort que tu me réserves...
- Laisse-moi te donner un aperçu.
Il m'embrasse lascivement, et je sens mon sens de la survie s'évaporer. Il relève la tête et me sonde avec malice.
- Alors ?
- Ça a l'air vraiment terrible, vraiment, vraiment...
J'accroche sa nuque et le ramène à moi. Mille fois, je signe pour cette torture-là.
Après avoir coquiné, puis mangé, je me gave de ce paysage que nous allons bientôt quitter. Je resterais là des heures durant tellement c'est beau et appaisant.
- Putain, c'est dingue.
Oscar me regarde avec curiosité. Il a l'air surpris. C'est si étonnant d'admirer un tel panorama ?
- Quoi ? T'es trop habitué à ça pour réaliser la beauté de ce que l'on voit ?
- Oh, non, absolument pas. J'aime toujours autant cet endroit. J'y ai des souvenirs très chers. Mais, c'est que... Tu viens de parler français.
- Ah oui ?
Je n'avais même pas réalisé.
- Encore les émotions, hein ?
- Sûrement.
Il hésite un peu, puis me demande timidement :
- Alix, tu m'apprendras le français ?
- Tu le souhaites vraiment ?
Il confirme d'un hochement de tête.
- Eh bien, eh bien... Pourquoi pas !
Je rigole de cette drôle de situation que je n'avais pas du tout anticipé. Un parallèle étrange m'apparaît.
- Pourquoi tu ris ? C'est bête, comme demande ?
- Non, pas du tout, Oscar ! Ca me touche que tu me demandes cela. Non, c'est que... Ma mère est professeure de français. C'est marrant.
- Elle pourra te donner des conseils pour m'apprendre, alors ?
- Hum... Je ne suis pas du genre à quémander des conseils à mes parents... C'est même un défi personnel que de ne rien faire comme eux.
- Ah bon ? Vous avez des relations si compliquées que cela ?
- Disons : pas les plus simples qui soient. Surtout... en ce moment.
- Ah. D'accord.
Je balaie l'air et reviens à lui.
- Bref. Voyons un peu ton niveau ! Que sais-tu dire en français ?
- Euh...
Il rougit en louchant sur ses pieds.
- Ah d'accord, rien de chez rien ? Tu étais inattentif à ce point, en cours ?
- Oh, peut-être que j'ai quelques souvenirs, quand même...
- Alors, vas-y, lance-toi ! Je ne me moquerai pas. Je te l'assure !
Il inspire, puis, avec un très fort accent latin, m'affirme maladroitement :
- Le ciel est bleu.
Je souffle un rire.
- Waw. Oui, c'est vrai. Mais encore ?
- Ma voiture est rouge ?
- Mmm, ok, mais ta voiture est grise, Oscar.
Il fronce les sourcils et se renfrogne.
- Tu te moques, finalement.
- Mais non ! C'est juste que... Ce sont des phrases un peu bidons qui n'ont aucun intérêt. Tu n'en feras pas grand chose. Tu comprends ce que tu dis, au moins ?
- Oui, quand même ! On parle de couleurs, non ?
- Oui, oui. Mais tu vois bien que dans une conversation usuelle, on parle rarement du gris de sa voiture ou du bleu du ciel...
Il râle adorablement. Je lui glisse un baiser sur la joue.
- Ne t'inquiètes pas, je serais une professeure consciencieuse et remarquable pour mon élève très personnel !
Ah ! Au moins, il sourit.
- Tu m'as déjà appris à dire "encore".
- Ah bon ?
Il me lance un regard sarcastique en ajoutant :
- Tu dis ça au lit.
- Ah ! Formidable, Oscar... C'est ça, rigole ! Tu éviteras de raconter ce détail lorsque tu rencontreras ma famille, hein ?
- Ohlà, on parle de choses sérieuses, d'un coup !
- Bah, ça arrivera bien un jour, non ?
Il se mord la joue en baissant les yeux. Nul doute que cette perspective est déjà une source d'angoisse pour lui, alors même que c'est loin d'être acté : il faudrait, pour commencer, que je renoue le dialogue avec mes parents... Hum, c'est pas pour demain !
Il relève les yeux d'un air blasé :
- Je ne sais pas comment on dit gris !
- "gris".
- Ah. Ma voiture est gris ?
- Oui, mais c'est UNE voiture, donc il faut l'accorder. Elle est grise.
Il souffle.
- Ah bah par contre, je te préviens : ça ne va pas être de la tarte. Molière, ça se mérite, dis-je avec le même air supérieur qu'il m'avait servi hier. Je saute debout et ajoute, en ouvrant les bras vers le ciel : Allez ! Leçon numéro un ! Que la montagne est belle !
Je l'entends rire derrière moi. Ce paysage, du temps rien que pour nous, son rire : que demander de plus ?
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