Chapitre 9.4

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 La charmante maisonnette rayonne sous le soleil oviédan. Oscar marque une pause sur le perron. Il sautille d'un pied sur l'autrecomme si des petits ressorts lui avaient été greffés dans la nuit

  • Du calme, détends-toi ! Ça va aller !
  • Ouai, ouai.
  • Tu as peur qu'on ne s'entende pas ?
  • Non, non. Je ne vois pas pourquoi vous ne vous entendriez pas.
  • Je ne ferai pas d'humour douteux.
  • (il sourit) T'inquiètes, ils vont t'adorer. J'espère juste qu'ils ne seront pas trop chiants.
  • Chiants ?
  • Oui, du genre à rappeler sans cesse que je n'ai jamais présenté de fille, ou qu'ils n'espéraient même plus, ou tout un tas de trucs chiants comme ça.

 Je ris.

  • On a qu'à prendre les paris ! lui proposé-je. Donc, je mets dix euros que ta famille me dit que t'avais jamais ramené de fille avant, et dix de plus qu'ils sont vraiment heureux que ça arrive enfin.
  • T'as un truc, avec les paris ?
  • C'est marrant ! La vie d'adulte est trop morne, il faut y mettre du fun tout le temps !
  • Ok... Alors tu peux facilement monter la mise à cent.
  • Oh, quand même !
  • Je mets cinquante sur “on pensait qu'il resterait célibataire à jamais” !

 On rigole en se tapant la main. Au moins, il s'est un peu détendu.

  • Allez, hop, vamos !

 Je toque à la porte. Il me regarde étrangement.

  • Euh, c'est chez mes parents.
  • Oui, je me doute bien, et ?
  • Je ne frappe jamais, j'entre directement.
  • Ah.

 La porte s'ouvre et une petite femme coquette nous inspecte avec un air curieux, marque un temps d'arrêt puis nous gratifie d'un immense sourire.

  • Bah, Oscar, tu as peur d'entrer ?
  • Non, euh, c'est…
  • C'est moi ! J'ai frappé par réflexe, désolée…
  • C'est rien, tout va bien !

 Un silence s'installe durant lequel sa mère regarde Oscar avec insistance.

  • Hum, hum ?
  • … Ah, oui, euh : Maman, je te présente Alix. Alix, voici Ana, ma mère.
  • Enchantée !, s'exclement-t-elle avec enthousiasme.
  • Enchantée également, et joyeux anniversaire !

 Oscar lui tend un énorme bouquet de fleurs, et je lui donne le cadeau que j'ai prévu.

  • Oh merci ! C'est adorable, il ne fallait pas !
  • C'est français ! Enfin, je l'ai acheté dans une boutique madrilène, mais c'est un endroit où l'on trouve des produits français de qualité.

 Elle ouvre le sac où j'ai placé quelques produits typiques de chez moi. Elle observe avec intérêt le pot de caramel et essaie de décrypter l'étiquette.

  • C'est du “Caramel au beurre salé” , c'est une sorte de dulce de leche, mais avec du beurre salé.
  • Du beurre salé ?
  • Oui ! Par chez moi, le beurre est agrémenté de cristaux de sel.
  • Ah ?
  • Et on l'utilise pour fabriquer une crème au caramel tartinable... Bon, dis comme ça, ça semble vraiment étrange, j'en conviens, mais euh... C'est super bon, vraiment !

 Elle regarde le pot d'un air épaté, puis croise le regard de son fils.

  • C'est fameux, lui confirme-t-il.
  • D'accord.
  • Par contre, l'odeur ici n'est pas dingue là... C'est de la friture ou du cramé que tu nous prépares, M'man ?
  • Oh non, mince !

 Oscar lève les yeux au ciel et se précipite vers les fourneaux. Elle le regarde gérer le feu, et se retourne vers moi :

  • Je suis trop curieuse pour attendre la fin du repas !

 Je souris alors qu'elle ouvre le pot, y plonge une cuillère et... son visage tout entier approuve immédiatement l'expérience.

  • Dios mío... Comment vous faites ça, tu dis ? (elle s'immobilise) Oups, euh, pardon.
  • Quoi ?
  • Je devrais dire « vous », je sais que les Français aiment beaucoup la politesse.

 Je ne m'y attendais pas : j'explose de rire. Il est vrai qu'en Espagne, nous avons une réputation de tatillons qui en faisons des tonnes avec nos formules de politesses interminables. Les Espagnols ont le tutoiement facile, ils ne font pas de chichis. Je vois Oscar se retourner et m'adresser un sourire moqueur :

  • Pardon, s'il vous plaît, puis-je donc me permettre, si cela est possible pour vous, Mademoiselle, et je suis bien confus de vous le demander, d'employer le tutoiement entre nous, si vous n'y voyez pas d'inconvénient ?
  • Oh, ça va ! Qu'il est bien élevé, dis-je à l'adresse de sa mère qui n'est pas peu fière de ma remarque.
  • Ah, ça, j'y tiens ! Je ne crois pas avoir été exigeante, mais j'ai voulu des enfants polis ! Enfin, ils le seront toujours moins que chez vous, mais...
  • On peut se tutoyer, oui, et je ne supporte pas les grandes manières. D'où je viens, en Bretagne, le mot « bonjour » n'existe même pas. On ne s'encombre pas de ces fioritures.
  • Ah tiens ? Eh bien, ça me va ! Alors, je disais, comment tu cuisines ça ?
  • Eh bien, je ne suis pas une spécialiste... en fait, il se trouve que j'ai énormément de défauts, et en voici un : je suis une bien piètre cuisinière. Mais, de mes souvenirs d'avoir vu ma mère le faire mille fois, elle fait caraméliser le sucre, à une certaine température et...

 Et me voilà à tenter d'expliquer une recette que j'ai toujours ratée, à base de sucre cristallisé, de beurre, de cristaux de sel et de crème fraîche épaisse absolument pas allégée. Une voix grave nous interrompt :

  • Ana ? Qu'est-ce que tu...

 Le nouveau venu s'immobilise devant la scène : Oscar, qui continue de gérer la cuisine, le bouquet abandonné sur le plan de travail, pendant que je discute avec sa mère, qui boit mes paroles, un pot d'une étrange crème dorée à la main. Bien évidemment, il s'attarde sur moi, bouche bée.

  • Salut, Papa !
  • Bonjour, Oscar ! Tu vas bien ?
  • Oui (il se retourne) Voilà, je te présente Alix.

 Je m'apprête à le saluer mais sa femme me passe devant.

  • Tiens, José, viens, goûte ça, tu vas tomber par terre !

 Il fronce les sourcils devant la cuillère dégoulinante que lui tend son épouse.

  • Qu'est-ce que c'est ?
  • Goûte, je te dis !

 Je souris en voyant devant l'enthousiasme d'Ana et les yeux au ciel d'Oscar.

  • Bon, je crois que tes croquetas sont sauvées, Maman.
  • Ah, merci mon fils !

 La famille prend vie avec le plus grand des naturels. Son père me salue chaleureusement et ne manque pas de souligner l'indécence du caramel breton, pendant qu'Oscar et sa mère servent des plats de service ; enfin, nous nous dirigeons vers l'extérieur. Je suis accueillie si simplement et amicalement, j'en suis enchantée.

 À peine franchissons-nous l'extérieur que des cris retentissent :

  • Tío OSCAAAAR !!!

 Deux gamines courent à toutes jambes à travers le jardin et se jettent sur Oscar, qui a tout juste le temps de poser son plateau brûlant sur la table avant de se faire harponner.

  • Ohlà, doucement, hé ! Comment ça va, les filles ?!
  • Les filles, du calme ! Laissez Tonton respirer !

 Je reconnais immédiatement Lorena qui bondit de sa chaise et viens nous rejoindre avec la même excitation que ses filles – aucun doute que ces deux minies copies sont sa progéniture. Elle fait une belle accolade à son frère, puis m'embrasse comme si nous étions amies de longue date.

  • Ah, Alix, quel plaisir de te revoir ! Habillée, cette fois-ci !

 Oh ! Je me sens rosir et ne trouve pas de répartie à cette remarque bien trop familière pour quiconque ait mit les pieds depuis à peine un quart d'heure dans sa belle-famille. Oscar fusille sa sœur du regard.

  • Dès la deuxième phrase, Lorena ? Vraiment ?
  • Quoi ? Oh... (elle s'adresse à ses parents) Non mais elle n'était pas totalement nue, quand même, elle avait une culotte.

 Je ferme les yeux. Magnifique, vraiment magnifique.

  • Lorena ?!

 Oscar semble hésiter entre disparaître sous terre ou réduire sa sœur à un silence définitif. Je ne peux pas réprimer mon rire, c'est nerveux, je crois. Après tout, ce qui est dit est dit, alors autant en rigoler ! Je tente un regard vers les parents : Ana semble gênée, mais José affiche un flegme rassurant :

  • Bon, euh, merci Lorena pour cette anecdote... intéressante. On prend place ?

 J'en profite pour remarquer la longue table qui déborde littéralement de plats, d'assiettes, de victuailles, de vaisselle, de coupelles de sauces et de bouteilles. Je souffle à Oscar :

  • Vous êtes combien, dans ta famille ?
  • Seulement nous, ici, et on attend le mec de Lorena tout à l'heure. Pourquoi ?
  • On reste manger une semaine entière ?

 Il observe la table à son tour et affiche la même stupéfaction.

  • Euh, Papa, Maman, c'est quoi TOUT ça ?
  • Ah oui, eh bien, on a peut-être vu grand.
  • Mais enfin, on a de quoi inviter tout le quartier !
  • Oui, et pourquoi pas ? On va les inviter demain, tiens. Je voulais faire goûter à Alix des spécialités locales, mais j'ai eu du mal à choisir lesquelles...
  • Y'a toute la gastronomie asturienne, là ! Elle ne va même plus se souvenir de ce qu'elle aura mangé à la fin du repas.
  • Oscar, allons, ne soit pas rabat-joie comme ça ! On était content de la recevoir !

 J'adresse un signe de tête à Ana en guise de remerciement. Elle rayonne.

  • Oui, surtout que c'est la première fois que tu nous ramène quelqu'un, alors, on a voulu bien faire !, ajoute sa sœur.
  • Tiens tiens... (Oscar évite mon regard mais je capte son sourire en coin) Les hostilités commencent.
  • On commençait à penser qu'il resterait célibataire toute sa vie.
  • C'est fascinant comme vous êtes prévisibles, réplique Oscar en se laissant tomber dans une chaise. Allez, qui a quelque chose à ajouter ?, demande-t-il en attrapant un beignet de calamar frit et le fourrant sans hésitation dans sa bouche.

 Je m'assois à côté de mon râleur préféré et lui adresse un clin d’œil complice.

  • Moi je me demandais si tu n'étais pas homo...

 Oscar marque un temps d'arrêt et dévisage sa mère, les yeux ronds.

  • Quoi ?! Mais... Et ça aurait été problématique, que je sois gay ?
  • Oh, non. Mais ça aurait été problématique que tu n'oses pas nous le dire.
  • Ah. Oui... (il se tourne vers moi) Je n'ai même pas pensé à mettre mon plus gros billet sur celle-là, tiens...

 Je pouffe de rire.

  • Qu'est-ce que tu dis ?
  • Rien, Maman, rien. Excellentes, tes croquetas.

 J'admire les victuailles, et Ana en profite pour me citer le nom et la composition de chaque plat, chaque tapas, chaque sauce. Je ne suis pas sûre de tout retenir – je crois qu'Oscar a raison en estimant que je ne me souviendrais pas de la moitié de ce que j’ingurgiterai ce soir – mais je suis portée par son enthousiasme communicatif.

 L'ambiance est joyeuse, légère, et finalement une toile assez réaliste de ce que peuvent être l’Espagne et les Espagnols. La famille d'Oscar est très cool, ne me considère ni plus ni moins que n'importe lequel d'entre eux, les anecdotes marrantes se mêlent aux sujets plus sérieux, la nourriture abonde et l'alcool rempli nos verres. Le conjoint de Lorena nous a rejoint, ainsi qu'un oncle et une tante de passage tard dans la soirée – enfin, débarquer à un dîner à vingt-trois heures passées n'est pas « tard » ici. J'observe un Oscar un peu différent de ce qu'il m'a donné à voir jusqu'à présent : plus bavard, plus potache, clairement plus à l'aise dans un milieu qu'il connaît et qu'il maîtrise. Bien sûr, il ne se métamorphose pas totalement non plus : il reste très réservé quand il s'agit de parler de nous, et n'ose pas beaucoup de contacts avec moi, mais ses petits coups d’œil qui m'interrogent de temps en temps et ses sourires en coin me suffisent. Rome ne s'est pas faite en un jour.

 À l'heure du sucré, on me propose un riz au lait ultra crémeux et délicieusement aromatisé à la cannelle, ainsi que des espèces d'éclairs à base de pâte feuilletée et de crème à l'amande nommées carbayones. Je crois avoir mangé jusqu'à la limite de l’écœurement. Le pot de caramel fait le tour de la table et l'unanimité : des churros et d'autres pâtisseries frites permettent à chacun de le goûter à sa convenance.

  • On aurait dû faire des frixuelos pour manger avec ça !
  • Des quoi ?, demandé-je avec curiosité.
  • Des frixuelos, me répète Oscar. Ce sont des espèces de pancakes mais très fins. On verse une louche de pâte dans une poêle chaude, on la fait frire trois minutes d'un côté puis trois de l'autre, et hop ! On l'agrémente de... Quoi ?

 Je dévisage Oscar avec stupéfaction.

  • Tu m'expliques comment faire... des crêpes ?!
  • Ah ?

 J'explose de rire.

  • Tu vois, ce que je te disais à la Foire : même ça, on l'a en commun entre ta région et la mienne !

 Il sourit de la même joie que moi à ce constat.

 C'est à presque deux heures du matin que nous prenons congé de la joyeuse famille. Oscar me propose de rentrer à pied, histoire de dégourdir nos corps, activer la digestion et commencer à évacuer l'alcool. J'approuve.

  • Ta famille est fantastique, Oscar !
  • C'est vrai ?
  • Oh oui ! Ils ont été si gentils, si accueillants, si chaleureux !
  • Ouai. Tu les as vu tels qu'ils sont, c'est totalement eux. Ça s'est super bien passé... Je suis content.
  • J'ai passé une excellente soirée.
  • Moi aussi. (il m’attrape par la taille, m’amène à lui et pose sa bouche presque sur la mienne) … et elle n'est pas terminée...
  • Oooooh... je te sens soudainement bien polisson, Oscar.
  • Polisson ? (il éclate de rire) C'est ça, ouai. Je suis d'humeur polissonne. J'espère que ça ne te dérange pas ?
  • Je sens la polissonnerie devenir contagieuse, Oscar.
  • Ouh... (il m'embrasse furtivement) il va falloir rentrer vite, très très vite...



tout là-haut sur la colline
oh j’étais ton héros et toi mon héroïne
tout là-haut sur la colline
on se tenait la main comme dans les films
tout là-haut sur la colline

à nos pieds s’étendait la mer
oui, à nos pieds la terre entière
au loin le monde se couchait
mais pour nous la vie commençait


La colline - MALO', 2018

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