Chapitre 10.1
NB : Bien que cette histoire fut bouclée il y a plus d'un an, les chapitres 10 , 11 et 12 sont tout neufs. Il s'agissait d'un événement que je n'avais pas réussi à mettre en mots jusqu'à présent, mais grâce à vos remarques et encouragements, j'ai tenté de les écrire dernièrement. Je les ai donc mis en "Premier jet" car vous en êtes les primo-lecteurs.
***
NB : dans ce chapitre-ci, les dialogues en espagnol apparaissent en italique.
Nantes, Février 2005.
- Ah ! C'est ta valise, celle-là.
Oscar se tourne vers la droite et récupère ses effets personnels. Nous voilà fins prêts à quitter l'aéroport. Je marche avec entrain vers la sortie, hèle un taxi, et nous nous y engouffrons. Oscar observe l'extérieur avec curiosité, en particulier lorsque nous franchissons la Loire.
- La Loire, c'est le plus long fleuve de France.
- La Loire..., répète-t-il en français. Le pont est impressionnant.
- C'est Cheviré. Il est haut, ouai, mais si tu voyais Saint-Nazaire... Je t'y emmènerai peut-être.
Il reste absorbé par les environs tout le long du trajet. De ce côté-ci de Nantes, à l'ouest, c'est très industriel : des vestiges des anciens chantiers navals rappellent le passé maritime de la cité. Grues, quais, entrepôts abandonnés bordent la Loire.
Il ne nous faut qu'un quart d'heure pour rejoindre la maison de mes parents. Les volets sont fermés, le portail aussi, et le jardin est encore en hibernation.
- On dirait qu'ils ne sont pas là...
- Non, ils sont dans les Côtes d'Armor. Ils sont originaires de là-bas, ils y retournent à chaque vacances scolaires.
- Ah... D'accord... Mais, euh... Et nous, qu'est-ce qu'on fait là ?
- On récupère ma voiture, on y dépose nos valises, et on file les rejoindre !
Il me dévisage avec surprise, mais me suit docilement. Je fais le tour de la demeure et fouille dans un des framboisiers qui borde le coin potager.
- Tu fais quoi ?
- Je cherche la clé.
- Ah ? Tu n'as pas la tienne ?
- … Quand je suis partie en Septembre, je leur ai rendu mon double.
Parfois, la spontanéité se mue en connerie, Alix !
- Ah ! Voilà...
Je déverrouille la porte d'entrée et pénètre dans mon ancien chez-moi. Oscar écarquille les yeux devant les murs crème sobrement décorés de quelques répliques de tableaux de Monet, les meubles agrémentés de bibelots doctement placés, l'immense double bibliothèque savamment rangée par auteurs, et le très formel portrait de famille où je pose entre mes deux parents dans un concours de sourires coincés. Pas un gramme de poussière, pas un truc qui dépasse. La maison Lagadec est toujours aussi impeccable, et j'en ai déjà des bouffées d'angoisse.
- Tu avais quel âge, sur cette photo ?
- Douze ou treize...
- Tu ressembles un peu à...
- Stop ! Je ne sais pas comment tu comptes terminer ta phrase, mais ça sera forcément un flop.
- Ah.
- Je te montre ma chambre ?
- … Hum, pourquoi pas...
- Mes parents ne sont pas là, j'ai dit.
Un sourire coquin se dessine sur son visage. Je lui attrape la main et l'entraîne avec moi à l'étage. Ma chambre n'a pas bougé d'un iota. Habillée du même beige fadasse que le reste de la maison ; un grand lit égayé d'un tas de coussins apportant la couleur ; dans un coin, un bureau tout simple rempli d'une montagne de feuilles, des classeurs, des pochettes, étiquetés aux noms des différentes matières que j'ai étudiées ces dernières années. Sur le plus grand mur, une fresque de photos de mes amis, depuis le lycée jusqu'à l'an dernier. Oscar sourit mystérieusement en découvrant la pièce. Je ferme la porte derrière lui, et le pousse sur le lit.
- Oh oh, Alix, que fais-tu ?
Je grimpe à califourchon sur lui et ôte mon t-shirt. Il me dévore du regard.
- Quel immense honneur, Oscar Vázquez del Río : vous serez le premier homme à me faire l'amour dans ce lit.
- Oh, vraiment ?
- Les autres n'ont jamais eu l'autorisation de monter ici.
- Waouh... Alors, soyons à la hauteur de cet honneur !
Il n'est pas si difficile à convaincre, hein.
Après cet interlude coquin fort agréable, nous sautâmes dans ma voiture – qui visiblement n'attendait que moi pour se décrasser un peu.
- Vamos ! C'est parti pour 3 heures de route ! Et je te préviens : à partir de maintenant, c'est immersion en français.
- Ah. D'accord.
Je souris sur l'accent latin d'Oscar : ses « R » roulés, ses imparables « OU » et sa voix chantante sur les fins des mots me font fondre. Depuis presque six mois que j'essaie de lui enseigner la langue de Molière, il s'est considérablement amélioré. Si l'accent reste fort, sa grammaire et sa conjugaison sont honorables pour un débutant. Il pêche par manque de vocabulaire, mais ça, il l'apprend petit à petit.
- Côtes de Mort, donc ?
J'éclate de rire.
- AR-MOR. Ça veut dire « la mer » en breton. « Mort » en français, hum... ça parle plutôt de trépas.
- Ah. Zut.
« Zout ». Je fonds, fonds, fonds !
- Arrête de rire quand je parle.
- Je ris d'amour !
Il soupire mais ne peut s'empêcher de sourire, lui aussi. Je reprends, en parlant doucement pour qu'il me suive :
- Nous allons donc dans les COTES D'AR-MOR. À Kermoc'h, exactement. Une sœur de mon père a des chambres d'hôtes là-bas. C'est pratique pour loger ceux qui viennent de loin !
- D'accord. On va habiter là-bas ?
- Oui, voilà. On dit plutôt « loger » que « habiter », mais tu as compris l'essentiel.
Il hoche la tête. Le trajet se déroule dans la bonne humeur. Je parle de la Bretagne, de mon enfance, de mes souvenirs à Kermoc'h – chez ma tante, donc – et à Guingamp – là où vivaient mes parents avant que l'on ne déménage à Nantes quand j'avais onze ans. Il fait l'effort de répondre en français, il se corrige, je le félicite. Je le sens moins tendu, bien que petit à petit, nous approchons du but.
Il est presque dix-sept heures lorsque nous arrivons dans la rase campagne armoricaine. Il fait déjà sombre, la nuit n'est pas loin. Je remonte le petit chemin qui mène aux chambres d'hôte. Enfin, devant le joli bâtiment de pierres, une ribambelle de voitures accueille la nôtre. Oscar écarquille les yeux.
- Oh, madre de Dios...... Il y a du monde ! C'est une grande chambre d'hôte ?
- La salle de réception attenante est grande, oui. C'est pratique pour rassembler tout le monde quand ça riboule.
- Quand ça quoi ?
- Riboule ! Quand on fait la fête en famille.
Il fronce les sourcils.
- Attends, attends... Une fête de famille, c'est ça que tu as dit ?
- Oui.
- Mais tu ne m'as pas prévenu de ça !
- Non, c'est vrai.
- C'est quel genre de fête ?
- Français, Oscar ! Tu ne pourras pas répondre en espagnol aux Lagadec !
- C'est combien de Lagadec, tout ça ?!
- Hum... Les frères et sœurs de mon père, ils sont six. Donc avec leurs conjoints, ça fait douze.
- Douze ? C'est... (il compte sur ses doigts) Dios mío, tout ça ?
- Avec mes parents, ça fait quatorze.
Il pâlit un peu.
- Alix... Je ne suis pas sûr que je vais réussir à me sentir à l'aise avec tout ce monde...
Je me racle la gorge avant d'enchaîner.
- Ils ont tous des enfants. J'ai quinze cousins et cousines.
N'étant pas certain de ce que signifient « quinze », il compte de nouveau sur ses doigts pendant que j'enchaîne :
- La plupart d'entre eux sont en couple et la moitié a des enfants.
Oscar se stoppe et devient tout à fait blanc.
- Mais qu'est-ce que c'est que ce truc ? On verra vraiment tous ces gens ?!
- Peut-être pas tout le monde, non. Je ne sais pas exactement qui a répondu présent.
- Répondu présent ? Qu'est-ce que c'est, présent ?
- Je ne sais pas qui sera là. Surprise !
- C'est quoi cette histoire, Alix ?!
- Eh bien, on fait la fête !
- On fait la fête de quoi ?
- Les cinquante ans de mon père !
- Cinquante ?
- Cincuenta años.
- Attends... Tu ne me préviens que maintenant que là, on se pointe à la méga fête d'anniversaire de ton père ?
- Oui ! Et en tant que gendre, tu seras assis à sa droite !
Oups. C'est peut-être un poil trop osé : Oscar se liquéfie sur son siège.
- Non, non, non, Alix, c'est pas possible, c'est pas possible !
- Et pourquoi pas ?
- Mais tu m'as dit qu'on venait en France pour que je rencontre tes parents, pas pour que je m'affiche devant ta famille entière à une fête d'anniversaire !
- Oh, ça va ! Tu m'as fait rencontrer les tiens à l'anniversaire de ta mère aussi !
- Mais c'était un petit repas de rien du tout ! Y'avait pas la moitié du pays à table !
- Oscar, ne t'inquiète pas, ça va aller !
- Mais non, ça va pas aller ! Tout le monde aura les yeux sur moi, je ne vais rien comprendre, mon français est nul, on aura à peine l'occasion de discuter avec tes parents... Ton père a vraiment prévu de me placer à côté de lui ?
- Hum... Non, pas spécialement. On verra où il restera de la place. Ce n'est pas si formel.
Il souffle longuement en regardant dehors. Sa main passe et repasse sur son front. La tension est palpable dans l'habitacle de ma vieille Citroën.
- Quand même, Alix, tu abuses... Tu sais bien que je suis un peu stressé par tout ça.
- Oui, ben justement : tu te perdras dans la foule ! Franchement, ne t'inquiètes pas : ça se passera NI-CKEL !
Il plisse les yeux.
- Je ne sais pas... Les « nickel » à la Alix ne sont pas tout à fait les mêmes « nickel » que le commun des mortels...
- Oh, comme tu y vas !
Il fronce les sourcils, son visage est fermé, sa mâchoire crispée. Clairement, il n'est pas content.
- Oscar, si je t'avais prévenu à l'avance, tu aurais refusé de venir !
- Bien sûr que oui !
- Ah, tu vois !
- Donc, tu me pièges ? Et tu assumes ?
- … Oui, on peut dire ça comme ça. Allez, allez, Oscar, en français !
- Jé ne sais pas encore te engueuler en français !
- Tant mieux !
Je détourne mon regard vers la salle de réception. Ça palpite fort dans ma gorge, j'ai du mal à déglutir. Merde. Déjà que je ne suis pas totalement confiante, si en plus, je me pointe avec un mec qui fait la tronche, mes parents ne vont pas me louper. Devrait-on faire demi-tour ?
- Alix ? Tu as l'air préoccupadée.
- Préoccupée.
- Oui, bon. Ça ne va pas ?
- Si... Si.
- Hé ? On dirait que tu es tendue, toi aussi ?
Je ne réponds pas. Je remarque que mes mains sont crispées sur mon volant, et mes dents me font mal tellement je les serre. Il se penche vers moi. Une lueur d'inquiétude anime ses yeux.
- C'est la première fois que je te vois aussi peu sûre de toi.
- Mais non, c'est pas ça...
Sa main vient doucement caresser ma joue. Je frissonne à son contact. Sa voix se fait douce.
- Ils vont être contents de te voir, hein ?
- Oui...
Je ferme les yeux et souffle longuement. Bon sang, Alix, il est passé où, ton courage ? Oscar se racle la gorge :
- Bon, euh... On y va ? Ils doivent nous attendre ?
Si seulement...
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