Chapitre 10.2

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NB : dans ce chapitre-ci, les dialogues en espagnol apparaissent en italique.

 On contourne le bâtiment et je m'approche de l'entrée de service. Je jette un œil à l'intérieur. Les tables forment un « U » et effectivement, une belle quarantaine de Lagadec fourmille autour. Apparemment, ils sont au dessert : des parts de tarte tatin occupent quelques assiettes, et du far aux pruneaux se fait dévorer dans d'autres. Je louche sur Oscar. Il panique complètement à la vue de ce qui l'attend : sa respiration rapide et son mordillement de joue le trahissent. Mais il relève la tête, déglutit, et me fait signe qu'il est prêt à se jeter dans l'arène. Une voix s'élève derrière nous.

  • Alix ?!

 Je sursaute. Tout juste sorti de la salle, Gaël me dévisage, complètement éberlué. Un grand sourire me traverse.

  • Galou ! Comment ça va ?
  • Mais, Alix... Qu'est-ce que tu fais là, t'es en France ?!
  • Hé oui !
  • C'était prévu que tu viennes ? Tes parents ne m'ont pas du tout parlé de ça...
  • Oh, euh, peut-être bien que je n'ai pas précisé ma venue, en effet...

 Il reste incrédule.

  • Attends, cousine... Ton père ne sait pas que t'es là ?
  • Non.
  • Qué ?

 La voix d'Oscar nous fait nous retourner. Il me regarde comme si je délirais complètement.

  • Il vient de dire que tes parents ignorent notre présence ?
  • C'est ça.
  • Donc tu n'as prévenu personne, ni moi, ni eux... personne ?
  • Personne.
  • Mais, ALIX !

 Il se contient de toutes ses forces – probablement pour faire bonne figure devant Gaël – mais Oscar atteint un niveau de désespérance plutôt élevé, là. Il marmonne des jurons en espagnol en rebalayant la pièce des yeux. Gaël le désigne du doigt.

  • Et voici le fameux... ?
  • Et oui, tadaaaam ! Gaël, je te présente Oscar ! Oscar, voici mon cousin Gaël !
  • Euh, ben... Salut, mec ! Ravi de te rencontrer !

 Il se tendent la main avec appréhension. Oscar pince la bouche et secoue vivement la tête de haut en bas.

  • Il ne parle pas français ? Ça va être coton, Alix...

 J'observe Oscar qui semble tétanisé. Oui, coton, ça va l'être. Je lui adresse un sourire le plus encourageant possible. Allez, mon chéri, on fait front ensemble, hein ?

  • Le mec sans nom ni adresse, en chair et en os... T'as fait fort, sur ce coup !
  • Tu vois ? Ça semblait fou, mais ce fut une réussite !

 Mon cousin secoue la tête en riant.

  • Comme d'hab... T'es frappa-dingue, Alix, hein ! Pourquoi t'as rien dit à tes parents ?
  • Mais on ne se parle plus depuis des semaines !
  • Et donc, c'est tout à fait normal de débouler au dessert devant la famille entière en chantant joyeux anniversaire ?
  • C'est une jolie surprise, non ?
  • Han, je sais pas... Ta mère était vraiment en colère, tu sais...
  • Pas Papa ?
  • Il était plus résigné que fâché, lui. Disons qu'il espérait que tu t'en sortes bien. Il... il envisageait de venir te voir en Espagne au printemps, à vrai dire...
  • Han, c'est vrai ?
  • Oui ! Il m'a demandé ton adresse.
  • Oh, mon Papa !

 Mon Papa qui m'a envoyé une invitation pour venir aujourd'hui malgré le froid polaire entre nous depuis Septembre.

  • Et Maman aussi, elle viendrait en Espagne ?
  • Je ne sais pas... Elle n'a pas digéré que tu nous snobes à Noël. Elle était vraiment très contrariée.
  • C'était pas du snobisme ! Les billets d'avion sont hors de prix à cette période ! Et puis c'est pas comme si on avait des échanges chaleureux chaque semaine ! Je n'étais pas à l'aise de...

 Je me coupe. Je suis en train de faire aveu de faiblesse, là. Gaël hausse les sourcils.

  • Et aujourd'hui, t'es hyper à l'aise ?
  • Ben... Ouai...
  • À d'autres, cousine !
  • Oui, bon, ok, je suis un peu anxieuse, peut-être... Mais 'faut bien qu'je revienne vers eux, non ?
  • Bien sûr que si ! Vous n'allez pas vous faire la gueule ad vitam, c'est débile ! Mais là... T'aurais pu choisir un petit tête-à-tête plus simple, quoi.
  • Moi ? Un truc simple ?

 Il me fait un grand sourire et me frotte le dos.

  • Bon, et t'as prévu d'entrer dans la salle en faisant « Bouh » ?
  • Non, non, mais j'ai un plan !
  • Ma doué... Les plans d'Alix...
  • Oh, Galou ! Ça va être bien, écoute : il faudrait que tu t'arranges pour mettre cette musique-là, et moi, j'arrive en chantant !

 Il siffle avec un air dubitatif.

  • Donc en plus, faut que je sois complice de ton truc ?
  • Oh, Gaël ! Pitié ! Sinon, j'envoie Oscar s'occuper de la musique...

 Il jette un œil à mon amoureux qui, ayant entendu son prénom, nous regarde avec appréhension.

  • Excuse-moi, cousine, mais il n'a pas l'air de partager ton entrain !
  • Non, euh... Il se pourrait que je ne l'ai pas tout à fait prévenu de tout ça, lui non plus...
  • Ah ben... Son statut ne lui donne pas droit à être épargné ?
  • Il faut qu'il m'aime comme je suis réellement !
  • Ah bah là, c'est plus le grand bain, c'est dans l'Atlantique que tu le plonges !
  • Ça tombe bien, l'Atlantique, c'est son truc !
  • Hein ?
  • Non, rien. Bon, Galou ?! S't'eu plaîîîît ! Mar pliiiiiij !

 Il soupire mais je lis sur sa tête qu'il s'avoue vaincu.

  • Bon, allez... Les folies d'Alix, épisode cent cinquante-deux !

 Je lui fournis le CD qu'il est supposé passer dans les enceintes de la salle. Il lève une dernière fois les yeux au ciel, et entre dans la pièce pour se diriger vers le matériel de son. De mon côté, j'explique mon plan à un Oscar perdu.

  • Tu vas chanter ?
  • Oui.

Je me fais la réflexion qu'il comprend vraiment bien ma langue, désormais.

  • Tu vas chanter quoi ?
  • Une chanson que Papa aime beaucoup. Ça parle de pardon, de... D'essayer de vivre ensemble malgré nos différences. Tu pourras écouter les paroles, ça ne chante pas très vite.
  • Tu aimes bien faire passer les messages en chanson, hein ?

 Je hausse les épaules en souriant. Gaël a presque terminé. Une vague d'adrénaline me secoue. Est-ce de la panique ? Ou de l'excitation ? Je me tourne vers mon amoureux.

  • Bon, euh, ça va être le moment...

Gast ! Ma voix tremblote, là ? Oscar pose ses mains sur mes épaules et me lance un regard déterminé. C'est épatant de le voir si solide, tout à coup.

  • Alix, tu es une conquérante, tu es la fille la plus courageuse que je n'ai jamais vu, et ce match-là, tu vas le gagner haut la main. Ils vont être épatés, tu vas les balayer, personne ne saura te résister.
  • Tu m'encourages ?
  • Bien sûr !
  • Mais pourquoi ? Tu n'essaies pas de me convaincre que c'est idiot et dingue et...
  • Alix... Cette idée, c'est dingue oui, mais c'est toi ! T'as l'air d'y tenir. Je te soutiens totalement là-dedans.

 Ébahie par ce discours revigorant, je n'essaie même pas de contre-argumenter à base de « tu ne connais pas mes parents ». Je hoche seulement la tête en répondant :

  • Oui, coach !

 Son sourire délicieux réchauffe mon cœur alors que les premières notes s'élèvent dans la salle. Je m'envole. Il est là pour me rattraper.

 Gaël m'a sorti un micro. Heureusement, ma doué, heureusement qu'on connaît cet endroit par cœur et que l'on sait où se servir ! J'entre dans la salle et me dirige vers lui. Un murmure se répand parmi les convives. J'entends distinctement la voix de ma mère. « Alix ?! Mais ?! ». J'évite soigneusement de la regarder. Des yeux baïonnettes ne serai pas le meilleur des moteurs, là, maintenant. Je m’empare du micro, et sur la voix de Nicola Sirkis, entame ma prestation.



j'ai demandé à la lune
et le soleil ne le sait pas
je lui ai montré mes brûlures
et la lune s'est moquée de moi
et comme le ciel
n'avait pas fière allure
et que je ne guérissais pas
je me suis dit quelle infortune
et la lune s'est moquée de moi

j'ai demandé à la lune
si tu voulais encore de moi
elle m'a dit j'ai pas l'habitude
de m'occuper des cas comme ça
et toi et moi
on était tellement sûrs
et on se disait quelque fois
que c'était juste une aventure
et que ça ne durerait pas *

______

* J'ai demandé à la lune – Indochine, 2001

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