Chapitre 10.3

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NB : dans ce chapitre-ci, les dialogues en espagnol ainsi que les mots bretons apparaissent en italique.

 Je soupire de soulagement : ça, c'est fait. Mon père fait un « non » de la tête tout en souriant. À ses côtés, ma mère est plus fermée. Et tout autour d'eux, tout le monde applaudit et rigole. Il y a des « youhou ! » et des « bravo ! ». Mais la première à venir me saluer, c'est Tata Maïg. Elle, c'est la sœur du père de mon père – enfin, un truc du genre. Elle vit sur l'île de Bréhat, au large des côtes bretonnes, et tous les Lagadec viennent lui rendre visite sur son lopin de terre tout au long de l'année. Elle est la bonté incarnée.

  • Ooooh Aliiiix, ma c'halon, ma bisig, pokat din* !

 Ah, et elle parle breton. Le français est une langue étrangère à laquelle elle se plie bon gré mal gré.

 Elle m'enlace à m'en briser les côtes, et m'embrasse deux fois sur chaque joue.

  • Comme qu'c'est avec toi ma Alix ? Tu es rayonnante !
  • Ça va, ça va, Tata.
  • Que c'est beau quand tu chantes, ma Doué !
  • Trug', Tata.
  • C'est bien vrai, ça.

 Je me tourne vers ma droite. Le grand Yann Lagadec nous a rejoints.

  • Oh Yann, t'es fier de ta fille, hein ? Qu'elle est douée cette petite !

 Mon père semble réfléchir à sa réponse. Ce n'est ni de la fierté, ni de l'enthousiasme, ni de la colère qui habille son visage. Plutôt de la perplexité.

  • Joyeux anniversaire, Papa.
  • Merci, Alix. Et merci pour... la chanson. C'était surprenant.
  • Ça t'a plu ?
  • … Oui.

 Avec quelques regards braqués sur lui, en premier plan ceux de Maïg et de Gaël, il ne semble pas avoir d'autres choix que de répondre « oui ». Tata me frotte les épaules chaleureusement en enchaînant :

  • Je suis tellement heureuse de te voir, ma belle ! Tu viens d'Espagne, là ?
  • Oui. On a atterri ce matin.
  • On ? Comment ça, On ?
  • Hum, moi et Oscar.
  • Oh ?!

 Les yeux s'arrondissent sur les visages. Je me tourne vers la porte de service. Oscar y est toujours adossé, il nous observe de loin. Voyant une soudaine attention sur sa personne, il se redresse et rougit. Je m’apprête à aller le chercher, mais c'est lui qui finalement vient vers nous. Il n'en mène pas large. J'ouvre mon bras et annonce solennellement :

  • Je vous présente Oscar.

 Oscar hoche timidement la tête, inspire, et prononce distinctement :

  • Je suis enchanté de vous rencontrer.
  • Oooooh ! Mais nous aussi, mon garçon ! Degemer mat er gêr Lagadec ! Bienvenue !

 Maïg l'enlace tout aussi chaleureusement qu'elle ne le ferait avec n'importe lequel d'entre nous. Oscar ne sait pas bien réagir, il lui tapote délicatement l'omoplate. Je retiens un rire.

  • Euh, Maïg, Oscar essaie de parler le français, mais il ne va pas du tout comprendre le breton... Il vaudrait mieux éviter de...
  • Oh, Alix, tu devrais le lui transmettre, plutôt que de l'emmerder avec votre français, là...
  • Hum, je ne maîtrise pas très bien le breton non plus...
  • Évidement, puisque ton père n'a jamais entretenu cela dans son foyer, hein, Yann !

 Mon père secoue la tête de gauche à droite d'un air blasé. Maïg ne manque jamais une occasion de lui reprocher d'avoir laissé mourir sa pratique et ne m'avoir jamais transmis cet héritage familial. J'en profite pour récupérer l'attention :

  • Oscar, voici Tata Maïg. Et là, voici mon père, Yann.

 Je sens mon amoureux se crisper. Il tend la main à son interlocuteur, lequel le regarde avec un haussement de sourcil avant de hocher la tête et de dire très solennellement :

  • Enchanté.
  • Enchanté Monsieur... euh... Yann...

 Un léger sourire traverse mon paternel. Se faire appeler Monsieur et inspirer la crainte, rien ne pouvait lui faire plus plaisir. Je songe aux parents d'Oscar qui, eux, ont fait leur possible pour me mettre à l'aise immédiatement : deux familles, deux ambiances.

  • Et voici ma maman, Katell.
  • Je suis enchantée, Madame.
  • Bonjour, Oscar. Bienvenue parmi nous ! C'est un plaisir de vous rencontrer.

 Ma mère parle doucement, articule, et ne fait aucune faute de français. Je sais que je pourrais compter sur elle pour se faire comprendre de mon amoureux. S'adresser à des non-francophones, elle a l'habitude : ça fait une belle dizaine d'année qu'elle donne des cours en bénévolat à des allophones. Elle revient à moi.

  • Alix, eh bien... Quelle surprise !
  • Bonjour, Maman !

 Je l'embrasse succinctement. Ma mère ne déborde pas de joie, mais, bien éduquée qu'elle est, elle n'en dit rien.

  • C'était une belle chanson, hein, Katell ?

 L'intention de Maïg est à peine dissimulée : enterrer la hache de guerre. Ma mère fait la moue.

  • Moui, bon. Tu aurais pu chanter un truc plus joyeux.
  • Je trouvais que c'était... approprié à notre situation.
  • Mais on n'est pas là pour parler de notre situation, aujourd'hui, on est là pour l'anniversaire de ton père.

 Ça me coupe le sifflet. Ma mère souffle, et derrière elle, je vois Gaël grimacer. Bon. Mieux vaut te taire, Alix. Mon père se racle la gorge, et lance à ma mère un regard qui signifie très clairement « sujet clôt ». Elle souffle de nouveau, et revient à moi.

  • Vous prendrez une part de gâteau ?
  • Euh, ouai. Merci.
  • Et vous, Oscar ?

 Mon amoureux lève les sourcils vers ma mère, puis hoche la tête.

  • Oui, avec très plaisir.
  • Bien. Avec GRAND plaisir.
  • Pardon, Madame.
  • C'est rien. Et je vous en prie, Oscar : appelez-moi Katell. Je sers deux parts, donc ? Prendrez-vous du cidre, avec ça ? Oscar ?

 Oscar arrondit les yeux, puis croise mon regard. Je glousse, et il ne manque pas de sourire en retour.

  • Oui ! Alix me beaucoup parler du cidre breton. Je envie de voir ça.
  • J'AI envie de voir ça. Il manque un verbe dans votre phrase, Oscar.

 Je lève les yeux au ciel.

  • Maman, tu n'es peut-être pas obligée de le reprendre alors même que tu comprends ce qu'il dit !

 Elle me regarde d'un air outré. J'entends mon père rire.

  • Allons, allons, Alix, tu demandes à ta mère de laisser passer des fautes de français ? Mérite-t-elle pareille torture ?
  • Mais c'est les vacances, là !
  • J'aide simplement Oscar à améliorer sa pratique. Si tu l'encourages à parler n'importe comment...
  • Rho, mais non, je ne fais pas ça ! C'est juste que... c'est intimidant pour lui, là !

 Elle me regarde avec agacement, puis se tourne vers mon amoureux avec une expression avenante.

  • Vous parlez français depuis longtemps ?
  • Alix me apprend depuis Septiembre.

 Ma mère pince la bouche pour se retenir de le corriger encore une fois.

  • D'accord. C'est très bien, pour seulement six mois d'apprentissage ! Bravo, Oscar !
  • Merci, Mada... Katell.

 Elle lui adresse un grand sourire. Eh bien ! À défaut d'être amicale avec moi, je me réjouirai qu'elle le soit avec Oscar !

  • Venez vous installer à table !

 Alors que nous la suivons – non pas à la droite de mon père, mais juste en face, ce qui est peut-être pire finalement – je salue brièvement les multiples Lagadec que nous croisons en promettant ça-et-là de revenir parler plus tard. Oscar reste silencieux jusqu'à recevoir nos assiettes, observant avec curiosité le cidre breton se verser dans sa bolée.

  • Merci, Katell.
  • J'espère que vous aimerez !
  • Oui, je crois. La table est très jolie décorée. Ça, c'est très beau.

 Alors qu'il lui désigne une composition florale minutieusement dressée, ma mère n'essaie même pas de rectifier sa grammaire. Elle rougit et lui répond en souriant :

  • Merci, Oscar ! C'est moi qui ait tout fait.
  • C'est vrai ?
  • Oui, je... j'aime beaucoup travailler les fleurs.
  • Vous faites vraiment très bien ! C'est admirable.
  • Oh, merci Oscar, vraiment...

 Je constate avec stupeur que mon amoureux vient de se mettre ma mère dans la poche avec une aisance épatante. À voir l'expression de mon père, il est tout autant ébahi que moi.

 La soirée file à toute allure. Nous conversons avec des Lagadec dans tous les sens, et Oscar en a le tournis de rencontrer autant de monde. J'ai convenu d'un signe avec lui : si je lève le petit doigt à la rencontre d'un des miens, ce n'est pas la peine de retenir l'identité de la personne. En revanche, si je lève l'index, c'est qu'il s'agit d'un Lagadec important à mes yeux. Ainsi, Oscar n'a que quelques prénoms et visages à retenir réellement. En particulier, ceux de Gaël et, surprise...

  • Alix, permets-moi de te présenter ma chère et tendre : Maya !
  • Enchantée, Maya !
  • La FAMEUSE Alix ! Eh bien, j'en ai entendu parler !
  • Oh ! En pas trop mauvais termes, j'espère ?
  • Disons qu'il y a quelques éléments qui ne devraient pas se dire en public, j'ai l'impression...
  • Hum hum hum... Merci, Gaël, pour la réputation !
  • Tu n'as pas eu besoin de moi pour te la forger toute seule...

 Je rigole. Ça me fait plaisir de voir Gaël en charmante compagnie. Il a l'air tout amoureux, mon cousin ! Il est câlin et smoothie avec sa chérie, c'est adorable ! Nous restons longtemps à discuter tous les quatre, Gaël s'intéressant beaucoup à Oscar et en particulier, à l'univers du tennis – ce qui n'est pas pour déplaire à mon Asturien, bien sûr ! C'est à ce moment-là qu'une figure familière vint me saluer.

  • Alix ! Je n'ai pas pris le temps de venir, désolée ! Comment tu vas, ma Chérie ?

 J'embrasse chaleureusement la mère de Gaël, et lui présente Oscar.

  • Je suis enchantée, Madame, répondit-il presque mécaniquement
  • Encantada también !

 Oscar ouvre la bouche de surprise, et bien vite, lui décroche un sourire ravi.

  • Vous parlez castillan ?
  • Oui ! Alix ne vous a pas dit ça ? Je suis professeure de langue dans l'établissement où exercent Yann et Katell.
  • Oh ! Mola ! Ça c'est... Vraiment bien !
  • J'ai ouïe dire que vous étiez originaire des Asturies ?
  • Oui ! Tout à fait ! Vous connaissez ?
  • Il faut me tutoyer, mon garçon, hein ! Alors, oui, j'y suis déjà allée deux fois, et...

 Gaël se penche vers moi.

  • Maman était enchantée de savoir ton amoureux ici. Elle adore parler avec les natifs, tu sais bien.
  • Oui... Regarde-les : je crois qu'on les a perdus !

 Effectivement, ma tante et Oscar partent dans une conversation passionnée à propos des régions celtes espagnoles, et nous n'existons visiblement plus pour eux. Mon cousin, Maya et moi rigolons de bon cœur.

______

"ma c'halon, ma bisig, pokat din" : mots doux bretons
ma c'halon (prononcer [ra-lo-ne]) = mon coeur
ma bisig [bi-sik] = mon chaton
pokat din [pokate dine] = embrasse-moi

" Degemer mat er gêr Lagadec " = Bienvenue chez les Lagadec

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