Chapitre 10.4
NB : dans ce chapitre-ci, les dialogues en espagnol apparaissent en italique.
Les tables ont été écartées pour laisser place à la piste de danse. Il n'en reste que quatre proposant un buffet sucré et des verres pour la bière. Consumant ma énième cigarette, j'observe les membres de ma famille se déhancher sur des chansons has-been des années quatre-vingt. Dans un coin, Oscar est resté avec Gaël et deux autres cousins : ça fait plus d'une demi-heure qu'ils tentent de le battre dans un beer-pong revisité, mais Oscar est d'une précision redoutable - avantage surprenant de sa pratique régulière du tennis ? - et il fait bien plus boire les autres qu'il ne vide de verres depuis le début du jeu.
Ma mère me rejoint.
- Quand est-ce que tu arrêtes de fumer, Alix ?
- Un jour, Maman, un jour.
- Tu fumes de plus en plus, j'ai l'impression.
Je balaie l'air.
- C'est une soirée, on fait la fête, on boit... C'est de circonstance.
- Ce serait quand même mieux d'arrêter.
- Oui, je sais. Tiens, regarde.
J'écrase le mégot de la discorde avant même de l'avoir terminé. N'en rajoutons pas.
- Tu as passé une bonne journée, Maman ?
- Excellente, oui. C'était une fête très réussie.
- C'est vrai. Vous avez assuré, une fois de plus !
- Tu dis ça, mais tu en as loupé la moitié.
- Oui, je sais... Je n'ai pas réussi à faire mieux.
- Ben non, voyons. C'était hors de ta portée que de venir hier, de faire le trajet avec nous, de nous aider à préparer, et d'être présente à l'heure indiquée sur l'invitation ?
Je pince la bouche. Je n'avais pas prévu le combat, là, tout de suite.
- Je travaillais cette semaine...
- Et poser un jour de congé pour ton père, ce n'était pas envisageable ?
- Je ne sais pas, je n'ai pas demandé.
- Pas ENVISAGÉ, donc. Formidable, Alix.
- Maman...
- Non mais je ne suis pas tellement surprise. On ne s'attendait même pas à te voir, alors...
- Et finalement, je suis là !
Elle me lance un regard glacial. J'ai un mouvement de recul. Je sens que la réplique va être cinglante, et je n'ai pas la force d'armer ma défense.
- Eh oui, finalement, tu es là. Sans prévenir, sans rien dire à personne, en nous laissant comme deux cons à devoir justifier l'absence de notre fille durant tout le repas, pour finalement apparaître en faisant ton habituel cinéma sans qu'on n'en sache rien. Et tout le monde t'applaudit. Tu es contente de ça, hein ?
- Je ne... Je voulais surtout que Papa soit content...
- Oh, bien sûr qu'il l'est. Tu es sa fille, il te pardonne tout, tu sais bien. Tu en profites allègrement depuis des années...
- Mais pas du tout !
- Oh que si, Alix ! C'est toujours, toujours la même chose ! Tu n'en fais qu'à ta tête, tu décides des trucs impulsivement sans te soucier le moins du monde de l'impact que ça aura sur les autres, tu fais le spectacle pour amuser la galerie, et tout le monde n'en a que pour toi ! Et comme d'habitude, nous, on n'a que deux choix : subir et applaudir avec les autres, ou passer pour les rabat-joie si on ose souligner la pénibilité de vivre à tes côtés.
- La pénibilité ? Carrément ?
- Oui, Alix. C'est pénible de vivre avec toi. Nous sommes fatigués de supporter tes frasques. Nous sommes fatigués de nous engueuler avec toi en permanence, nous sommes fatigués de ne jamais savoir où tu es et ce que tu comptes faire, nous sommes fatigués d'être sans arrêt mis devant le fait accompli, nous sommes fatigués de devoir te pardonner. Parce que tu es notre fille, alors on te pardonne, mais Dieu que c'est fatigant ! J'aimerais bien une vie où l'on n'ait rien à se pardonner.
Le poignard, il se plante sans ménagement dans ma poitrine, il traverse doucement mais sûrement mes chairs, et il atteint mon cœur. Mon sang tâche la lame, mais elle poursuit son chemin, implacable. J'ai du mal à respirer tellement ça fait mal.
- Ton père pense comme moi, tu sais. Il ne t'en dira rien mais il pense comme moi. Lui aussi, il est fatigué de t'avoir comme fille. Tu réalises ce que ça lui a fait d'accueillir toute la famille, ce midi, sans t'avoir TOI à embrasser ?
- Je suis... désolée.
- Oh bah oui, bien entendu. « Je suis désolée de n'avoir pas indiqué que je viendrais bel et bien fêter l'anniversaire de mon père ce samedi », non mais tu t'entends ? Mais quand est-ce que tu feras les choses comme tout le monde, Alix, enfin ?! Grandis un peu, tu as vingt-trois ans !
- Mais... Je fais...
- Tu fais quoi ? Les gens normaux, ils répondent à une invitation quand ils en reçoivent une, tout simplement ! C'était si compliqué que ça ?
- Je t'ai dit que je n'étais pas sûre de pouvoir venir...
- Et tu l'as appris ce matin ?
- Non, mais...
- Mais quoi ?
- ... Je ne savais pas comment vous le dire.
- "Bonjour, Papa, Maman, je viendrai samedi". Tu as besoin de cours de français, maintenant, toi aussi ?
Les larmes affluent. Mes joues s'humidifient devant la vague de violence que je reçois. Pourtant, je n'ai rien à lui opposer. Son argumentaire est implacable.
Elle secoue la tête, puis regarde vers la salle. Elle jette un coup de menton en direction de la fête.
- Et lui, là ? Dans combien de temps il se lassera, à ton avis ?
- Hein ?
Je tourne les yeux vers ce qu'elle indique. Le beer-pong semble terminé, les garçons discutent. Oscar a l'air concentré, sa tête passe de l'un à l'autre de ses interlocuteurs. Parfois, il sourit. Je ne doute pas qu'il fournisse un effort extrême pour comprendre ce qui se dit. Il s'en sort honorablement auprès de ma famille, je suis sincèrement impressionnée.
- Je parie qu'il trouve ça amusant, pour l'instant, hein ? Que c'est drôle, de vivre avec la fantasque Alix ! Ça égaie le quotidien ! Mais tu crois qu'il supportera éternellement cette vie-là ? Quand il t'aura pardonné une fois, deux fois, dix fois, il n'en aura pas marre ?
- Mais il n'a rien à pardonner ! Je n'ai rien fait !
- Pour l'instant ! Je suis curieuse de voir ce que tu réussiras à lui inventer, à lui ! Il aura les épaules pour encaisser Alix Lagadec, t'en es sûre ?
- Mais... pourquoi ?
- Regarde-le : il a l'air gentil comme tout, il est poli, agréable, docile. Il le sait, que tu lui en feras voir de toutes les couleurs ? Il le sait, ce qu'il va subir ?
- Mais Maman, arrête !
Ça va trop loin, ça saigne trop fort, ça fait trop mal !
- Penses-y, Alix. Nous, on te pardonne parce que tu es notre fille et qu'on ne sait pas faire autrement que t'aimer, mais lui, il n'a aucune obligation envers toi. Le jour où il en aura marre, il sera libre de partir.
Ce ne sont que mes sanglots qui lui répondent. Je n'arrive plus à retenir les larmes, elles ont gagné. Elle a gagné.
- Ce n'est pas bien compliqué de réfléchir un peu avant d'agir, et de penser aux autres. Essaie, pour voir.
Je n'ai plus les mots. Elle a raison, j'en ai fait le constat moi-même : je devrais savoir me calmer. Oscar a promis de m'apprendre. Oscar, lui, il réfléchit, il pèse le pour et le contre, il envisage l'impact de ses décisions avant de les acter, il sait reconnaître une bonne idée d'une mauvaise. Oscar est presque l'enfant que mes parents auraient rêvé d'avoir.
Ma mère me regarde pleurer en long moment. Enfin, elle me tapote l'épaule.
- Allez, allez, Alix. Calme-toi. Arrête de pleurer comme une gamine. Je te mets juste en garde, c'est tout. Tu as toutes les cartes en main pour que les choses se passent bien, c'est à toi de voir comment tu veux les jouer.
Je hoche la tête. J'approuve ce qu'elle dit. Comme une petite fille qui écoute bien sa maman.
- Bon, je retourne avec les autres. Arrange-toi mieux que ça avant de revenir. Ça briserait le cœur de ton père de voir sa fille en larmes le jour de son anniversaire. Épargne-lui ça, s'il te plaît.
Je la regarde me tourner le dos et rejoindre la salle la tête haute. Et je pleure de plus belle.
❝
je n'ai pas grand chose à te dire
et pas grand chose pour te faire rire
car j'imagine toujours le pire
et le meilleur me fait souffrir
j'ai demandé à la lune
si tu voulais encore de moi
elle m'a dit j'ai pas l'habitude
de m'occuper des cas comme ça
et toi et moi
on était tellement sûrs
et on se disait quelque fois
que c'était juste une aventure
et que ça ne durerait pas
❞
J'ai demandé à la lune - Indochine, 2001
Annotations