Chapitre 11.1

5 minutes de lecture

NB : dans ce chapitre-ci, les dialogues en espagnol apparaissent en italique.

Dans la tête d'Oscar.

 Je baille. Oh, misère, il n'est même pas si tard que ça, mais je suis exténué. J'ai mobilisé une énergie folle à essayer de communiquer aujourd'hui : écouter, décrypter, comprendre, former une phrase acceptable, jauger les réactions, me corriger, recevoir une montagne de nouveau vocabulaire jusqu'à plus soif. Je sature, mon cerveau a lâché l'affaire depuis un petit moment déjà. Je les observe discuter et rire, mais je n'en suis pas. Son cousin proche essaie d'être attentif à moi, je le vois bien : il me jette un œil régulièrement, il me sourit, il me réexplique autant que possible. Il ne voit pas que j'en peux plus. Déjà que je ne suis pas un grand bavard, mais là, je suis à saturation. Je rêverai d'aller me coucher.

 Un grand type blond déboule à nos côtés. Il a l'air mal à l'aise. Il s'adresse à Gaël directement. Il lui dit un truc avec une voix grave, et Gaël se lève d'un bond. Il avance vers lui, se stoppe, et me regarde. Il n'a pas l'air jouasse. Bah merde alors, qu'est-ce qui se passe ? Ils se parlent, et Gaël file. Je regrette de ne plus être capable d'encaisser le français, tout à coup.

 Les autres posent des questions au blond, qui marmonne en haussant les épaules. Puis, il se penche vers moi et me hurle à l'oreille :

  • TOI COMPRENDRE FRANÇAIS ?

 Wow ! De surprise, je me recule un peu. Il me regarde en fronçant les sourcils, les yeux embués d'alcool. Soit il me prend pour un gros débile, soit ses capacités mentales pataugent beaucoup trop dans l'ivresse. Avant que je ne réponde, un autre gars l'interpelle :

  • Mais oui, il parle, pourquoi tu lui cries dessus ?
  • Bah j'sais pas.

 Je me racle la gorge, et approuve :

  • Oui, je comprends un peu le français. Si tu parles doucement.
  • Ah super. Alors, A-LIX ?

 Il articule exagérément. Il me prend vraiment pour une quiche : il s'imagine réellement que je ne suis pas en mesure de comprendre le prénom de ma copine ?

  • Euh, oui ?
  • Elle pleure.

 Ah, oups. Je ne connais pas ce mot.

  • Euh... Tu peux répéter ?
  • Elle pleure !
  • Je suis désolé, je ne connais pas ça.
  • Ah ! Bon... ELLE. PLEU-REU.

 Il répète sa phrase en haussant le ton, et ça ne m'avance pas plus sur la signification de son propos. Je cherche du secours auprès des autres. L'un d'eux lève les yeux au ciel :

  • Lâche l'affaire, Elouan, t'es nul !
  • Bah on n'a qu'à aller chercher la mère de Gaël !
  • Non, c'est bon... On va pas dire à toute la famille qu'Alix chiale dehors !

 Ils ont l'air dépités. Je lève les yeux dans la direction qu'a pris Gaël, mais je ne le vois pas. Bon. Je cherche dans les méandres de ma cervelle une phrase à peu près correcte pour décoincer la situation :

  • Alix ? Elle me chercher ?
  • Non...
  • Ah.

  Bah quoi, alors ? Un des cousins semble avoir une idée de génie : il se penche vers moi et pose ses deux index en dessous de ses yeux. Il les fait glisser sur ses joues en répétant :

  • Alix pleure !
  • Pleure... Llora ? répété-je tout bas.

 Mon cœur rate un battement. Merde, quoi, QUOI ? Ils sont en train de s'agiter comme des neuneus autour de moi depuis cinq minutes alors qu'Alix est manifestement en train de pleurer quelque part ?!

  • Où ça ? Elle est où ?

 Ils m'observent comme deux ronds de flanc sans répondre. Mais enfin, ils sont sérieux ? Je regarde le blond et redemande :

  • Elle est où, Alix ?
  • Ah, j'suis désolé mec, mais j'comprends pas ta langue !

Joder, j'avais même pas capté que je n'étais plus sur le même canal qu'eux.

  • Où est Alix ?
  • Ah ! Bah, là-bas, dehors ! Avec Gaël.

 Je regarde dans la direction indiquée, et les quitte sans demander mon reste.

 Le froid extérieur me saisit. Je les repère tout de suite, à quelques mètres, dans la pénombre. J'avance à grandes enjambées jusqu'à eux. La vision me brise le cœur : Alix est dans les bras de son cousin, et elle est secouée de sanglots. Mais qu'est-ce que c'est que ce bordel ? Arrivant près d'eux, j'hésite. Il tourne la tête vers moi, et penche sa tête sur le côté avec un air soucieux. J'inspire, et ose un timide :

  • Alix ?

 Je la vois sursauter, mais ne pas relever la tête. Elle étouffe ses pleurs. De toute évidence, elle essaie de se forcer à se calmer.

  • Alix, ça ne va pas ? Qu'est-ce qui se passe ?

 Je n'obtiens pas de réponse. Elle renifle, la tête toujours enfouie contre son cousin. Il finit par lui murmurer un truc. Elle hoche la tête. Il lui parle de nouveau. Je n'entends rien, je ne comprends rien, je me sens totalement inutile.

 Enfin, elle se détache de lui. Elle inspire doucement, et souffle tout aussi doucement. Son visage éploré me bouleverse. Je m'approche et cherche le contact visuel. Il en faut, du temps, pour qu'elle daigne enfin me regarder – un regard en biais seulement. Elle respire haut, la bouche ouverte, le souffle court.

  • Alix, pourquoi tu pleures ? Il s'est passé quelque chose ?

 Elle attend encore, statique. Je regarde son cousin : il reste grave et fermé. Bon, bon, bon.

 Soudain, elle lui dit un truc, avec un « s'il te plaît ». Il hoche la tête, me jette un bref regard, et s'éloigne. Elle souffle fort, et après quelques secondes, se tourne vers moi et se force à sourire.

  • Alix, que se passe-t-il ?
  • C'est rien, Oscar.
  • Quoi ?! Tu n'es pas du genre à pleurer pour rien, je crois...
  • Si. Je suis très émotive.
  • Euh, Alix, je ne t'ai jamais vue...
  • C'est bon, t'inquiètes. C'est l'alcool, j'ai trop bu, ça me rend sensible à tout. On va retourner avec les autres.

 J'en reste sans voix. On m'avait rarement autant pris pour un con. Elle se redresse, essuie ses joues avec énergie – avec violence, presque – puis fait quelques pas en direction de la salle, m'évitant au passage.

  • Tu viens ?
  • Ton cousin sait ce que tu as. Il n'a pas la tête de celui qui considère que c'est rien.

 Elle me regarde d'un air coupable. Le silence nous accompagne un long moment, avant qu'elle ne soupire.

  • Je t'assure que c'est rien, vraiment. Gaël me connaît par cœur, il n'a pas à trop se fouler pour me tirer les vers du nez.
  • Et moi il faut que je fasse quoi ? Que j'insiste ? Que je te supplie ?
  • Mais non, s'il te plaît ! Laisse tomber !
  • Quoi ? Tu me demandes de revenir au milieu de tous ces inconnus où je ne comprends plus la moitié de ce qui se dit, de faire comme si de rien n'était et d'accepter que tu me caches des trucs ?
  • Je ne te cache rien de grave !
  • Tu me caches des choses qui te font pleurer, Alix !

 Elle ouvre la bouche, et ses yeux se remplissent de larmes. Merde. Comment peut-elle m'assurer que c'est rien ? Elle déborde de chagrin, là !

  • Oh, Alix...

 Je m'avance vers elle en ouvrant mes bras, mais elle me tourne le dos et s'enfuit. Je ne la suis même pas. Je reste planté là comme un idiot. Je ne comprends rien à ce qui se passe, je suis fatigué et je me sens terriblement nul.

Annotations

Vous aimez lire Anaëlle N ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0