Chapitre 11.2
NB : dans ce chapitre-ci, les dialogues en espagnol apparaissent en italique.
Dans la tête d'Oscar.
Je suis resté longtemps dehors. Assis sur un muret, j'ai attendu. Attendu quoi ? Je n'en sais rien, en vérité. Je me suis senti seul, seul, seul. Je ne connais personne, je ne sais pas communiquer correctement avec eux, et la fille que j'aime me tait un truc qui la morfond. Je ne sais sincèrement pas quoi faire. Finalement, c'est la mère du cousin qui est venu à ma rencontre. Elle avait un sourire désolé.
- Gaël ne m'a pas tout dit, mais il m'a suggéré de venir te voir parce que tu étais probablement dans le flou.
Dios, je n'ai pas du tout envie de lui parler de tout ça. Je lui adresse un sourire poli. Elle se plante devant moi et me regarde avec beaucoup de compassion. Au moins, c'est amical.
- Alix est avec lui. Ils sont au bord de la piscine depuis une demi-heure. Elle ne va pas très bien, on dirait.
Je baisse la tête. Je me sens accablé. Que vont-ils tous penser en voyant le tableau ? Que je suis l'horrible crétin qui ne vient même pas consoler l'une des leurs ? Que si ça se trouve, je suis celui qui la fait pleurer ? Ils vont me foutre à la porte !
Je sens son regard sur moi. Je suis obligé de lui répondre, je crois.
- Je ne sais pas quoi vous dire.
C'est la triste vérité.
- Tu m'as l'air démuni, mon garçon.
Je relève les yeux et approuve. Elle a toujours l'air amical. Elle ne semble pas vouloir me reprocher quoi que ce soit. Je peux peut-être me permettre une confidence, après tout ? Je n'ai pas vraiment d'autre interlocuteur, de toute manière.
- Alix n'a pas voulu m'expliquer pourquoi elle pleurait.
Étonnamment, elle sourit.
- Je n'en suis pas surprise.
- Vous savez ce qui se passe ?
- Non.
- Gaël sait.
- Oui, je suppose. Comme d'habitude.
Je l'interroge du regard. Elle inspire doucement.
- Je ne compte pas les fois où Alix a débarqué chez nous, en pleurs, en tombant dans les bras de Gaël. Des dizaines et des dizaines de fois. Avec toujours la même rengaine : « je me suis prise la tête avec mes parents ». On peut supposer qu'on est dans le même genre d'idée ce soir...
- Mais qu'est-ce qui s'est passé ? Ils avaient l'air contents, non ? Je n'ai rien vu...
- Contents, oui, mais vu le contexte, je suppose qu'ils se sont tout de même permis une remarque sur son arrivée tonitruante...
Je secoue la tête. Une vague de regrets m'envahit : j'étais avec elle, elle a fomenté son coups sous mon nez et je n'ai rien vu, rien compris, rien calmé !
- Elle ne m'avait pas dit qu'elle voulait faire ça ! Je lui aurais suggéré un truc plus sobre si elle m'avait prévenu...
- Ah, ça... Les bonnes idées d'Alix, tu n'y es pas encore habitué, hein ?
Je hausse les épaules. Bah non, je n'y suis pas habitué, je suis le débutant qui se fait avoir stupidement, vous voyez ?!
- Alix ne t'a jamais parlé de ses parents ?
- Pas en détails, non.
Elle pince la bouche, souffle un rire, et poursuit :
- Yann est mon petit frère. C'est quelqu'un de bien, hein. Je te le promets. C'est quelqu'un de droit, d'organisé, de réfléchi, d'autoritaire. Il est directeur d'établissement scolaire, et il tient ce rôle d'une main de maître. En général, les gamins le respectent et le craignent un peu. Mais ils savent reconnaître qu'il est juste, et qu'il peut être une main tendue face à leurs difficultés. Katell lui ressemble un peu, dans son rapport à l'ordre et à la réflexion. Elle est très maniaque, très à cheval sur le rangement et l'organisation. Elle aime contrôler tout ce qu'elle fait. Ce sont des gens fiables, généreux, présents pour leur entourage. J'apprécie beaucoup mon frère et sa femme. Cependant... tu vois bien que ce sont des personnalités qui ne matchent pas beaucoup avec notre farfelue Alix, hein ?
J'approuve d'un signe de tête. Effectivement, le tableau semble explosif, dit comme ça.
- Ils ont tellement désiré Alix, si tu savais. Ils étaient véritablement heureux d'être parents. Mais c'était aussi une source d'angoisse pour Katell, tout ça. Elle a eu du mal à gérer tout le bazar qu'engendrait un enfant. Je ne te parle pas tant de bazar physique, mais surtout le bazar mental. Tout ce qu'il y a à penser, toute la responsabilité qu'élever un enfant incombe... Elle n'a jamais pu en avoir un autre. Est-ce que tout ce stress a joué sur leurs difficultés... J'en sais rien. Inconsciemment, elle a mis beaucoup de pression sur les épaules d'Alix. Il fallait viser la perfection. Qui plus est, quand on est fille de deux profs. Alors, à l'adolescence, quand Alix a découvert qu'elle pouvait s'émanciper un peu... elle ne s'est pas faite prier. Elle a sauté à pieds joints dans le joyeux bordel. Elle est très créative en la matière, tu as remarqué ?
Je ne peux pas m'empêcher de rire. Ça, c'est clair !
- Et c'est ce qui fait son charme, hein ?
Hum. Je sens que je rougis. Elle est clairvoyante, la tante.
- Son adolescence a été un peu remuante, dirons-nous... Je ne vais pas t'en raconter plus, ce n'est pas à moi de le faire. Sache juste qu'elle est plus fragile qu'elle veut bien montrer.
Je soutiens son regard. Il est toujours doux, mais son message est très sérieux.
- Je ne sais pas comment je peux l'aider si elle ne veut pas me parler.
- Elle veut encore faire bonne figure devant toi, je suppose. Ne lui en veut pas trop. Alix et Gaël se connaissent depuis toujours, ils sont comme les deux doigts de la main. Elle a une confiance aveugle en lui. Devant lui, elle est totalement elle, sans artifices. Et il connaît son historique...
J'encaisse sa phrase. Donc, devant moi, elle n'est pas elle ? Elle masque ? Elle n'a pas confiance en moi ?
Elle pose sa main sur mon genou, et me fait sursauter.
- Oscar, je crois qu'Alix ne t'a pas choisi par hasard. Il y en a eu, des prétendants à lui courir après, tu sais ? Elle n'y a jamais prêté attention. Pourquoi toi ?
- Euh... Je... ne sais pas...
Je me pose chaque jour la question, à vrai dire. Par quel miracle est-ce qu'une fille telle qu'Alix ait bien pu s'intéresser à moi ?
- Moi, j'ai ma petite idée. Tu as l'air calme, posé. Tu as un côté organisé et réfléchi qui me rappelle Yann. C'est marrant, je n'aurai pas imaginé qu'elle se laisserait séduire par une personnalité ressemblant à son père, et pourtant, maintenant que j'y pense... Toi aussi, tu travailles avec des adolescents, et je suis certaine que toi aussi, tu les tiens en respect.
Je suis éberlué. Non mais vraiment ? Je ressemble à son père ?!
- Je te rassure, tu te démarques de lui assez nettement. Tu possèdes une différence de taille : Yann ne jure que par l'autorité pour obtenir ses sacro-saints ordre et respect. Tu ne m'as pas l'air tellement autoritaire, toi, hein ?
- Euh... Pas vraiment, non...
- Non. J'ai l'impression que tu fonctionnes plutôt à l'empathie. Je sens une grande sensibilité en toi. Et ça, Alix, elle l'a capté. Tu amènes de la paix dans sa vie imprévisible. Je suis certaine que c'est ça qui fait qu'elle a porté son attention sur toi. Enfin, porté son attention... Qu'elle a tout envoyé valser pour déménager dans un autre pays !
- Oui, je sais, c'est très impressionnant ce qu'elle a fait pour moi... Je suppose que ça a dû peiner sa famille qu'elle parte...
- Oh, passé la surprise de l'annonce, qui s'en est réellement étonné, dans le fond, hein ? Je n'en attendais pas moins d'elle !
Je sens que je rougis encore. Je me livre totalement à cette quasi-inconnue, dans ce parking, sous le froid de l'hiver breton. C'est déroutant, quand j'y pense.
- Je ne sais pas si je saurai être à la hauteur de ce qu'elle fait pour moi...
- Écoute, mon garçon... J'ai envie de croire que si. Et même, tu as plutôt intérêt. Parce que Yann Lagadec ne te laissera pas écorcher sa fille sans réagir, crois-le bien.
J'arrondis les yeux. J'avais bien senti cela à notre rencontre : son père veut bien se montrer sympathique, mais il y a comme un « fais gaffe à ne pas merder » dans l'air. Bon. Au moins, je suis prévenu.
- Je... Je devrais aller rejoindre Alix et Gaël.
- Je crois que oui.
- Merci pour tout ça.
- Je t'en prie. Je t'ai livré des choses intimes. Fais-en bon usage.
J'opine du chef, descends de mon muret, et suis le chemin qu'elle m'indique. Je contourne le bâtiment et trouve la piscine. Il n'y a personne autour d'elle. Je lève le nez, balaie les lieux des yeux. Où est-elle ?
Je m'approche de la salle. Il y a toujours pas mal de Lagadec à danser, boire, rigoler. Alix n'en fait pas partie. Bordel, où est-elle ? Je ressors dehors, marche un peu le long de la piscine. Je m'enfonce dans la pénombre du jardin. Alors, je remarque quelque chose. Une minuscule lueur rougeâtre. L'odeur de tabac m'arrive aux narines. Je m'approche. Mon cœur fait un bon. Elle est là, allongée dans l'herbe, fumant sa cigarette en regardant les étoiles. Elle bouge la tête en ma direction. Je ne vois pas ses traits, dans le noir, je ne peux que deviner ses mouvements. Je m'allonge près d'elle. On reste un long moment silencieux. On entend le son de la fête un peu plus loin, et le bruit de ses aspirations. Enfin, elle écrase son mégot et me dit tout bas :
- Désolée pour tout à l'heure, Oscar.
À tâtons, ma main trouve la sienne et la serre.
- Est-ce que tu vas bien, Alix ?
Elle met un temps infini à répondre.
- Ça va aller.
- Ce n'était pas ça la question, mais... D'accord.
Elle soupire longuement. Il faut que je me fasse une raison : je n'obtiendrai aucune confession. Du moins, pas ce soir. Mais je n'abandonne pas la partie : j'ai quelques cordes à mon arc. Il faut juste avoir la patience d'attendre le moment idéal pour les utiliser.
- Je suis là, Alix. Je suis là avec toi.
Elle resserre ses doigts sur les miens, me lâche et se tourne vers moi pour se caler au creux de mon épaule. On reste là, allongé dans l'herbe humide, devant le ciel noir de la campagne, enlacés. Ce ciel noir, il remue mes souvenirs :
- Eh, dis... Tu te souviens ? La nuit où on s'est rencontrés, tu m'as montré des étoiles.
- Oui. On les voyait mal, il y avait trop de lumière sur le bateau.
- Aujourd'hui, en revanche... c'est bien, non ?
- C'est hyper bien. On voit tellement de détails... c'est magnifique.
- Montre-moi les étoiles, s'il te plaît.
Alors, elle me montre. Cassiopée, Persée, le Dragon, la Petite Ourse. Elle me parle de trucs dont je ne me souviendrai pas demain. Je ne me passionne pas pour les étoiles, non, mais pour sa voix et son enthousiasme, oui, toujours.
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