Chapitre 11.4

8 minutes de lecture

NB : dans ce chapitre-ci, les dialogues en espagnol et les mots bretons apparaissent en italique.

Dans la tête d'Oscar.

 Ce moment me fut offert sur un plateau le lendemain. Nous prîmes une navette fluviale pour nous rendre sur une petite île, là où vivait la Tata joyeuse qui m'avait presque étouffé dans ses bras grassouillets.

 C'est donc sous un vent froid que mettons actuellement le pied à terre. Un vieux panneau indiquant « Enez Vriad » nous accueille.

  • Bienvenue sur l'île de Bréhat, Oscar !

 J'observe dubitativement le panneau, me disant que même avec tous les efforts du monde, il était inenvisageable que « enez vriad » puisse se prononcer « île de Bréhat ».

  • C'est breton ?, demandé-je à Alix.
  • Oui.

 Ben tiens.

 L'endroit est très petit, et possède un climat étrangement épargné : à peine avons-nous quitté les quais et marché dans les rues que la température ressentie fut bien plus agréable.

 La tante habite une belle bâtisse en grosses pierres, implantée dans le fond d'un joli jardin arboré. Elle nous accueille avec affabilité, baragouinant des mots incompréhensibles – c'est breton, sans doute. À l'intérieur, une marmite en fonte dégage une odeur délicieuse et j'ai subitement fort envie de m'installer à table. Katell s'approche du feu et me demande :

  • Vous mangez du porc, Oscar ?

 Je fronce les sourcils. Je ne comprends pas bien le rapport entre un parking à bâteaux et le fait de manger ? Irons-nous manger au port plutôt qu'ici ? C'est fort dommage, vu les promesses qui proviennent de la marmite...

  • Euh, je... ne suis pas sûr... On peut rester, c'est bien ici...

 Elle me dévisage avec un air interloqué.

  • C'est-à-dire ? Vous préféreriez partir ?! Oh mais non, on peut prévoir un assiette spéciale pour vous, si vous voulez, Oscar !
  • Euh... Je... Non, je vais tout faire comme vous !
  • Vous êtes sûr ? Vous suivez quelle religion ?

 Allons bon, est-ce vraiment le moment de parler de cela ? Cela aurait-il une importance pour la Tata Maïg ? Je suis bien mal à l'aise, tout à coup...

  • Je n'ai pas de... Ma famille est... Enfin... Je ne sais pas dire.

 Merde, Alix ne m'a absolument pas enseigné le vocabulaire religieux en français ! Katell m'adresse un sourire pincée.

  • Il n'y a pas de gêne à avoir, Oscar. Nous allons vous faire une assiette sans porc, tout ira bien !

 Nous revoilà donc avec cette histoire de port. Quel genre de religion pratique-t-on ici, donc ? Alix nous apparaît enfin, et je me tourne vers elle dans l'espoir d'un éclaircissement bienvenue. Katell dresse son index en sa direction, la mine agacée :

  • Alix, ma Chérie, tu aurais pu nous dire qu'Oscar ne mangeait pas de porc ! On a l'air idiot à lui en proposer, là !

 Alix arrondit les yeux, et se tourne vers moi dans une expression médusée.

  • Qu'est-ce que c'est que cette histoire ?
  • Je crois qu'il y a une embrouille. Pourquoi ta mère me parle de ports et de religion ? Que faites-vous dans les ports, en Bretagne, au juste ?

 Elle réfléchis, puis rigole gaiement. Au moins, je réentends ce rire délicieux. Tant pis pour mon ego un peu piqué par ce semblant de moquerie.

  • Port et porc, ça se prononce pareil en français, mais ce n'est pas le même mot ! Le porc c'est du cochon. Tout va bien, Maman, Oscar mangera le cochon et les cocos, sans soucis.

 Ah. Ben oui. Quelle idée, aussi !

  • On utilise aussi le mot "port" pour désigner le fait de porter quelque chose.

 Je lève les yeux au ciel. Mon dieu que c'est pénible ! Je vois Alix étouffer un rire, et le reste des Lagadec nous regarder fixement. Je crois qu'ils apprécient moyennement que nous parlions espagnol, alors, je tente de rebondir :

  • Vous avez dit "les cocos" ?
  • Oui ! Les cocos de Pimpol ! Tenez, regardez !

 Je l'imite et m'approche de la marmite dont elle relève le couvercle. Une chaude odeur de bouillon et de sel emplit mes narines. À l'intérieur, des haricots blancs tout ronds nagent dans une eau frémissante, accompagnés de quartiers de tomate décharnés. On distingue des petits morceaux de charcuterie sous les légumes. Dios mío, n'est-il pas déjà midi ?

  • Ça ressemble à la fabada asturiana !
  • La quoi ?

 Les Lagadec semblent toute ouïe, alors j'essaie d'expliquer la spécialité culinaire phare de ma région. C'est peu ou prou la même chose : des haricots, las fabas, qui mijotent dans un bouillon avec oignons et herbes aromatiques, servis avec du chorizo et de la viande de porc.

  • Ça sera prêt dans une heure encore !
  • Ah ! On va t'aider à mettre la table, Maïg.
  • Non, Katell, ça ira !
  • Si, si ! Et as-tu quelques petits trucs à faire ? Du ménage, du repassage, du rangement ?
  • Oh, j'ai bien une bricole à confier à ton mari, tiens !

 Le père d'Alix obtempère et suit la Tata dans une autre pièce. Pendant ce temps, Katell entreprend de faire la vaisselle sans y avoir été invitée. Leur dévouement pour la vieille dame est total. Sans quitter sa besogne, la mère d'Alix se tourne vers nous et lance :

  • On fera l'île nord cet après-midi, mais en attendant, tu pourrais promener Oscar sur le sentier ouest ?

 Alix opine du chef, me regarde, et me fait signe de la suivre. Je ne me le fais pas dire deux fois.

 Nous sortons et progressons tranquillement sur d'étroits chemins bitumés.

  • Eh bien, il faut espérer ne pas croiser son voisin sur le chemin ! C'est juste pour deux véhicules, là !
  • L'île est interdite aux voitures. Il n'y en a pas.
  • Pas du tout du tout ?
  • Du tout.
  • Ah ben ça...

 Je trouve ça assez inédit, mais vu la petitesse des lieux, ce n'est pas si étonnant.

 Alix marche les mains dans les poches. Elle a l'air absent. On finit par atteindre un chemin côtier, et le longer. La mer est quelque peu agitée, on dirait. D'ici, à flanc de falaises, le vent redevient taquin. La vue m'amuse. Alix s'en étonne :

  • Pourquoi tu ris ?
  • Tes cheveux... Ils... Waouh !
  • Ah, oui...

 Elle passe la main dans sa tignasse désorganisée et décroche un sourire las. C'est le moment, Oscar !

  • Alix, j'aimerais qu'on parle...

 Une annonce qui la fait se figer et arrondir les yeux.

  • Tu vas me quitter ?

 Alors là... Je reste muet de stupeur. Qu'est-ce qu'elle me raconte là ? Je vois une espèce de panique prendre possession d'elle. J'ouvre les bras dans un geste d'incompréhension.

  • Quoi ? Mais comment ça ? Pourquoi tu me dis ça ?
  • J'essaie de me comporter normalement pourtant ! Je ne fais rien d'idiot depuis qu'on est ici !
  • Non, en effet... Tu ne fais rien tout court, d'ailleurs.
  • Comment ça, rien ?
  • Alix, qu'est-ce qui t'arrive ? Depuis trois jours tu te comportes étrangement : tu agis mécaniquement, tu obéis à tout ce que demande ta mère, tu ne parles que de banalités, tu te tiens à distance de moi, tu ne m'as même pas vanné une seule fois depuis qu'on est en famille ! On dirait une espèce de robot ! Tu es toujours comme ça avec tes parents ?

 Elle baisse les yeux en grimaçant.

  • Tu m'avais bien dit que vous aviez des relations compliquées, mais à ce point ? Ils sont au courant que ce n'est pas leur fille, devant eux, aujourd'hui ? Ou alors c'est avec moi que tu joues la comédie depuis tout ce temps ?
  • Non ! Non, non, non ! Je ne joue pas avec toi, Oscar !
  • Je me doute bien. Je crois même qu'ils savent parfaitement eux-mêmes qui tu es. Ils savent que leur fille, c'est celle qui déboule au milieu d'un anniversaire en chantant une chanson de pardon sans n'avoir prévenu personne. Ce que je ne comprends pas, c'est pourquoi tu t'es subitement assagi et pourquoi ils semblent s'en contenter ?
  • Parce que ça les rend heureux que je sois comme ça ! C'est leur rêve, une fille sage, qui ne fait pas de vague, qui écoute, qui obéit, qui... qui ne les emmerde pas.

 Un vent de rancœur souffle plus fort entre nous que le vent du nord. Alix observe les bateaux en soupirant.

  • Écoute, Alix. Je ne vais pas te dire comment être avec tes parents. C'est votre relation, tu sais ce que tu as à faire. Je ne critique pas ça, j'essaie juste de comprendre.
  • Et toi, Oscar ? Tu n'en rêves pas un peu, de ça ? D'une fille tranquille ?
  • Absolument pas. Depuis le départ, je t'aime intranquille. Ce que tu t'infliges depuis trois jours, ça m'angoisse. C'est pas toi, je ne te reconnais pas.

 Elle me regarde avec méfiance. Je ne suis même pas crédible, on dirait ? J'avance vers elle, puis me ravise.

  • Je ne sais même plus si je peux te toucher ? Pourquoi ça aussi ? Pourquoi ne peut-on même pas se tenir la main, Alix ?
  • J'en sais rien, j'essaie d'être normale !
  • Les gens normaux ne se tiennent pas la main ?
  • Mes parents, non !
  • Mais...

 Wow, c'est lunaire. J'ai le vertige de constater l'emprise qu'ils ont sur elle. Qu'est-ce que c'est que ce bourbier ?

  • Et là, tout de suite, on n'a aucun spectateur... On peut se rapprocher, ou même pas ?

 Elle hausse les épaules. Bon, bon, bon. On reste à regarder la mer en silence, et finalement, un murmure à peine perceptible me parvient.

  • Je ne veux pas encore pleurer.
  • Et c'est pour ça que tu te comportes aussi doctement ? Ça te permet de ne pas pleurer ?
  • Ça me permet de ne pas entendre de remarques de leur part.
  • Ils t'en ont fait, des remarques, samedi, hein ?

 Elle hoche la tête.

  • Tu préfères ne pas recevoir de remarques plutôt que d'avoir une conversation honnête avec eux ?

 Elle arrondit les yeux, et me dévisage. On dirait que je lui propose l'inenvisageable, là.

  • Tu as le droit de ne pas te sentir prête à... Oh !

 Elle vient de se jeter dans mes bras. Je la serre, fort. Le vent soulève ses cheveux jusque sur mon visage, et je m'y engouffre sans hésiter.

  • Tu m'aimes, Oscar ?
  • Bien sûr que oui. Infiniment.
  • Je t'aime, Oscar. Je ne veux pas que tu me quittes.
  • Mais je n'imagine même pas que ça arrive, Alix, tu sais ?

 On reste un long moment ainsi, dans les bras l'un de l'autre. La chaleur irradie de notre duo, faisant fi du vent toujours aussi taquin, et de quelques gouttes de pluie qui viennent s'inviter. Enfin, elle se détache de moi.

  • Maïg avait dit qu'on avait une heure. On doit y aller. Papa déteste le retard.
  • Ah. Allons-y, alors.

 Elle se mord la lèvre, et me dit timidement.

  • Je ne veux pas de conversation avec eux, non.
  • D'accord.
  • Je veux juste que les choses se passent bien.
  • D'accord.
  • Et pour l'instant, tout se passe bien. Ils t'aiment bien, je crois.
  • Ah. Tant mieux.
  • Alors on continue comme ça.
  • D'accord.

 Elle ouvre la voie vers le chemin du retour, et je la suis. Au bout de quelques mètres, elle se stoppe, me regarde, puis me tend la main.

  • Je crois que ça, on peut tenter de le faire.

 Je lui souris, et saisis sa main sans hésiter.


talk to me softly
there's something in your eyes
don't hang your head in sorrow
and please don't cry
I know how you feel inside
I've been there before
something is changing inside you
and don't you know

don't you cry tonight
I still love you baby
don't you cry tonight
don't you cry tonight
there's a heaven above you baby
and don't cry tonight

Don't cry - Guns'N'Roses, 1991

Annotations

Vous aimez lire Anaëlle N ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0