Chapitre 12.3
NB : dans ce chapitre-ci, les dialogues en espagnol et les mots bretons apparaissent en italique.
Dans la tête d'Oscar.
- Oscar ? J'ai l'impression qu'on parle d'un truc lourd, là ?
Dans le noir total de la chambre, sa main délicate vient toucher mon front, passer les doigts dans mes cheveux, caresser ma joue. Je soupire. J'ouvre cette porte verrouillée depuis si longtemps. La clé en serait presque rouillée. Mais Alix est comme un dégrippant. Les mots me viennent tout seul.
- L'année de mes cinq ans, j'ai commencé à jouer au tennis. J'adorais ça, et il se trouve que... j'étais bon. Vraiment bon. Je suis vite passé dans les catégories supérieures, je gagnais mes matches, je ramenais des médailles à la maison, on m'encourageait, bref je m'éclatais. Jusqu'à mes douze ans. Là, j'ai eu le choix de rester avec les gamins de mon âge, ou de passer dans le circuit Junior. Enfin, j'ai eu le choix… On m'a lourdement incité à m'y inscrire. Moi, je ne savais pas trop, j'ai laissé les adultes choisir pour moi. Et j'ai donc commencé à jouer dans un niveau semi-pro . À partir de là, ma vie n'était plus tellement la même. C'était trois entraînements par semaine, un régime alimentaire à suivre, une hygiène de vie stricte, des tournois à chaque vacance, des matches le week-end... Parfois même des journées entières de cours loupées pour aller jouer à l'autre bout du pays. Le tennis occupait tout mon temps libre, et même une grosse partie de ma vie. Je ne sortais pas avec mes amis, je n'allais pas en fiestas, je ne faisais pas de beuveries ni de conneries. Je ne suis jamais rentré bourré à en vomir dans la chambre de mes parents, parce que je n'ai jamais eu ne serait-ce que l'occasion que ça puisse arriver. À part Luigi, Cisco, et Raúl, je n'avais pas tellement d'amis, parce que je n'avais le temps de côtoyer personne. Le tennis est un sport solitaire, tu sais... On n'a pas l'émulation d'une équipe. On s'entraîne seul, on part en tournoi seul, on joue seul. On gagne ou on perd seul.
J'entends sa respiration proche de mon oreille. Sa main n'a pas cessé de parcourir mes cheveux, elle s'est même faite plus appuyée. Ça me berce, ça m'apaise. Ça me pousse à continuer.
- Et puis... quand j'ai eu dix-sept ans, je me suis blessé.
Sa main se stoppe. Son souffle se suspend. Je serre les dents. Le souvenir de cette période est tatoué dans ma chair, comme ces cicatrices qui ne partiront jamais. Certaines cicatrices continuent de faire mal, même des années après, lorsque plus personne ne s'en souvient... sauf celui qui les porte.
- Ça t'a obligé à arrêter ?
- Oui... Pour un temps. Ce n'était pas une blessure grave, mais j'ai dû faire une pause pendant deux mois. Deux mois où j'ai découvert ce qu'était d'avoir du temps libre, de s'ennuyer, de voir ses amis le vendredi soir, et le samedi, et même le dimanche aussi. Quand j'ai eu le feu vert pour reprendre l'entraînement, je... j'y suis allé. Je n'étais pas très serein. Tout le monde me félicitait de pouvoir revenir sur les courts. Tout le monde m'encourageait à m'accrocher pour retrouver mon niveau. Tout le monde imaginait déjà me voir gagner de nouveau. Mais moi...
J'ai dans la gorge une boule d'amertume que je n'arrive pas à ravaler. Je fais une pause, pour contrôler ma voix qui n'est pas loin du trémolo. Alix attend patiemment. Sa main a repris son doux ballet au-dessus de mon crâne. Je me laisse bercer par la quiétude qu'elle instaure. Je n'avais pas idée que la remuante Alix était capable de cela. J'expire lentement jusqu'à vider l'air de mes poumons.
- Moi, j'étais écrasé par ces discours-là. Ils ne me parlaient pas, au contraire. Ils m’écœuraient. Les dirigeants du club, l'entraîneur, les soignants, mon entourage... Ils étaient tellement enthousiastes. Ils me voyaient un avenir, du succès, une petite carrière. Ils rêvaient à ma place. Tout ça, les médailles, les photos, la petite notoriété, moi je m'en foutais. Je m'en foutais tellement... ce n'était pas ça que je voulais. Je n'avais jamais voulu de ça. Moi, je voulais juste jouer au tennis... Je n'en pouvais plus de cette vie millimétrée, de ces contraintes, des voyages, de la pression pour gagner, de la solitude... Je n'avais plus envie de jouer. Je n'aimais plus leur tennis.
- T'as fait comment, alors ?
- Comment j'ai fait...
De nouveau, j'observe un silence. Les cicatrices dont on ne prend pas soin peuvent se ré-ouvrir, même des années après. Cela fait des années que je protège celle-là sous une armure. Elle est à découvert, ce soir. Je l'effleure délicatement. Ne pas la rouvrir. Juste la frôler.
- Tu leur as dit ?
- Leur dire... Ça aurait été si simple, hein ? Il suffisait d'en parler... Et comment est-ce qu'on dit à son club qui a investi des sommes conséquentes pour votre équipement et votre carrière, à son entraîneur qui dédie une partie de sa vie à vous coacher depuis cinq ans, à ses parents qui vous suivent à chaque tournoi pour vous supporter par vents et par maux, que l'on souhaite envoyer en l'air tout ce qu'ils ont donné pour vous ?
Un silence de plomb suit ma question. Je prends quelques respirations avant de continuer :
- Je n'avais aucune idée de comment leur avouer un truc pareil. J'ai vécu cette reprise comme une prison. J'étais mal, mais je ne savais pas comment le dire. Je savais que ce n'était pas passager. Je savais que je ne saurais pas retrouver de plaisir dans ce quotidien-là. Ce qui est con, c'est que je m'appliquais à bien reprendre l'entraînement, et j'ai assez vite retrouvé mon niveau. J'étais suivi par une kiné, elle me donnait des conseils pour épargner mon poignet et qu'il ne re-flanche pas. Quand je me suis présenté à mon premier tournoi après cette blessure, le discours de mon entraîneur avant le premier match m'a fait perdre pied. Je tremblais, je n'arrivais plus à respirer, j'étais oppressé, j'étouffais. Je paniquais complètement. Je suppliais une intervention divine de m'extirper de là. Je suis allé sur le court et... j'ai fait exprès d'aller à contresens des conseils de la kiné. C'était la seule porte de sortie que je voyais : être de nouveau blessé. Ça a été efficace. J'ai pas fini le match.
Elle suspend ses caresses. Je l'entends inspirer. Je ferme les yeux. Il y a tellement de choses prêtes à déborder, là.
- Oscar... Tu as préféré te faire du mal plutôt que d'avouer ce que tu avais sur le cœur ?
Sa phrase me fait l'effet d'une gifle. Personne n'avait jamais présenté ces événements dans leur vérité la plus crue.
- Euh... Oui. Mais je ne savais pas faire autrement...
Ma voix s'étrangle sur le dernier mot. Il faut que je sois honnête : le débordement, je ne vais pas pouvoir l'endiguer. J'essaie de contrôler ma respiration, mais c'est un lutte vaine.
- Oh... Merde. Et cette fois-ci, c'était une blessure grave ?
- Non... Tout le monde était déçu, mais la kiné était plutôt surprise. Elle m'a demandé ce que j'avais fait. Elle a capté qu'il se tramait un truc. J'ai fini par lui avouer. Elle m'a un peu jeté dans l'arène... en disant à mes parents que je ne voulais plus jouer.
- Et ils ont dit quoi ?
- Eux, rien. Ma mère était surprise, mais mon père, pas tellement je crois. Surtout, ils ont dit « OK, tu fais comme tu veux » sans me demander de justification.
- Ah ! Tu devais être soulagé ?
- Oui. Ils m'ont dit qu'il fallait en parler au club, bien sûr. J'y suis allé avec espoir. L'espoir que c'était possible de me dire simplement « Ok, tu fais comme tu veux ».
Je suis fébrile, je tremble presque tellement je me sens fragile. Bordel, c'est aussi douloureux que ce que je craignais !
- Ils ne l'ont pas très bien pris ?
- Non. Il n'y a pas eu de « ok ». Il y a eu des mots... Des mots pas très bienveillants. Des mots qu'on ne devrait sûrement pas dire à un enfant de dix-sept ans qui se présente blessé et affaibli devant vous.
Des mots que j'entends encore, mais que je suis incapable de prononcer.
- On va dire que j'étais juste un petit con capricieux à qui ils avaient accordé trop d'importance par rapport à ce que j'en valais réellement.
On va résumer leur abjection à cette phrase polie.
Ses gestes se sont stoppés de nouveau. La cicatrice, je la lui présente, je suis à nu devant elle. Elle a le pouvoir de la choyer, de l'ignorer, ou de la rouvrir si elle le veut. C'est effrayant. Je la sens bouger et se placer par-dessus moi. Elle me domine, et je me félicite que l'on soit dans le noir complet, parce que je n'aurais jamais su soutenir son regard. Elle s'approche, son visage me frôle, son front se colle mon mien.
- Oscar, mon amour. Ce n'est pas vrai. Tu n'es pas ça. Tu n'es ni un petit con, ni un capricieux, et certainement pas quelqu'un qui n'a pas de valeur. Tu avais le droit d'arrêter. D'accord ?
C'est un effort dantesque que je fournis pour réussir à lui prononcer un simple :
- ... Oui.
- Promets-moi que tu ne feras jamais ça avec moi. Tu ne te feras pas de mal pour m'épargner des mots qui me seraient désagréables. Promets-moi que quoiqu'il arrive, tu me parleras. Hein, Oscar ? Parce que moi, je t'écouterai. Moi, je te soutiendrai. Moi, j'accepterai ce que tu as à me dire sans te le reprocher. Je te fais cette promesse-là. Tu m'as dit ce week-end que tu étais là, avec moi. Eh bien moi, je suis là, avec toi. On est deux.
Ses mots me bouleversent. J'ai le cœur au bord des lèvres. Est-ce vrai ? Existe-t-il un avenir où moi, Oscar Vázquez, je suis capable de me confier sans tourments à quelqu'un ?
- Oscar ?
- Je... euh... Oui. D'accord.
Qu'est-ce que je viens de dire ? J'ai un doute d'être à la hauteur de mon engagement... Elle pose ses lèvres sur les miennes, et m'embrasse avec une douceur infinie. Je chavire. Bordel que j'aime cette fille ! Quel prodige que d'avoir croisé son chemin !
Elle relève la tête, et je prononce les seuls mots que j'ai encore en moi après ce grand déballage.
- Je t'aime, Alix.
Elle passe son pouce délicatement sur ma pommette, le promène jusqu'à l'aile de mon nez, vient à la rencontre d'une larme perdue qu'elle essuie. Son contact éveille mes sens. Sa douceur m'envole. Soudainement, mon esprit court-circuite la vaillante raison qui m'avait fait me tenir sage jusqu'ici. Je me redresse, rencontre à nouveau sa bouche, et l'embrasse comme un affamé. Elle ne m'arrête pas. Dès lors, il n'y a plus de fille sage, plus de politesse, plus de Yann Lagadec susceptible de nous surprendre. Je lui ôte son débardeur, et la bascule pour me positionner sur elle. Ses divines mains se baladent sur moi et je gémis déjà. Je l'embrasse, partout je l'embrasse, je mange son corps qui s'abandonne à moi et j'en savoure chaque morceau de peau. Elle retient sa voix, je l'entends. Je vole si haut, le monde est insignifiant là, tout en bas. Plus rien n'existe si ce n'est elle, moi, nous. Nous deux.
Oh ! Alix Lagadec... Je vous ferai l'amour passionnément dans ce lit, sous le toit de vos parents, et vous y prendrez un plaisir dingue. Je vous en fais la promesse.
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