Chapitre 12.4

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Dans la tête d'Oscar.

 Le lendemain, nous nous sommes réveillés comme nous nous étions endormis : elle roulée en boule, moi l'entourant de mes bras. J'appréhendais de croiser son regard, après cette nuit de confidences. Elle me rassura tout de suite : de ses yeux noirs, une infinie douceur irradiait jusqu'à moi. C'était suffisant, elle n'avait pas besoin d'en faire plus. Elle m'avait embrassé avec tendresse, et on s'était habillés sans un mot.

 Dans la cuisine, ses parents nous regardaient curieusement. Il était plus de neuf heures, et ça valait une réflexion de la part de Katell. « Vous avez traîné longtemps avec Gaël et Maya ? ». « Pas tant que ça, Maman ». « Quand même, Alix, tu exagères : ils travaillent aujourd'hui. Tu n'aurais pas dû les embêter si tard ». Alix avait soupiré, et je m'étais permis de répondre « Je crois que Gaël était très content de nous voir ». Katell m'avait dévisagé, et m'avait gratifié d'un très sec « évidemment, vu la distance qu'Alix a mise entre eux ». C'était la première fois qu'elle me parlait sans bienveillance, m'accusant au passage de façon détournée, et ça me donnait un aperçu de son potentiel en matière de création de conflits. Pris d'un courage que je ne me connaissais plus, puisé dans les archives de ma combativité apprise raquette à la main, j'avais soutenu son regard en répondant « Oui. Elle l'a fait pour moi ». Alix s'était figée, les yeux ronds de surprise. Plus surprenant encore, après un temps de silence, Yann avait claqué sa langue contre son palais en répliquant « Katell, c'est bon. Gaël est assez grand pour savoir s'il doit veiller, ou renvoyer Alix chez elle ». Son épouse n'avait pas pipé mot, Alix m'avait gratifié d'un regard empli de reconnaissance, et le très sérieux Yann Lagadec m'avait fixé en plissant les yeux, avant de sourire discrètement. J'avais le sentiment d'avoir coché une case importante dans la liste des éléments à valider pour être digne de la place de gendre : celle de savoir prendre la défense de sa fille, qu'importe qui se trouve en face.

 Durant nos dernière quarante-huit heures en France, nous avions visité un peu la ville de Nantes, parcouru son château « des Ducs de Bretagne » et discuté d'une polémique autour de l'appartenance ou non de la ville à la région Bretagne – selon les Lagadec, il ne faisait aucun doute que Nantes était bretonne et quiconque se risquait à affirmer le contraire n'était qu'un ignare doublé d'un pignouf. De fait, j'approuvais vivement leurs propos, n'étant ni un ignare ni un pignouf. J'avais eu peur que ma remarque du jeudi matin jette un froid entre Katell et moi, mais, si elle avait été vexée, elle ne me le faisait pas sentir et restait très courtoise et attentive à ce que je sois toujours à l'aise dans les conversations. Alix montrait plus de proximité avec moi, n'hésitant plus à me tenir la main, le bras, et parfois me glissant un chaste bisou sur la joue qui me faisait systématiquement sourire – je me permettais d'en faire de même, avec grand plaisir. Son père, lui, avait changé d'attitude : il m'adressait plus souvent la parole, et surtout, lorsqu'il nous observait, ce n'était plus avec gravité mais désormais avec quelque chose d'attendri dans le regard.

 Le samedi matin, ils nous conduisirent à l'aéroport. Je n'étais pas mécontent de retrouver l'Espagne et mon appartement, bien que nous allions atterrir à Barcelone et non à Oviedo, pour cause de timing trop serré avec ma reprise le lundi. Une fois les bagages enregistrés, Alix avait enlacé sa mère avec affection, avant de recevoir une longue accolade de son père. Malgré l'ambiance étriquée entre eux, ses parents ne cachaient pas leur peine de voir leur fille s'envoler. Ils lui avaient demandé quatre ou cinq fois quand est-ce qu'elle comptait revenir les voir, ce à quoi elle avait inlassablement répondu « Je ne sais pas encore, ça dépendra de mon travail ». En vérité, Alix bossant en courtes missions intérim, c'était plutôt selon MON travail à moi que nous devrons nous caler, mais ça, elle le leur cachait volontairement. Quand je les avais salués à mon tour, Katell m'avait glissé « Faites attention avec Alix, elle est un peu frivole, hein ? » et c'était la première fois qu'elle utilisait un mot dont elle savait pertinemment que je ne saisissais pas le sens. Yann m'avait serré la main fermement en rectifiant « Faites attention À Alix ». J'avais soutenu son regard en hochant la tête, comme dans un stupide duel d'homme à homme, puis il m'avait lâché en souriant : un vrai grand sourire, le premier et seul de tout notre séjour.

 Une fois dans l'avion, ceinture attachée et portes fermées, Alix a poussé le plus long soupir qu'il m'eut été donné d'entendre.

  • Eh bien, soulagée, on dirait ?
  • Oh que oui !
  • Tu es contente ?
  • Oui ! Contente de rentrer à la maison.

 Je ne pouvais m'empêcher de me sentir fier. « À la maison », c'était chez nous, en Espagne, avec moi.

***

 L'avion est désormais haut dans le ciel lorsqu'elle ose :

  • Dis... J'ai pas mal repensé à ce que tu m'as raconté l'autre nuit... Ça te dérange d'en reparler ?

 Je respire profondément. C'était inévitable de revenir là-dessus, je suppose. Cependant, je me sens en confiance pour en reparler avec elle. Après tout, elle est la seule à qui j'ai confié tout cela de moi – à part ma famille et mes trois irréductibles potes, personne ne connaît mon passé.

 D'une voix moins assurée que ce que j'espérais, je lui confirme :

  • Vas-y. Je t'écoute.
  • Tu joues au tennis, quand tu bosses au Centre... Tous les mardis et les vendredis soir. Pas vrai ?
  • Si, je ne te mens pas. Je travaille dans l'internat qui gère les Juniors, mais le Centre compte aussi une section pour les joueurs du circuit professionnel, et une autre pour les amateurs. C'est avec eux que je joue, deux soirs par semaine, oui.
  • Et... ça se passe bien ?
  • Oui, super ! On s'amuse bien, on joue sérieux aussi, c'est agréable... Je passe un super moment.
  • Ils savent, les autres, pour ton parcours ?
  • … Non. Je n'ai pas envie d'en parler.
  • Et le niveau est équilibré ? Ils jouent comme toi ?

 Hum. Comme d'habitude, Alix Lagadec me bouscule avec ses remarques, sa curiosité, sa pertinence.

  • À peu près, oui.
  • Oscar ? Tu mens ?
  • Pourquoi ?
  • Tu te mordilles la joue, là. Tu fais ça quand il y a un truc qui te gêne.

 Soupir.

  • Bon, bon. Peut-être que je suis un poil meilleur que la plupart d'entre eux.
  • Et ils ne se posent pas de questions ?
  • Mais non, pourquoi ? Il y a des meilleurs et des moins bons, on ne réfléchit pas plus loin que ça. Le mot d'ordre, c'est vraiment de prendre plaisir à jouer.
  • Et tu prends plaisir ?
  • Oui. À fond. Enfin ! Je m'amuse de nouveau. J'adore ça, jouer, tu sais. Ça n'a jamais changé. C'était tout le reste qui m'étouffait. Là, je n'ai aucune pression et aucun enjeu. C'est parfait.

 Elle sourit avec satisfaction.

  • Oscar l'incognito ! C'est marrant.

 Je ris aussi. C'est étonnant : je me sens léger de lui avoir confié tout cela. J'ai une belle sérénité en moi. Et puisqu'on y est, puisqu'on parle d'être léger et qu'en ce moment-même, nous volons à des kilomètres au-dessus des terres, je me sens les ailes de continuer.

  • En fait... Il y a quelqu'un qui m'a percé à jour.
  • Ah ? Qui donc ?
  • Jorge. Il est l'un des entraîneurs des « amateurs », et comme on s'entendait bien, l'année où je suis arrivé au Centre, je me suis spécifiquement inscrit dans le groupe qu'il supervisait. Lui, il n'a pas mis grand temps avant de porter attention à moi. Paraît que je possédais une sacrée technique pour un p'tit amateur sans prétention.

 Elle rit.

  • Ça alors ! La clairvoyance de Chef Jorge, hein ?
  • Yep. Il a essayé de m'interroger mais j'ai botté en touche. Il n'a pas insisté. Quelques semaines plus tard, ça faisait trois mois que le groupe était constitué et qu'on s'entraînait ensemble, il s'est présenté à nous avec un constat : j'étais le seul qui avait gagné tous mes matchs. Alors il a lancé un défi aux autres. Le premier qui me battra. Ça les a enthousiasmé, t'imagines pas...

 Elle éclate de rire. Ben tiens ! Je secoue la tête en repensant à l'aversion qui m'a traversé lorsqu'il a prononcé ces mots. J'étais sidéré à mesure qu'il déroulait son idées saugrenue. Alix en fait la conclusion toute seule :

  • Tu devais être dégoûté !
  • Et comment... Sans m'y attendre, je me retrouvais une fois de plus mis en avant ! J'ai essayé de les en dissuader, j'ai dit que je n'étais pas très compèt', tout ça... Mais les autres, ils en ont fait une affaire d'état. Avant la fin de l'année, il FALLAIT que l'un d'eux me batte. Ça m'a fait peur, j'ai pensé à arrêter. Mais Jorge, il est doué, tu sais. Il a su mener le défi de façon bon enfant. Les autres gars se chambraient entre eux, ils me chambraient moi aussi, ça rigolait mais ça restait gentillet. Et, mine de rien, ils se sont appliqués aux entraînements. Ils m'ont observé, ils cherchaient mes points faibles... et ça a élevé le niveau de tout le monde. Moi aussi, j'ai dû faire attention à certains points, me corriger pour les contrer. Jorge était ravi, parce que c'est exactement ce qu'il souhaitait : une bonne ambiance, et la satisfaction du travail efficace. Et chaque samedi, l'un d'eux m'affrontait.
  • Oh, wahou ! Tu jouais tous les samedis ?
  • Ouaip, sous les encouragements du reste du groupe. Oh, c'était pas si difficile, il s'agissait de petits matchs en deux sets gagnants... On ne parle pas de Roland-Garros hein. C'était rien face à ce que j'avais pu vivre quelques années avant.
  • Et alors ? Que s'est-il passé ?

 Je laisse planer le suspense. Elle trépigne d'avoir le fin mot de l'histoire. C'est amusant.

  • … Je n'ai jamais perdu.

 Elle s'esclaffe, et me donne un amical coup de poing dans l'épaule.

  • Mola, Oscar ! Yeah, t'es un boss !

 Je me marre. Tu parles.

  • Le dernier samedi avant la pause estivale, on a fait un restau tous ensemble. J'ai reçu une médaille en carton, ils m'ont fait une holà, bref, on a conclu l'année dans la même ambiance. En aparté, Jorge m'a demandé si j'allais ranger cette médaille-là avec toutes les autres. J'ai compris qu'il savait. Il avait fait ses petites recherches. Ce n'était pas bien compliqué de retrouver le parcours d'Oscar Vázquez del Río dans les archives de la Fédé, apparemment.
  • Oh, oh ! Malin, Chef Jorge ! Il n'a jamais révélé tout ça aux autres, il a joué subtilement !
  • C'est tout à fait ça. Et je le remercie pour ça. Il m'a félicité aussi.
  • Normal, tu es le grand vainqueur du défi !
  • Non, pas pour mes victoires. Il m'a dit que ça n'avait pas tellement d'importance au final. Mais pour avoir joué le jeu, pour mon sens de l'adversité et ma combativité. Et pour n'avoir pas esquivé ce défi alors qu'il voyait que ça me rebutait. Il était curieux de savoir pourquoi ma carrière s'arrêtait à mes dix-sept ans. Je lui ai juste dit que j'étais blessé... Je n'étais pas prêt à sortir le reste de moi. Ça lui a suffi, il n'a pas insisté. Je crois qu'il sait qu'il y a d'autres choses, mais il ne viendra pas les chercher.

 Elle ne m'a pas lâché des yeux. Ses prunelles sombres brillent d'un éclat profond, presque intimidant. Elle sourit doucement et me dit :

  • À moi, tu m'as tout livré.
  • … Oui. Je t'ai tout dit.
  • Pourquoi moi ?
  • Parce que... Parce que j'ai confiance en toi. J'ai l'impression que je peux être... totalement authentique avec toi. Que tu es la personne pour ça. Je n'avais jamais rencontré qui que ce soit qui me fasse sentir ça avant, Alix.

 Elle pose sa main sur ma joue, et me sourit avec émotion. Je sens une agréable chaleur irradier d'elle à moi, et de moi à elle.

  • Merci, Oscar.

 On reste ainsi, plongés dans les yeux de l'autre, quelques minutes. Ses sourcils se froncent :

  • C'est ironique, non ? De devenir kiné dans un centre de formation au milieu des jeunes, alors qu'on s'est soi-même saboté physiquement à l'aube de sa carrière sportive ?

 Sa remarque me fait rire. Oui, c'est assez cocasse.

  • Ce n'est peut-être pas tout à fait un hasard...
  • Raconte-moi comment tu as fini kiné, Oscar !
  • Hey, et toi alors ?
  • Quoi, moi ?
  • Et ton adolescence, aurai-je le droit à quelques menus détails ?

 Elle rigole gaiement.

  • Oh, allez. On a deux heures de vol à tuer, alors...

i can give you my voice, bred with rythm and soul
je te donne mes notes, je te donne ma voix
the songs that i love, and the stories i've told
ce que j'imagine et ce que je crois

i can make you feel good even when i'm down
les raisons qui me portent et ce stupide espoir
my force is a platform that you can climb on
une épaule fragile et forte a la fois

je te donne
je te donne
tout ce que je vaux, ce que je suis, mes dons, mes défauts
mes plus belles chances, mes différences

Je te donne - Jean-Jacques Goldman & Mickael Jones, 1985

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