Chapitre 13.1
Asturies, été 2005.
Le printemps et l'été se déroulèrent merveilleusement bien. Vivre au quotidien avec Oscar était la meilleure expérience de ma vie. Tout était doux, drôle, léger, et bourré de découvertes. Nous partagions notre vie entre la Catalogne et les Asturies, suivant l'emploi du temps d'Oscar. J'effectuais soit de courtes missions pour des entreprises à Barcelone, soit des contrats qui me permettaient de travailler tout en accompagnant mon amoureux lors de ses déplacements çà et là en Espagne, et quelques fois en Italie et en France lors de la « saison sur terre battue » qui avait l'air de revêtir une importance capitale dans le milieu du tennis.
Mes parents vinrent nous rendre visite durant les vacances de la fin Avril. Oscar avait dû supplier la Fédération de lui laisser sa semaine. « C'est la saison sur terre battue, Alix ! C'est compliqué, tout le monde est mobilisé ! » « Mes parents, Oscar ! S'il te plaît... ». Il avait été toléré qu'il s'absente du lundi au vendredi, mais il fut prié d'être à Madrid le samedi midi pour accompagner ses Juniors pour le grand tournoi dans la capitale. Qu'à cela ne tienne, j'avais réservé un hôtel pour nous et avais fait visiter un bout de Madrid à mes parents durant ce week-end avant leur retour en France. Avant cela, nous avions passé la semaine à Oviedo dans notre minuscule appartement – ma mère avait écarquillé les yeux devant l'étroitesse des lieux – et Oscar avait assuré un parcours touristique aux petits oignons pour mes vieux – ma mère n'en finissait plus de se ravir des monuments, chapelles, musées, statues et autres monastères que mon amoureux lui faisait découvrir. Oscar avait une cote d'enfer auprès de Katell Lagadec qui, cerise sur le gâteau, avait de moins en moins de fautes de français à lui reprendre, ce qu'elle ne manqua pas de souligner plusieurs fois. Mon père observait tout cela d'un œil protecteur, appréciant lui aussi les visites et les paysages variés que les Asturies avaient à lui offrir. Il s'était particulièrement émerveillé de la gastronomie locale – du fameux rituel de la sidra qui eut son petit effet, à la fabada asturiana cousine des cocos pimpolais. Les Lagadec rentraient enchantés de leur séjour espagnol, et moi, je voyais avec soulagement une accalmie bienvenue dans notre relation. Je ne pouvais qu'admettre l'effet apaisant d'Oscar Vázquez sur ma vie, et je reconnaissais que c'était appréciable de profiter d'un quotidien calme, aussi, parfois.
Calmes, nous ne l’étions pas toujours non plus : je me forgeais une place parmi l'entourage d'Oscar, et il fallait avouer que ses amis n'étaient pas en reste pour organiser des soirées animées et arrosées. Luigi était sans conteste le meneur, toujours avide de sorties et de « bons plans » douteux dont il avait le secret. Il draguait à tire larigot et le pire était que ça fonctionnait honteusement bien : les filles défilaient à son bras. Cisco, mon relou des fêtes de l'Ascension, se révélait être bien plus subtil et drôle qu'il ne le laissait montrer. Il était souvent gêné à mes côtés, et je pensais qu'il était simplement mal à l'aise avec les filles, jusqu'à ce que Luigi me confie qu'il en pinçait pour moi, mais n'en disait rien par loyauté envers Oscar. Par taquinerie, je lui rappelais parfois sa formidable promesse faite lors de notre rencontre – à savoir, une nuit inoubliable dans ses draps – et il rougissait en maudissant sa propre bêtise. Parmi les potes, il y avait aussi Raúl, un garçon plus modéré qui aimait beaucoup parler de lui – c'était sans conteste celui avec qui je m'entendais le moins – et d'autres personnes que je vis moins souvent. Parfois, le temps d'un week-end, María se joignait à nous. Elle était toujours aussi expansive, et nourissait une passion étrange : celle d'embêter Oscar pour essayer de le faire sortir de ses gonds. Mon amoureux avait du répondant face à elle : elle l'agaçait suffisement pour qu'il se sente l'envie de la rembarrer tout en conservant son calme légendaire. Nous autres observions leurs chicaneries d'un oeil amusé.
À chacun de nos retours à Oviedo, Oscar m'entraînait en virée pour me présenter sa région chérie. Nous firent plusieurs randonnées dans les Picos de Europa, marchâmes le long de la Sella – une longue rivière propice au kayak – et ce que je préférais : nous parcourûmes la côte cantabrique. Le jour de mon anniversaire, Oscar me réserva une surprise de taille : il avait loué un voilier et m'embarqua pour une croisière de deux jours au nord de l'Espagne. « Mais, tu sais mener un voilier, Oscar ? » « Bien sûr. J'ai passé mon permis bateau à mes dix-huit ans. J'ai le troisième niveau. On partait souvent naviguer avec mon père avant... avant que je ne sorte avec toi ». Oscar avait le don de me faire tomber toujours plus amoureuse de lui.
À terre, il me fit visiter plusieurs patelins, dont la charmante ville fortifiée de Llanes et son étonnant port où un artiste, Agustín Ibarrola, faisait placer et peindre un monticule de cubes représentant « les mémoires » le long du brise-lames*, comme une cargaison de caisses tombées d'un conteneur gigantesque et dégringolant dans l'océan. Nous allâmes aussi voir l'incroyable Cudillero, un village de pêcheurs où les maisons multicolores semblent suspendues à flanc de falaise, face au port d'où reviennent les bateaux chaque jour. À l'Ouest, il me fit marcher un bout du chemin des pèlerins vers St Jacques de Compostelle. Un souvenir me marqua particulièrement : un sentier étroit menait au Mirador del Sablón, un banc perdu en bout de falaise, seul face à l'océan Atlantique. Nous nous assîmes sur ce vieux meuble en bois passé, juste devant le vide, dans une sensation de solitude et de petitesse absolument bouleversante. Oscar fermait les yeux et souriait au vent iodé qui caressait son visage. Il me serrait fort la main, alors, j'en fis de même. Nous étions tous les deux, balayés par le vent et face à la mer, fermant les yeux et souriants. Et heureux. Putain d'heureux, nous étions.
Peut-être qu'il n'est pas réaliste d'imaginer être heureux sans encombre éternellement. Peut-être que parfois, que souvent, que toujours, la vie vient chambranler votre bonheur innocent. Juste histoire de voir si vous saurez tenir la barre. Il n'y a pas que moi, Alix Lagadec, à être adepte des surprises improbables. La vie, elle est aussi taquine que moi. Et je me retrouve, pour la première fois, assise à la place de spectatrice.
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* Un brise-lame est une digue construite à l'entrée d'un port pour protéger celui-ci des vagues.
NB : Si je ne m'abuses voici le tout premier chapitre sans dialogue, bien que quelques paroles y soient relatées !
NB : el Mirador del Sablón est visible sur l'illustration que j'ai utilisée pour cette histoire. Allez regarder la photo, assayez-vous, sentez le vent qui caresse votre visage, fermez les yeux... et souriez !
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