Chapitre 14.1

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Barcelone, Mai 2006.

Dans la tête d'Oscar.

 Je me laisse choir dans mon canapé. Je n'ai même pas la force de me faire à manger. Je veux juste rester là, pantelant, avant le mois de folie qui m'attend. Demain, je suis attendu au Centre à midi, pour réceptionner un petit groupe de six gars Juniors inscrits à la tournée de terre battue italienne. Avec Jorge et Jaime – l'entraîneur principal – on les accompagnera lors d'un périple de bus – un haut standing affrété par la Fédération – et en hôtels – de moyen standing, parce qu'il ne faudrait pas dépenser le centime de trop non plus – se frotter aux autres espoirs de la raquette européens. On ira d'abord à Salsomaggiore, en Emilie-Romagne dans le nord du pays pour un premier petit tournoi, puis à Prato, en Toscane, la région d'en dessous. En troisième lieu, après une courte pause de quatre jours, on remontera jusqu'à Milan pour un tournoi de Grade A – le plus important, celui où ils doivent se faire remarquer. Enfin, on rentrera en Espagne pour un décrassage, un débriefing et quinze jours de repos pour la petite troupe. Moi, après ce séjour au pays des macaronis, je rentrerai pour de bon à Oviedo afin de préparer l'arrivée du bébé qui sera imminente.

 J'ai quitté Alix tout à l'heure, elle avait l'air en relative forme pour une fois. Elle a enfin le feu vert pour s'activer de nouveau, après des semaines de repos strict, et elle ne s'est pas fait prier : ports de sacs au marché, grand ménage du sol au plafond, balade à pied dans Oviedo... Elle a même eu l'idée de tondre la pelouse avant que je ne mette le holà – du grand, très grand Alix. J'ai tondu moi-même tôt ce matin pour m'assurer qu'elle n'essaye pas de le faire dès que j'aurai le dos tourné. Il faut que je redise à Lorena d'aller la voir de temps en temps – tous les jours, ce serait l'idéal, m'enfin bon, on ne va pas abuser – histoire de lui tenir compagnie et surtout, freiner ses ardeurs. Lorena, elle a tellement fait pour nous depuis la menace d'accouchement prématuré, je lui dois toute une vie de reconnaissance, là. Elle a conduit Alix deux fois à l’hôpital quand les contractions étaient anormalement intenses pour son stade de grossesse, elle l'a veillée pendant qu'elle restait sous surveillance, elle est restée dormir à la maison quand Alix s'est retrouvée clouée au lit par mesure de précaution. Moi, à chaque fois, j'étais coincé à Barcelone, à ronger mon frein et maudire la Terre entière qu'on doive subir une grossesse aussi stressante alors que notre contexte était déjà un poil compliqué. Ma sœur n'a pas manqué de me faire quelques remarques quant à mes multiples absences alors qu'Alix avait besoin d'aide. J'ai botté en touche, n'assumant pas moi-même cette organisation bancale, et elle n'avait pas tellement insisté.

 C'est que, de nos doux rêves où Alix ne changeait pas un iota de façon de vivre et continuait de se plier à mon emploi du temps, il ne reste plus rien. Après quatre mois de vomissements intempestifs, elle eut à peine trois semaines de tranquillité avant que les soucis ne s'imposent dans son quotidien. De fait, elle eut rapidement ordre des médecins de faire le moins de déplacements possibles, et même, à partir du sixième mois, de rester assignée à résidence. Un ensemble de contrainte auxquelles elle eu bien du mal à se plier, me faisant tourner en bourrique par la même occasion. Je n'avais pas imaginé qu'Alix serait aussi brillante dans l'indiscipline, même lorsqu'il s'agissait de préserver sa santé – et celle du bébé, surtout. Ses parents – déjà pas vraiment ravis de l'annonce de cette grossesse surprise – montaient crescendo dans l'insupportable à mesure que les incidents médicaux tombaient. Heureusement qu'ils étaient séparés de mille kilomètres : la famille Lagadec aurait terminé en bain de sang sans ça. Je tentais de prendre le rôle de médiateur, mais ils restaient relativement fâchés contre moi d'avoir eu l’outrecuidance de mettre leur fille enceinte après seulement une toute petite année de relation qui, selon eux, n'était absolument pas suffisante pour se rendre compte de ce qu'était la vie aux côtés de la terrible Alix Lagadec. J'avais envie de leur répondre « je crois que je vois un peu, au contraire, m'voyez ? » mais étant trop poli, je me contentais de jongler avec les egos pour maintenir une paix fragile. De leur dernier séjour en terres espagnoles, j'avais clairement lu dans les yeux de Yann Lagadec que j'avais perdu beaucoup de points et que son unique arrière pensée étant peu ou prou « t'as intérêt à assurer maintenant, petit con ». Il faut dire que, pour un homme ayant fait carrière en temps que professeur de biologie et d'éducation sexuelle avant de passer directeur d'établissement, devenir grand-père d'un bébé imprévu relève de l'affront ultime. Alix ne leur avait même pas dit qu'on avait projeté de se marier. « De toute façon, ce n'est pas d'actualité ». Effectivement, ça ne l'était pas du tout : lorsque j'avais fait une vraie belle demande, Alix m'avait offert un très émouvant « oui », couplé à un particulièrement étonnant « quand le bébé sera grand, comme ça, il sera notre témoin ! » qui m'avait laissé muet de stupeur. J'avais fini par dire « Ok », ne voyant pas vraiment quoi répondre d'autre. Elle avait eu l'air ravie.

 La sonnerie retentit trois fois avant qu'elle ne décroche.

  • Salut, Lorena !
  • Salut p'tit frère, comment va ?
  • Bien, bien.
  • Et Alix ? Elle irradie de bonheur, non ? Elle a le droit de vivre comme bon lui semble jusqu'à accouchement désormais, c'est bien, ça !
  • Oui, oui. Enfin !
  • Super ! Vous allez pouvoir profiter un peu de vos dernières semaines rien qu'à deux avant le grand plongeon !
  • Heum... Pas tout de suite, encore.
  • Bah, pourquoi ?
  • J'ai la tournée italienne à assurer, tu te souviens ? D'ailleurs, à ce propos, j'aimerais te demander un serv...
  • Une petite minute... Quoi ? T'as pas renoncé à l'Italie ?
  • … Non.
  • Mais... Oscar ?! Tu déconnes, ou quoi ?! T'as osé refuser ça à Alix ?
  • Lui refuser ? De quoi tu parles ?
  • Je lui avais dit d'en rediscuter avec toi, qu'elle devait te demander de rester en Espagne !
  • … Elle ne m'a rien dit du tout.

 J'entends Lorena pester à l'autre bout du combiné. Merde, la conversation va prendre un tournant désagréable, là.

  • Putain ! Évidemment ! Elle est bornée dans votre histoire de deal à la con, là !
  • Parce qu'on a toujours été très clair là-dessus, et que...
  • Oh mais arrête, Oscar ! Ouvre les yeux, frangin... C'est insensé de te barrer là-bas si proche de la naissance !

 Elle a une voix plaintive, presque suppliante. La culpabilité, cette ombre monstrueuse que j'ai réussi à planquer sous un tapis tant bien que mal jusqu'à présent, cette culpabilité, elle n'est pas loin de la déterrer. J'essaie de brandir les arguments que je me répète à moi-même lorsque je commence à hésiter :

  • C'est prévu pour le 10 Juin, on a un mois et demi devant nous, ça va.
  • Non mais tu plaisantes ?! Avec la grossesse de merde qu'a vécue Alix, t'espères aller jusqu'à Juin ?! Mais t'es complètement à côté de la plaque, en fait, Oscar !
  • Hey, oh ! Me parle pas comme ça !
  • Mais quand je te parle gentiment, y'a rien qui imprime dans ta caboche, on dirait !
  • Lorena ! J't'ai pas demandé ton avis sur ma vie, je te demande juste si c'est possible pour toi d'aller voir Alix de temps en temps... Mais si t'as pas envie...
  • Oh bah bien sûr, t'as qu'à retourner la situation pour que je devienne la méchante, tiens !
  • Mais pas du tout !
  • Oscar, sois raisonnable. Ne va pas en Italie. Restes en Espagne. Rentre à Oviedo.

 Ben tiens. Bien sûr, on va compter sur Oscar pour être raisonnable ! C'est l'histoire de ma vie, d'être raisonnable et d'écouter ce que les autres me disent de faire, alors, pourquoi pas ici aussi ? Mais je ne suis pas con, hein ! J'ai réussi à me convaincre qu'il ne se passera rien jusqu'au 23 Mai, date de notre retour, mais en réalité, j'ai conscience qu'on joue avec le feu, là. Seulement voilà, c'est la première année qu'on part aussi loin et autant de temps, qu'on participe à des tournois à plus grande échelle, c'est une opportunité géniale qui s'offre à moi ! Merde, à la fin : j'ai ENVIE d'y aller ! Ça va être prenant, ça va être intense, ça va être enrichissant, ça va être chouette ! Jusqu'à présent, Alix n'a jamais discuté les aléas de mon boulot. Elle a toujours eu comme credo qu'elle allait s'adapter. C'est la seule qui s'enthousiasme pour moi de ce voyage. Je ne vais pas prendre en compte l'avis de la Terre entière, si ?

  • Écoute, Lorena : je fais partie de l'équipe qui part, c'est mon cœur de métier que d'assurer des déplacements avec les Juniors, et la date d'accouchement est dans plus d'un mois. Je ne changerai pas d'avis, c'est comme ça, c'est tout.
  • Donc, tu assumes de prendre le risque que ce gamin naisse sans son père ? T'es minable, Oscar.

 Ouch.

  • Merci, Lorena...
  • Je serai là, moi, t'en fais pas va. Y'aura quand même un Vázquez quelque part pour l'accueillir, ce pauvre gosse.

 La réplique est cinglante. Je soupire longuement. Voilà, la culpabilité, elle surgit de sa planque et elle se pointe bien droite devant moi, grosse, énorme, étouffante, dégueulasse. Je n'ai même pas de mots pour répondre. Que je suis minable, ça m'a déjà été signifié par le passé. Je le sais, c'est inscrit dans ma génétique, ça fait partie de ma biographie, ça sera peut-être même mon épitaphe. « Ci-gît Oscar Vázquez, minable ». Voilà, parfait.

  • Oscar ? Tu ne réponds même pas ?
  • … Je vais te laisser, Lorena. Je vais aller me coucher.
  • Tu me laisses là-dessus ?
  • Oui.
  • Tu fais la gueule ?
  • … J'sais pas.
  • Oscar, fais pas la gueule, s'il te plaît. Je suis désolée, mais... Je crois vraiment que c'est une connerie de faire ce voyage.
  • Mmm. Merci de m'avoir donné ton opinion.
  • Oscar, p'tit frère...

 Elle n'a pas l'air très à l'aise. Je dirais même qu'elle a l'air franchement embêtée par l'ambiance.

  • J'ai peut-être dit des choses un peu... musclées... Je m'excuse.
  • Mmm.
  • Je prendrai soin d'Alix, et j'assurerai quoiqu'il arrive, d'accord ?
  • Merci, Lorena.
  • Et toi... Réfléchis bien, Oscar. La nuit porte conseil. Réfléchis.
  • À plus.

 Je raccroche sans lui laisser le temps d'ajouter quoi que ce soit. Jetant un œil au soleil couchant sur Barcelone, j'essaie de faire du tri dans le flot de pensées qui me viennent. Tout ce qui a trait à l'Italie me rend joyeux. Le voyage, le tennis, le boulot, l'intimité, l'adrénaline, les découvertes... J'ai hâte ! Mais si je m'aventure à songer à Alix, c'est un gros malaise qui menace de s'installer. Bien sûr que je n'ai pas envie qu'il naisse sans moi. Bien sûr que je veux être là. Bien sûr que je veux qu'il sache qu'il a un père et que ce père sera présent pour lui. Juste, un peu de patience encore, bébé. C'est possible ça, non ?

 Je reçois un message.

  « de : Alix
message : Bonne soirée avant le grand voyage, Oscariño <3 ».

 Alix continue de se ravir pour moi. Ça me réconforte. Je la remercie et lui demande comment elle va.

  « Toujours mal au dos, toujours lourde, toujours gonflée »

  « Prends soin de vous. Pas de choses débiles, hein ? »

  « Non, non, Oscar ;) »

  « Promets-moi : tu seras prudente. »

  « Oui oui ! Comme d'hab ! ».

 Je ne sais pas s'il faut rire ou céder à la panique pour ce « comme d'hab ».

 Nous assistons au récapitulatif du voyage, fait par un mec du service administratif du Centre. Il fait la gueule : être présent un 1er Mai pour venir nous rappeler la feuille de route le fait royalement chier, et il a bien raison. Nous aussi, en soi, on aurait bien évité de bosser un jour férié mais, vu la longueur du voyage, pas le choix que de s'y mettre aujourd'hui. Une fois sa besogne terminée, il file très vite en nous saluant à peine. Jorge a rigolé. « Faudrait pas louper le déjeuner chez belle-Maman » me glisse-t-il, goguenard. Je souris. On rejoint le réfectoire en discutant lorsque mon portable se met à s'exciter dans ma poche. Je le consulte : c'est Alix qui m'appelle.

 « Oscar ? Mon Chéri, tout va bien, il ne faut pas que tu t'inquiètes, mais... »

 Jamais aucune phrase n'a commencé comme ça pour enchaîner sur une conversation banale. Jamais personne n'a envie de croire aveuglément Alix Lagadec quand elle dit « tout va bien ». Jamais je n'aurai imaginé pareille annonce, là, maintenant que j'avais enfin réussi à me détendre pour la première fois depuis huit mois.

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