Chapitre 13.4
Dans la tête d'Oscar.
Ah, bordel ! Ça tape dur dans mon crâne. Pour la cinquantième fois de ma vie, je me jure de ne plus vider un seul verre d'alcool. Je regarde ma tronche cernée et pâlotte dans le miroir. Sois honnête, Oscar : tant que tu continueras de sortir avec Luigi, cette promesse ne tiendra pas. La soirée d'hier en fut la preuve cuisante... d'autant plus si tu dois désormais boire en catimini les verres d'Alix pour masquer le secret qu'elle porte !
Je la rejoins dans la pièce de vie – elle est sur le canapé, emmitouflée sous son plaid. Ça doit bien faire deux heures qu'elle n'a pas vomi – il me semble que c'est pas mal, par rapport à sa moyenne de ces dernières semaines. Elle m'offre un sourire pincé, et me demande d'une petite voix :
- On a fini de se battre pour les toilettes, toi et moi ?
- Je crois que j'ai rendu tout ce que j'avais à rendre...
- Je t'envie... Pour toi au moins, ça se termine à un moment donné. Moi... ces foutues nausées auront ma peau !
Je hausse les épaules. Une fois de plus, pour ce qui concerne cette grossesse, je n'ai pas les mots. Ça fait des semaines que je n'ai aucun mot à mettre sur ce truc de dingue. Elle, des mots, elle en a pleins, au contraire. Elle veut en parler – littéralement, elle me poursuit dans l'appartement pour en parler. Mais moi, je n'y arrive pas. J'essaie, Dios, j'essaie vraiment. Mais y'a rien qui me vient, je suis un corps vide de pensées quand il s'agit d'imaginer... « ça ».
Je m'assois à ses côtés.
- Tu oses t'approcher de moi ?
- Pourquoi tu me dis ça ?
- Oscar... Ça fait des jours que tu m'évites. Tu crois que je ne te vois pas ?
- … J'avais besoin de réfléchir.
Elle se laisse aller à sourire.
- Bien évidemment. Les interminables réflexions silencieuses d'Oscar Vázquez... Ça faisait bien longtemps, tiens !
Elle me tire un soupir. Comment peut-elle être aussi légère ? Pourquoi y a-t-il ce gouffre entre nous ?
- Comment tu fais, Alix ? J'ai l'impression que toi, tu ne réfléchis pas.
- Ah ben merci !
- Non, ce n'est pas ce que je veux dire, mais... j'ai l'impression que tu ne gamberges pas !
- Non, pas vraiment, non.
- Comment tu fais ? Comment est-ce possible d'être aussi sereine devant tout ça ?
- Je ne sais pas. Pourquoi voudrais-tu que je ne le sois pas ?
- Mais, Alix, enfin ! On a une situation tellement compliquée !
- Qu'y a-t-il de compliqué ?
- Tu plaisantes ?! On va avoir un bébé ! Dans six mois ! Alors qu'on vit au jour le jour depuis un an, qu'on se balade dans toute l'Espagne au gré de mes voyages, que tu n'as pas de boulot fixe, qu'on habite dans trente-cinq mètres carrés au troisième sans ascenseur ! Comment peux-tu trouver la situation simple ?
- T'es toujours dans le compliqué, Oscar. Une fois de plus, je vais te répondre que ça dépend de comment on veut voir les choses. Moi, je vois que je vais avoir un enfant avec l'homme que j'aime, qu'on a de l'argent de côté, qu'on va déménager dans une maison avec un beau jardin. Je n'ai jamais eu de mal à trouver du travail, et on n'est pas plus bête que d'autres pour s'astreindre à un minimum d'organisation.
Je soupire.
- Tu as réponse à tout.
- Tu parles comme mes parents...
- Ils n'ont peut-être pas toujours tort !
Elle me répond par une grimace dégoûtée. Le sujet « parents » est celui sur lequel je me suis le moins risqué depuis que je la connais, parce qu'il est brûlant à souhait. Pourtant, je ne vois pas ce qu'elle leur reproche avec tant de véhémence, si ce n'est leur incapacité à la fantaisie – un comble, quand on a pour fille Alix Lagadec, je le reconnais.
- Pourquoi les choses semblent si faciles quand tu en parles, Alix ? Moi, dès que j'y pense, je ne vois qu'une montagne d'obstacles. Toi, j'ai l'impression que tu cours dans un pré de coquelicots !
- Oh ! C'est beau, Amapola, comme prénom !
- Oh, Alix, s'il te plaît ! Est-ce qu'on peut essayer d'être sérieux, toi et moi ?
- Oui, tu as raison. Soyons sérieux : ça sera un garçon. Ça ne sert à rien de chercher un prénom féminin.
Je suis consterné. Elle balaie tout d'un revers de main. On parlerait d'adopter un escargot qu'elle ne serait pas plus volage.
- Alix, pitié ! Écoute-moi.
- Je t'écoute.
- Je... Je... trouve ça... hyper... flippant.
- Qu'est-ce qui te fait flipper ?
- Mais, tout ça, là ! On... JE ne mène pas une vie compatible avec un bébé !
- Aucun de tes collègues n'a d'enfants ?
- Si, tu sais bien que si.
- Alors ? Pourquoi leur vie à eux serait plus compatible que la tienne ? Vous menez la même !
- Non, ils vivent à Barcelone à l'année, eux !
- Tu veux qu'on vive à Barcelone à l'année ?
- Non ! … Mais... ça serait peut-être mieux ?
- Bah, oui, ou non ?
- Je ne sais pas !
- … Oscar, on n'aime pas Barcelone. On ne va pas laisser tomber Oviedo ! Rien ne nous empêche de continuer à découper notre temps entre les deux villes. Il y aura juste un passager supplémentaire...
- Mais ! ... Bon... D'accord...
Chacune de mes réticences est réduite en poussière dans la bouche d'Alix.
- Je... Je ne sais pas si je suis capable de ça. Je ne suis pas comme toi, aussi... doué à tout, aussi... confiant... aussi serein !
- Je ne sais pas ce que tu t'imagines, mais moi, je ne me sens ni douée, ni sereine. Mais voilà, on a laissé le temps courir... Cet enfant, il est là maintenant, il est à l'intérieur de moi, quoiqu'il arrive il viendra.
- Tout ça pour un malheureux oubli de pilule, c'est sévère... maugréé-je.
- C'est comme ça. Il est déterminé, ce p'tit machin ! T'as vu le caractère, un peu ?
- Oh, Alix ! Tu ne peux pas déjà lui donner une personnalité ! Ce n'est que... que... Ah ! J'en sens rien, putain, de c'que c'est...
Elle ne répond pas. Elle pourrait rétorquer « c'est un futur bébé » voire même, « c'est notre bébé », mais elle n'en dit rien. Elle regarde la baie vitrée d'un air absent.
- Alix ?
- … Ce qui m'embête le plus, tu sais... C'est de renoncer à cette vue. Tu crois qu'on trouvera une maison avec un panorama rivalisant avec ça ? J'aimerais beaucoup...
Hébété, je regarde à mon tour Oviedo qui s'apprête à accueillir la nuit. Je n'ai même pas poussé mon niveau de réflexion jusque-là... Mais est-ce vraiment le plus important, à l'heure qu'il est, la vue sur Oviedo ?
- J'en sais rien, je n'ai pas ça en tête... Je te dis qu'on n'a pas de bol et tu me parles de la vue ?
Elle soupire lassement.
- Je ne vais pas me plaindre maintenant ! Pourquoi faire ? Ça n'avance à rien, les choses sont comme ça ! Je n'ai pas le choix de l'accueillir, Oscar. Mais j'ai le choix de le faire dans le calme, ou dans la panique. Je choisis le calme, je crois que c'est mieux pour lui.
Je médite ses mots. Elle a raison, on a joué aux cons, depuis des semaines on joue aux cons, et si les délais sont dépassés, c'est principalement parce que je n'ai pas su me positionner en temps et en heure. Partant de là, effectivement, quels choix avons-nous ?
- Je t'admire. Je me sens nul de ne même pas réussir à voir les choses comme toi.
Elle pose sa main sur mon genou, et me regarde si... amoureusement.
- On est deux, Oscar. Quand l'un s'effondre, l'autre est là. C'est comme ça que l'on devrait fonctionner, non ? En tout cas, c'est comme ça que je vois les choses, moi...
- Et si les deux s'effondrent ?
- On va essayer de faire en sorte que ça n'arrive pas.
- Waouh. Alors là, on va dire que j'ai le droit de m'effondrer, donc toi, tu dois tenir le coup, t'as pas le choix, c'est ça ?
Elle ne me répond que par un regard coupable. Terriblement coupable. Et, je revois, pour la première fois depuis l'anniversaire de son père, derrière la grande et belle façade qu'Alix Lagadec s'est échinée à dresser et peindre de mille couleurs depuis toujours, une secrète fragilité, recroquevillée dans l'ombre, bien planquée. Je reprends violemment pied dans la réalité. Oscar, t'en as assez fait, tu t'es assez laissé aller à paniquer, à te morfondre, à regretter tes actes. Tu l'as suffisamment laissée vous supporter sur ses épaules. Il est temps d'être responsable. Il est temps d'assumer. Il est temps de l'autoriser à s'effondrer et de lui montrer que vous êtes deux, et que tu es là.
- Alix, je suis désolé. Je suis désolé pour ces dernières semaines, pour mon silence et pour mon manque de soutien, et... pour hier soir. Je ne me souviens pas de tout, mais je me souviens que tu étais fâchée après moi.
Elle tente un sourire, mais je vois qu'il est faux. J'ai demandé à Luigi de me rafraîchir la mémoire, tout à l'heure, et c'était pas glorieux à entendre. Je comprends tout à fait qu'elle n'ait pas envie d'en rire. Pourtant, elle tente.
- Ce n'est pas grave, tu sais. Quand on abuse de l'alcool, on fait un peu n'importe quoi, hein ?
- C'est particulièrement mon cas, marmonné-je avec amertume.
- Ça va, ça va. Hier, c'était hier. Tu n'as rien fait d’abominable non plus.
Tu parles. Je revois les sms de Luigi, tout à l'heure...
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