Chapitre 14.3
En effet, le voyage est un enfer. Seulement quinze minutes, vraiment ? J'ai l'impression d'avoir roulé des heures. Je ne sais pas comment me positionner tellement j'ai mal, je meurs d'envie de décrocher ma ceinture et m’accroupir sur le siège. Les coups d’œil que j'ose vers Oscar me montrent un homme tendu et toujours aussi fâché. Dans un rare moment de répit, j'observe les sièges en tissu du véhicule.
- C'est quoi, cette voiture ?
- C'est celle de Jorge. C'était le seul moyen d'arriver dans un délai correct.
- Tu viens de faire Barcelone-Oviedo en voiture ?
- Oui.
- Mais c'est dix heures de route !
- Oui. Je n'allais pas attendre l'avion de demain matin, si ?
- En train ?
- C'était ok jusqu'à Madrid, mais il n'y avait rien pour Ovideo avant demain non plus. On est un jour férié, Alix ! C'est un peu l'enfer pour avoir quelque chose, là. Déjà, la voiture, c'est inespéré.
- Oh... Je suis désolée...
- Pourquoi ? Tu as fait exprès d'accoucher aujourd'hui ?
- Non... Ohlàlàlàlàlàààààà...
J'ai l'impression d'être à l'agonie.
- Haaaaannnn... Je vais crever, putain...
- Non... Fais pas ça, non...
Péniblement, je me tourne vers lui. Il est pâle, crispé, et probablement qu'il roule bien plus vite qu'autorisé. Mais je n'arrive pas à suivre le reste du trajet. Qu'est-ce qu'il lui prend, à cet enfant, de vouloir se pointer maintenant, bon sang ? Certes, c'était optimiste d'imaginer terminer ces cinq dernières semaines de grossesse, mais il pouvait bien à minima attendre les trois qui couvraient le voyage de son père, non ? Je n'imagine pas le panel de couleur par lequel Oscar a dû passer lorsque je lui ai téléphoné ce midi pour lui annoncer que je sortais de la maternité avec confirmation que la poche des eaux était percée et que j'avais un délai de 24 heures pour que le travail démarre de lui-même, sans quoi l'accouchement me serait déclenché. Vingt-quatre heures, ça laissait le temps de se retourner, mais l'enfant qui s'est installé dans mes entrailles en Septembre dernier est visiblement sûr et certain de son coup puisque les contractions se sont insinuées, doucement mais sûrement, tout au long de la journée jusqu'à cette soirée d'enfer. Déjà, il nous a faits des frayeurs à plusieurs reprises en me faisant gagner le statut peu enviable de « menace d'accouchement prématuré » ; ironiquement, il a choisi le lendemain de la fin de la prématurité pour venir. Épatant, ce gamin. On en fera peut-être un génie. Ou un casse-pied...
La portière à laquelle je suis désespérément accrochée s'ouvre doucement. J'ouvre les yeux.
- Alix ? On y va ? Tu vas pouvoir marcher ?
- Oh... Oh mon Dieu, marcher ?
- Il n'y a que quelques mètres jusqu'à l'entrée, mais il faut les franchir.
- Maintenant, Oscar, c'est maintenant.
Il m'extirpe de la voiture, ferme la portière et me prend bras dessus, bras dessous, jusqu'à la porte battante des urgences de la Maternité. Une sage-femme nous accueille avec un grand sourire.
- Ah, Monsieur Vázquez ! Vous avez retrouvé votre femme, finalement ? Elle était où ? Ohlà, vous grimacez beaucoup, Madame ! Venez...
- Ooooooh...
Je m'immobilise et par réflexe, m’accroupis au milieu du couloir en jurant tout le répertoire que mon cerveau est capable de mobiliser à cette heure et dans cette situation particulière.
- Qu'est-ce qu'elle dit ?, demande la soignante.
- C'est du français, marmonne Oscar en mobilisant les mêmes points d'accupression qu'avant le départ. Je préfère ne pas vous traduire.
- Ah... Bon, Madame ? Vous allez vous lever, et on va y aller.
Une sensation étrange m’envahit. Je suis à l’hôpital, et c'est comme si mon cerveau faisait la connexion avec mon corps et celui du bébé. Feu vert. Je sens un poids descendre soudainement sous l'effet de la gravité. Oh. Peut-être qu'en fait, effectivement, cette position donne un accès privilégié à la sortie tant espérée. Je n'ai même pas envie de l'en empêcher. Toujours accroupie, ma main cherche Oscar derrière moi.
- O... Oscar...
- Je suis là, Alix...
- J'accouche...
- Oui, on avait remarqué, oui.
- Non... Maintenant, là !
- Là ?
La sage-femme comprend immédiatement et tente de me convaincre de me relever, parce qu'on est au milieu du hall d'entrée et que ce n'est pas un endroit décent pour mettre un enfant au monde, mais ni mon esprit ni mon corps ne souhaitent lui obéir. Encore moins cet enfant incroyablement buté qui a décidé coûte que coûte d'arriver en trombe sur Terre. Oscar est toujours derrière moi, je sens ses bras autour de mon ventre et entends sa voix me parler juste à l'oreille, mais je n'ai aucune idée de ce qu'il est train de me dire. Je suis dans un état second, je ne suis plus tout à fait avec eux, je les dépose là : seul compte ce bébé qui sort de moi, et la meilleure façon possible de le faire ici et maintenant.
Que s'est-il passé ensuite ? Je n'en suis pas certaine. Il y a eu des gens, des consignes, de l'agitation. Il y a eu des piqûres, des gants, des serviettes, un brancard. Il y a eu ce bébé qui naît en silence, et qui me fixe de ses grands yeux noirs. Il y a eu ces deux petits poings fermés qui se reposent sur ma poitrine, sa peau blanchie toute fripée, sa tête qui semble beaucoup trop lourde pour le reste de son corps, ses jambes maigrelettes qui se replient comme une petite grenouille, et toujours pas un cri. Il y a eu ce regard incroyable dans lequel je me suis perdue, un regard qui disait tout à la fois « que se passe-t-il, où suis-je ? » et « c'est toi, je te reconnais ! C'est moi, tu me reconnais ? ». Il y a eu cette odeur incroyable, une odeur riche, douce et chaude qui me donne presque envie de le manger. Il y a eu cette petite chose posée sur moi, et mes bras qui se posent sur lui, et qui ne le lâchent pas. Il y a eu d'autres bras qui nous ont entourés, les bras solides et chaleureux de celui sur qui on a pu compter malgré les circonstances, et qui ne nous ont pas lâchés non plus.
Comment, finalement, sommes-nous désormais arrivés dans ce lit, dans cette chambre calme et chaude ? Combien de temps s'est-il passé ? Le jour filtre à travers les stores. Dans le berceau à mes côtés, l'enfant dort à poings fermés. Son pyjama est bien trop grand, et un bonnet lui couvre le crâne jusqu'aux sourcils. Au pied du lit, Oscar, affalé dans un fauteuil, dort aussi profondément que son fils. J'essaie de réaliser ce qui nous arrive.
La porte qui s'ouvre me fait sursauter. C'est la sage-femme. Elle parle d'une voix très douce :
- Je viens vous revoir avant de quitter mon poste. Comment allez-vous ?
- Bien, je crois. Je ne sais pas.
- Vous n'avez pas encore atterri. Ça va prendre un peu de temps. Avec l'accouchement que vous nous avez fait ! Il est sorti comme un boulet de canon, ce petit !
Elle jette un œil attendri sur le bébé, puis l'homme.
- Il a les traits de son père. Il ne peut pas le renier ! Oh ! Tiens, tiens, tiens...
Les petites mains remuent dans le berceau, et la tête se balance de gauche à droite. Très vite, les minuscules paupières se plissent et s'ouvrent sur des pupilles d'une intense couleur foncée. La sage-femme sourit avec tendresse.
- Bonjour, Andreas. Comment tu vas ? Tu me reconnais ? En tout cas, moi, je me souviendrai de ta venue au monde, mon p'tit bonhomme !
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NB : dédicace à H. qui a accouché inopinément dans son salon, et à M. qui a accouché inopinément au pied de son lit à la maternité, sous la panique des soignants, et dont les enfants se portent comme des charmes aujourd'hui ^^
Dédicace à ma fille qui est née sans pleurer, les yeux grands ouverts, sous le regard médusé de l'équipe soignante.
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