Chapitre 14.4

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Dans la tête d'Oscar.

  Je me lève et m'étire. La chambre est silencieuse : Alix dort. Le bébé aussi. J'attrape mon téléphone qui est enfin totalement rechargé. Un tas de messages m'attendent. Tous des « félicitations », je suppose. J'ouvre celui qui m'intéresse le plus : Lorena.

  « Félicitations, p'tit frère ! Soulagée que tout aille bien pour vous. J'ai hâte de voir sa frimousse. En attendant, profitez bien tous les trois ! »

 Je me sens con. Son message est gentil, alors que j'ai été odieux avec elle. Je réfléchis un peu à la réponse. Il n'y a pas trente-six choses à dire, de toute manière.

  « Merci Lorena. Je te dois des excuses. Je te les présenterai de vive voix, si tu veux bien venir ce soir rencontrer le petit ? »

 Je croise les doigts. J'ouvre tous les autres et réponds d'un simple « Merci, à très vite ». Je n'ai pas l'énergie d'épiloguer avec tout le monde. Enfin, je repose le téléphone et prête attention à la chambre.

 Un rayon de soleil atteint le berceau transparent : c'est marrant, on dirait une lumière qui bénit le divin enfant. Je m'approche de lui et l'observe. Hélas, il n'a rien du fils d'un pieux croyant et d'une vierge immaculée : au contraire, cet enfant est le fruit des conneries hors mariage de deux idiots qui ont joué avec le feu il y a neuf mois. Enfin, huit mois, parce qu'en plus d'être pressé de s'installer dans le ventre de sa mère, il a été pressé d'en sortir. Est-ce qu'on va tout le temps aller vite comme ça ? Il a pourtant l'air paisible, là, tout de suite.

  • Bonjour !

 Je sursaute. La femme qui chuchote est entrée dans un silence total, comme une apparition divine, elle aussi.

  • Bonjour, je bredouille.
  • Alors c'est vous, l'accouchement dans le couloir ?

 Ah. Génial. Nous voilà affublés d'une superbe réputation ! Je me gratte la tête nerveusement.

  • Euh, oui... Désolé pour ça... Nous sommes arrivés un peu tard... C'est de ma faute, je... Je n'étais pas prêt à l'heure.

 C'est le moins que l'on puisse dire. Elle rigole discrètement.

  • Oh, ne vous excusez pas, tout est bien qui finit bien ! Disons que votre cas a fait le tour du service !

 Je dodeline la tête d'un air pincé.

  • Et maintenant, comment ça va, vous trois ?
  • Ça va... Ils dorment.
  • Ils ? Votre femme, oui. Lui en revanche...

 Je descends les yeux vers le berceau. Stupeur : en effet, deux yeux me fixent en silence.

  • Euh, mais il dormait à l'instant !
  • Les bébés peuvent avoir le sommeil léger. Vous pouvez peut-être le rendormir !

 Je reste devant lui sans bouger. Le rendormir ? Comment on endort un bébé, au fait ?

  • Dites... Vous l'avez déjà pris dans vos bras, au moins ?

 Je n'ose pas croiser son regard. Je me sens soudainement affreusement coupable, coupable d'être le père qui n'a pas encore pris son enfant dans ses bras. Comment le faire ? Et quand ? Soit il dort, et je ne vais quand même pas le réveiller, soit il est dans les bras d'Alix, et je ne vais quand même pas le lui retirer ! Je suis spectateur, c'est ma position depuis hier et cet accouchement complètement abracadabrantesque, j'ai été spectateur tout le long de la grossesse, depuis que l'on m'a présenté cette croix sur le test de grossesse, je suis spectateur. On ne m'a jamais rien demandé d'autre que de me taire et d'écouter – deux domaines dans lesquels j’excelle, ça tombe bien – et je me retrouve aujourd'hui comme un con, les bras ballants, devant cet enfant réveillé qui me regarde intensément. Et alors quoi, je ne dois plus être spectateur ? Je dois agir, maintenant, là ? Mais je ne sais absolument pas quoi faire, en vérité.

 Elle s'approche de nous et je me sens me crisper.

  • On va voir ça ensemble, d'accord ? Vous permettez ?

 Je vois ses mains se poser sur le rebord de mon t-shirt sans attendre ma réponse, et me le retirer. Mais, qu'est-ce qu'elle fout ? Je reste stupéfait, torse-nu devant elle. Elle rigole de ma gêne manifeste.

  • Ne vous inquiétez pas, je ne vais pas vous agresser. Allez, postez-vous devant le petit ! Vous glissez une main sous sa tête et sa nuque, là, vous maintenez bien hein, oui, et l'autre main sous son petit popotin ! Et hop, vous l’amenez à vous. Voilààà, bien au chaud contre votre poitrine là ! Allez-y, n'ayez pas peur ! Détendez-vous !

 Elle est drôle, elle ! J'ai plus l'habitude d'avoir des grands gaillards entre mes mains, que ce genre de petite chose qui ne tiendrai que dans une seule. Elle m'invite à m’asseoir dans le fauteuil. Je m'y enfonce, puis je relâche tout doucement les épaules, et en même temps, la petite chose se laisse déposer comme un poids mort contre ma clavicule. Sa tête remue légèrement et je sens le doux petit duvet qui lui couvre le crâne me caresser le creux du cou. Son petit poing s'ouvre et de minuscules doigts fins comme des allumettes effleurent ma peau. La petite chose pousse un imperceptible gémissement, on dirait presque un miaulement de chaton. Je suis en apnée : je ne veux ni le surprendre, ni lui paraître inconfortable. D'instinct, je le berce très doucement. La petite chose remue un peu, puis soupire et petit à petit, s'immobilise. Seuls subsistent les mouvements de respiration qui soulèvent son corps roulé en boule sur ma poitrine.

  • C'est reparti pour un tour ! Ça dort beaucoup, les bébés, surtout quand ils naissent un peu tôt : ils fatiguent vite. Tenez, regardez (elle lui remet un bonnet sur la tête, et nous abrite d'une couverture) il aura besoin d'être couvert les premiers jours, il risque de vite se refroidir. Il lui faudra un peu de temps avant de s'adapter aux températures du monde extérieur.

 J'acquiesce silencieusement.

  • Han... Vous êtes adorables ! Allez, je vous laisse. Ne vous endormez pas comme ça, hein ? Faites attention !

 M'endormir avec cette petite chose cramponnée à moi ? Impossible ! Je suis bien trop tendu pour ça.

 Elle nous laisse, comme promis. Torse-nu, le bébé posé contre moi, emmitouflés sous la couverture, je n'aurais pas été moins à l'aise s'il avait fallu que je danse une valse en queue-de-pie. De longues minutes s'écoulent sans qu'il ne se passe rien. Mon portable bipe. Je viens de recevoir un message. Je pense aussitôt à Lorena. Je n'ose pas du tout bouger pour aller vérifier. La petite chose ne bouge tellement pas que je commence à avoir peur. Et s'il était mal installé ? Et s'il s'étouffait ? Des scénarios catastrophiques me viennent en tête, et je sens la panique poindre. Je me dévisse presque la tête pour essayer de l'apercevoir. Ça va, il respire. Il est paisible. Je le détaille Une tête toute ronde, de fins cheveux qui débordent du bonnet, des joues rougies, une peau un peu sèche, un tout petit nez, une bouche entrouverte laissant passer un imperceptible son d'expiration... Je reste pantois devant cette petite chose. Incroyable que cet agitateur, qui nous a tant tourmentés ces derniers mois, puisse être aussi calme depuis qu'il a quitté son nid. C'est comme s'il n'avait jamais apprécié d'être enfermé dans le ventre de sa mère. Désormais libre, il est infiniment bien. Je ne peux m'empêcher d'y voir Alix dans toute sa splendeur.

 Je reste longtemps en silence, tournant son prénom en boucle dans ma tête, pour essayer de m'y faire. Alix le nommait déjà avant qu'il ne naisse, elle. Moi, je ne pouvais dire autrement que « le bébé ». Ce n'était rien d'autre qu'un ventre rond, un vague profil en noir et blanc à l'échographie, et un tas d'angoisses qui m'a valu bien des nuits blanches.

 Sa tête bouge. Merde ! Je suspends mon souffle. Il retrousse son petit nez dans une grimace incroyablement mignonne. Je suis ébahi. Très vite, il se relâche. Ouf. Mon cœur bat tellement fort qu'il pourrait presque le réveiller. Il recouvre un visage serein. J'ose sortir ma main gauche de sous la couverture, et l'approcher de sa tête. Je repousse un peu le bonnet. Le bout de mon index effleure son crâne. Il remue. Je tremble, mais je continue. Je dessine des cercles sur son front, descends sur ses joues, frôle son nez. Il soupire encore. Ce qui se passe en moi me chamboule complètement, tout est mélangé, je n'y comprends rien. J'ai horriblement peur, je suis en admiration devant cet enfant, je suis en rogne des événements de la nuit, je suis terrassé de fatigue. J'ai envie de m'enfuir, j'ai envie de le garder éternellement contre moi, j'ai envie de le présenter à tout le monde, j'ai envie d'être seul et tranquille, j'ai envie de hurler sur Alix pour tout ce qui s'est passé dernièrement, j'ai envie de prendre Alix dans mes bras pour lui dire que je l'aime infiniment et qu'on a fait un truc formidable, tous les deux. J'ai mal à la tête tellement il y a de choses dedans.

 J'ouvre totalement ma main. Son crâne tient dedans. C'est fou ! Je sens ma bouche s'étirer en un sourire. Je me penche vers la petite chose, et d'un murmure, je réussis enfin à prononcer :

  • Hey, Andreas... C'est Papa... Je suis content de te rencontrer !

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