Chapitre 14.5
Dans la tête d'Oscar.
Il se passe bien une demi-heure avant qu'Alix n'ouvre les yeux. Elle les pose sur nous, et met un peu de temps à réaliser ce qu'elle voit ; enfin, son visage s'illumine. Elle semblerait que la vue lui plaise.
- Oh... vous êtes trop mignons, tous les deux !
- Ah bon ?
Elle me sourit tendrement. Elle est décoiffée, elle est bouffie, elle a un visage pâle et fatigué et pourtant, elle reste tellement belle. Je suis en colère contre elle et pourtant, je ne peux pas m'empêcher de la trouver belle. Depuis la première minute, je n'ai cessé de la trouver belle.
- Il te ressemble..., dit-elle tendrement. C'est fou comme si petit et si vierge de tout, il te ressemble déjà tellement.
- Mmm.
- Je suis presque déçue de ne lui avoir rien transmis.
- Attends voir son caractère. Il a déjà l'air aussi têtu et avide de surprises que sa mère.
- Ah... C'est vrai que ce n'était pas très conventionnel, comme naissance.
- Tu as tout fait pour.
- Comment ça ?
Je soupire longuement. Cette conversation pourrait attendre, mais c'est plus fort que moi : je déborde tellement, il y a eu tellement de choses depuis des mois, que pour une fois, je n'ai pas la force de filtrer ce que j'ai à l'intérieur.
- Alix... je ne suis pas content de la façon dont les choses se sont passées.
- Mais... tu l'as dit toi-même, je n'ai pas choisi d'accoucher à ce moment-là...
- Non, en effet, tu n'as pas choisi le jour. Mais regarde un peu les choses en face : tu n'as rien fait pour que ça se passe bien !
- Je suis restée tranquille hier matin, je te promets !
- Si ça ne tenait qu'à hier matin ! Ça faisait cinq mois que tu étais classée en grossesse à risque, qu'il fallait que tu te ménages, que l'accouchement prématuré nous pendait au nez. Et toi t'as été négligente...
- Négligente ?! Carrément, Oscar ?
- Oui ! Tu as refusé d'arrêter de travailler, tu as été jusqu'au bord de la rupture, ensuite à la maison tu as refusé de te reposer, on a dû subir une première grosse menace pour que tu acceptes de t'immobiliser...
- Mais tu te rends compte de ce que c'est que de rester dans son lit toute la journée, seule au monde parce que son conjoint est à l'autre bout du pays, et d'attendre que le temps passe en faisant des croix dans un calendrier ? Tu réalises l'enfer ?
- Tu ne parles qu'au nom de ta petite personne ! Y'avait une autre vie en jeu, putain ! Comment t'as pu être aussi égocentrique ?
- Mais... Oh mon dieu...
Merde... ses yeux se remplissent de larmes. En plus de l'horrible père qui ne prend pas son fils dans ses bras, je suis l'horrible conjoint qui fait pleurer sa compagne tout juste accouchée. Et pourtant, puisque je suis lancé, j'ai envie – j'ai besoin – de vider mon sac.
- Hier, ce n'était que la cerise sur le gâteau ! Vous attendiez jusqu'à l'ultime moment avant de partir, mais pourquoi, enfin, pourquoi ? Tu avais l'intention d'accoucher seule, à la maison ?
- Non...
- Bah alors ?! Ça va pas la tête, Alix, franchement ?! Tu te rends compte dans quel état je t'ai trouvée ? Recroquevillée par terre, incapable de bouger ! T'as accouché dans un couloir, putain, dans un couloir ! Un couloir ! Sur le carrelage ! Tout le personnel était paniqué... J'ai... J'ai flippé, putain, j'ai tellement flippé !
Andreas se dandine sur mon épaule. J'ai trop de tensions et trop de colère en moi pour conserver suffisamment de calme. Mon ton monte, je suis crispé, j'ai du mal à me contenir.
- Oscar... Je suis désolée, je suis tellement désolée...
Je laisse la pression retomber, pendant qu'elle pleure silencieusement. Quelle ambiance ! Putain, je me sens très con. Mais en même temps, j'ai raison, non ?
Il fait horriblement lourd dans la chambre. Je tente un truc plus pacifiste.
- … Alix, j'aime ton grain de folie et ta spontanéité, mais ça a été bien mal à propos ces derniers mois. Un enfant ça requiert du sérieux. Il ne s'agit plus que de nous. Il s'agit de lui, maintenant.
« Lui », il fait un effort surhumain pour relever sa lourde tête. Je l'ai réveillé. Alix sanglote.
- J'ai été nulle, j'ai été tellement nulle. Il est à peine né que je suis déjà horriblement nulle.
- T'es pas nulle, arrêtes.
- Bah si. Y'a rien que je fais bien pour lui. Si ça se trouve, je serai juste une mère en carton.
- Tu te lamentes pour que je te plaigne ?
- (elle écarquille les yeux) T'es... t'es sérieux, Oscar ?
Je ne réponds pas. Elle semble horrifiée par ce que je lui dis. En fait, je ne sais pas comment réagir, parce qu'entendre Alix Lagadec dire d'elle-même qu'elle est nulle, c'est bien la première fois que ça m'arrive. Elle d'habitude si joyeuse, si insouciante et si sûre d'elle... Que lui arrive-t-il ?
Les miaulements poussifs d'Andreas nous interrompent. Je le laisse glisser le long de mon bras et l'installe au creux de mon coude. Il grimace et se tortille : il a l'air sacrément mécontent, cet enfant. Alix renifle et tend les bras :
- Donne-le moi. Je vais le mettre au sein.
Je la fixe, interdit. Elle me fusille du regard. On dirait que la colère a changé de camp. Je ne discute pas, et lui remets le bébé définitivement fâché. Bon. Elle dégage sa poitrine, et entre deux reniflements, elle réussit à proposer la pitance au petit agitateur. Je reste debout, de l'autre côté de la pièce. Je suis toujours aussi tendu. J'ai chaud, je respire haut, je me sens oppressé.
- Tu m'en veux pour l'Italie.
- Mais non... Pas du tout, Alix. Je n'y pensais même plus.
- Ne mens pas, Oscar. T'es en colère.
- Oui ! Mais pas pour l'Italie ! Pour toute ton insouciance durant la grossesse !
Elle secoue la tête avec une expression dégoûtée.
- En fait, t'es dégueulasse de me dire ça. Tu sais ce que c'est, une grossesse, toi ? J'ai passé des semaines à vomir toutes les heures, et quand j'ai enfin eu un peu de répit, à peine un mois plus tard j'avais des contractions quotidiennes, et ce placenta qui s'est déplacé, une suspicion d'infection, et finalement la poche des eaux qui craque cinq semaines avant. Tu te rends compte, un peu ? Ça fait des mois que je ne peux pas faire ce que je veux de mon corps, que j'ai l'épée de Damoclès au-dessus de la tête ! J'en ai marre, Oscar, j'en ai marre !
- Personne ne dit le contraire, personne n'a essayé de prétendre que ta vie était un rêve durant ce temps...
- Et toi tu me reproches mon comportement, avec tes grands airs de je-sais-tout, alors que t'étais absent les trois quarts du temps ?
- Trois-quarts, t'exagères...
- NON ! J'exagère pas, non ! Tu veux qu'on compte les jours, pour voir ?
- Putain, Alix, non ! C'était le deal, on le savait d'avance ça ! On y avait réfléchi, on a pris ça en compte ! C'est pas une surprise, tu le connais, mon emploi du temps...
- Une grossesse aussi compliquée ne faisait pas partie du deal !
- Mais qu'est-ce que j'y peux, enfin ?!
- Tu ne peux pas contrôler les aléas de la grossesse, mais tu peux faire preuve d'un minimum de compréhension et de soutien !
- Et je ne t'ai pas soutenue, peut-être ? J'ai pas fermé ma gueule quand t'as insisté pour continuer à travailler alors que t'avais des contractions et que ça devenait risqué ? J'ai pas appuyé ton point de vue auprès de nos familles alors même que j'étais d'accord avec leurs arguments ? Je ne m'en suis pas pris plein la tête, ni fait traiter de gamin irresponsable qui ne se rend pas compte de l'enjeu ? Depuis le début, je fais front à tes côtés, alors que soyons honnête : ton comportement n'est pas défendable ! Je te le redis : on pouvait jouer quand y'avait que nous dans l'équation ! Mais là, il y a un élément supplémentaire, et il est prioritaire !
- Mais...
Elle soupire. Elle semble infiniment triste. Elle caresse la tête d'Andreas qui a l'air agité, en lui faisant des petits « cchh » à peine audibles. Ses yeux se remplissent encore de larmes.
- C'est la première fois qu'on s'engueule, Oscar. C'est son premier jour de vie à lui, et ses parents s'engueulent devant lui. Quel accueil...
Aïe, ça, ça fait mal... Mais j'ai raison ! Je suis si intimement convaincu d'avoir raison ! Qui me donnerait tort, franchement ? Cependant, elle a aussi raison sur le fait qu'on offre à cet enfant la plus minable des ambiances familiales pour une arrivée sur Terre.
Minable, Oscar. Encore et toujours.
J'ai chaud. Je respire vite, je cherche mon air. J'explose intérieurement. Je suis trop énervé pour rester ici. Elle hoquette de surprise en me voyant faire.
- Tu fais quoi ? Tu vas où ?!
- Prendre l'air.
- Ah d'accord, c'est comme ça que ça se passe maintenant ? On va s'engueuler, puis tu iras prendre l'air et me laisser seule avec le petit ? Et je dois m'attendre à vivre ça souvent, ou... ?
- À tout à l'heure.
❝
come up to meet you,
tell you i’m sorry
you don’t know how lovely you are
i had to find you
tell you i need you
tell you i set you apart
tell me your secrets
and ask me your questions
oh, let’s go back to the start
nobody said it was easy
no one ever said it would be this hard
❞
The scientist - Coldplay, 2002
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