Chapitre 15.1
Deux ans plus tard...
Juillet 2008
J'observe avec tendresse les photos que je viens de décrocher du mur du salon. Elles sont mélangées. Je les passe une par une. Nous trois au mariage de Maya et Gaël – Andreas était si beau dans son petit costume ! La rencontre d'Andreas, tout juste né, avec mes parents – ils étaient tout gagas, mes vieux. Le premier anniversaire d'Andreas – Oscar était absent, la Fédé, ces foutus connards, lui ayant imposé cinq semaines de tournois à assurer « pour la saison sur terre battue ». Son deuxième anniversaire – Oscar était présent in extremis, cette fois. Tous les potes lors des 25 ans d'Oscar – la photo avait été prise avant qu'ils n'abusent tous de l'alcool. Nous trois à Bréhat, fêtant les premiers pas d'Andreas – il faisait un froid de chien ce printemps-là, en Bretagne. Moi et María à la fac, avec nos toges et nos diplômes – elle commence sacrément à dater, cette photo. Et ma préférée : moi qui allaite Andreas devant les lacs de Covadonga. Il avait deux mois. Oscar m'avait redemandé en mariage. « Plutôt deux fois qu'une », lui avais-je répondu. Je soupire, extirpe la photo de moi et María, jette les autres et ferme le sac poubelle.
Sur la route vers Madrid
Je hisse avec difficulté mes deux valises dans le wagon, puis y prends place avec Andreas. Le départ en trombes du train, et la matérialisation de la ville qui s'efface sous nos yeux, me déchirent le cœur. J'ai bloqué le numéro d'Oscar sur mon téléphone, je n'ai aucune envie de lire ni entendre le moindre message de sa part ; j'ai aussi bloqué son adresse mail. J'abandonne la ville, je raye l'homme. Une fois Oviedo largement laissée derrière nous, je sens un poids énorme en moi. J'aimerai fermer les yeux et m'assoupir, juste quelques minutes. Ou quelques jours. Ou un mois entier. Mais Andreas ne m'offre pas ce répit : il est particulièrement demandeur et, au bout d'une heure de trajet, alors que j'ai épuisé toutes mes réserves d'énergie, il se met à sérieusement grogner et pleurnicher. Je tente de le tenir, parce qu'un enfant de deux ans qui s'agite dans un espace clos comme le train, ça agace tout le monde ; alors quand la mère de l'enfant verse à peu près autant de larmes que lui, les esprits jugeants s'en donnent à cœur joie. Je me demande sérieusement comment je vais tenir l'heure et demie qui reste, quand une femme s'assied en face de moi. Allons bon... Elle me demande d'une voix douce :
- On dirait que vous n'allez pas très bien, Madame ?
- Euh, je... Je suis désolée de vous importuner... Je vais calmer mon fils...
- C'est bon, moi je vais bien. Tenez, essayez de respirer un peu (elle me tend une tablette de chocolat, puis se tourne vers Andreas) Dis donc, niño, regarde... Et si je te lisais une histoire ?
Andreas fait non de la tête en se pelotonnant contre moi. La dame sort tout de même un album jeunesse de son sac, et en commence la lecture. Ça me tire un sourire : le livre est édité par la maison d'édition où je travaillais depuis un an et demi. On le possède à la maison. Enfin, on le possédait. Parce que, avec seulement deux valises, les livres, je ne les ai pas emportés avec moi, hélas.
Petit à petit, Andreas se captive, et il prend un peu distance de moi pour se pencher sur la table. La femme oriente le livre vers lui. Ma sauveuse occupera plus d'une demi-heure de son temps à changer les idées d'un môme qu'elle ne connaît pas, et de sa mère éplorée. Ce n'est que lorsque Andreas se pose de nouveau contre moi, cette fois-ci avec calme et fatigue, qu'elle regagne sa place. Je la remercie chaleureusement : je suis pleine de gratitude de pouvoir croiser la route d'âmes aussi charitables.
Profitant de la paix de mon garçonnet, je me relâche moi aussi, et laisse mes pensées vagabonder. Elles me ramènent sans cesse au raz-de-marée d'il y a six jours.
Oviedo, six jours plus tôt.
- Oscar, il faut qu'on parle, s'il te plaît.
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