Chapitre 15.2
Ovideo, six jours plus tôt.
- Oscar, il faut qu'on parle, s'il te plaît.
Long, long soupir. Comme d'habitude, parler relève du supplice pour Oscar Vázquez. Pourtant j'ai tenté l'ambiance sympa : un café tout chaud pour lui, une tisane pour moi, des petits chocolats. Nos téléphones sont relégués dans la cuisine pour être certaine qu'ils ne nous interrompront pas, Andreas est couché, on n'a aucun invité – c'est que, ça défile souvent à la maison lors des courts séjours oviédans d'Oscar. Bref, rien ne peut le substituer à ce tête-à-tête. Et on dirait que c'est malheureux pour lui, de ne pouvoir esquiver.
- Alix, je suis fatigué...
- Moi aussi, je suis fatiguée, Oscar. Fatiguée de te courir après.
- On devrait peut-être dormir tôt, se reposer, ça nous serait bénéfique ?
- Ce qui me serait bénéfique, c'est de parler, Oscar ! De t'expliquer combien ça ne va pas, de te proposer mes solutions, et d'entendre ce que tu as à me dire !
- Mais j'ai rien à te dire !
- Depuis quand on n'a rien à se dire ?! C'est grave, ça, Oscar !
- Mais non, oh ! Ce n'est pas ce que je sous-entendais... On se parle tous les jours, hein !
- Oui, d'accord, on se parle, m'enfin ! Qu'as-tu fait au travail, qu'ai-je fait au travail, qu'a fait Andreas à la crèche... Ce n'est pas de ça que je veux parler ! Je veux qu'on parle de nos problèmes...
Ce dernier mot, il le reçoit comme un soufflet. Je le vois se figer, comme toutes ces fois où il se retrouve en situation hors de son contrôle, et que l'angoisse menace de le consumer.
- Si tu penses qu'il faut le faire..., souffle-t-il. Il se laisse tomber sur le canapé, et me désigne de la main.
- Tu considères qu'on n'a aucun problème, Oscar ?
- Peut-être des petits trucs à régler, mais de là à parler de problèmes...
Son regard me fuit. Il patauge dans le déni, et c'est une fois de plus à moi de l'en extirper.
- Oscar... Voilà : je suis fatiguée...
- Je te suggérais de dormir, justement !
- Mais pas cette fatigue-là ! Je suis fatiguée d'être seule, Oscar ! Seule dans cette grande maison, à gérer l'intendance, la paperasse, Andreas, mon boulot... C'est trop pour moi ! J'ai besoin de toi !
- Bah, je suis là !
- Oh arrête, tu te fous de moi ?
Il pince la bouche. Il le sait, que sa réponse était outrageuse.
- Tu veux jouer à ça ? Bah, tu sais quoi, j'ai compté le nombre de jours où t'as été à Oviedo ce printemps. Alors : les tournois ont commencé dès la mi-mars cette année. T'as été absent à partir du 16 et jusqu'à début Avril. En Avril, on s'est vus cinq jours en tout ; en Mai, trois jours pour l'anniversaire d'Andreas, puis plus rien. TROIS PUTAIN de JOURS ! Et en Juin, sept ! T'as été présent à la maison quinze jours en trois mois, Oscar !
- Mais comme chaque année, Alix ! C'est la saison sur terre battue ! C'est mon boulot qui est comme ça, tu le sais très bien, tu l'as toujours su ! Et je t'ai déjà expliqué que cette année, avec la démission de Felipe et la grossesse de Magda, je me suis retrouvé le seul kiné jusqu'à ce qu'ils recrutent Raquel en Juin !
- Et moi je t'ai déjà dit ce que j'en pense ! Ce n'est pas à toi tout seul de palier le manque d'ingérence de la Fédé !
- Mais ça ne me dérange pas tant que ça, j'aime mon boulot !
- Et nous, alors ?
- Oh, Alix ! Tu vas opposer le fait d'aimer mon travail au fait d'aimer ma famille ?
- Reconnais que ta vie actuelle t'oblige à privilégier l'un à l'autre !
Il me fusille du regard. Il n'a pas d'argument pour contrer mon constat. En même temps, il est implacable, ce constat. Il soupire fort, et enchaîne d'une voix qui se veut posée – cependant, j'entends la fébrilité dans son timbre.
- Raquel est là et la terre battue est terminée, ça devrait se calmer, maintenant...
- Très bien, on verra, mais y'a pas que ça...
- Han, Alix !
- Quand tu rentres, c'est le festival à la maison. Tes parents, ta sœur, ta famille, tes potes... on est en permanence en train d'accueillir du monde, et... Bah, c'est vrai !
Il arrondit les yeux avec consternation.
- Tu vas me demander quoi, là ? De ne voir personne quand je rentre ?
- Non, bien sûr, mais on pourrait limiter les allées et venues, parce que...
- Donc de choisir qui je vois, et qui je sacrifie ?
- Oh, sacrifier, tout de suite !
- Bah, Alix, pardon mais, je ne vois pas d'autres mots ! Alors voyons, qui je décide de ne plus voir ? Mes parents ? Ma sœur ? Les gars ? Vas-y, puisque t'as prévu plein de solutions à nos innombrables problèmes, dis-moi laquelle tu proposes ?
- On pourrait grouper les visites tout simplement, plutôt que d'avoir tout le temps la porte ouverte !
- Ah ouai, on pourrait même afficher un planning sur la porte d'entrée et les gens s'inscrivent dans les petites cases vides !
Je soupire. Sa mauvaise foi me décourage. Je prends une gorgée de ma boisson, et la chaleur me donne l'élan de poursuivre cette pénible conversation. On va bien réussir à s'entendre, quand même, enfin ?!
- Écoute, Oscar, j'ai une autre proposition...
- Oui. J'en ai une aussi.
- Ah ?
Peut-être que lui aussi arrive aux mêmes conclusions que moi : je ne peux pas rester à Oviedo. Tant pis pour mon job qui se passe merveilleusement bien, tant pis pour l'aide précieuse que m'apporte sa famille avec Andreas. Nous devons déménager à Barcelone avec lui. Au moins-là bas, on se verrait un peu plus souvent – enfin, quand il ne sera pas en tournoi je ne sais où, bien évidemment. Il inspire et me déroule d'une voie grave :
- D'après ce que je comprends, le principal souci de ta vie, c'est moi...
- Alors, non, je n'ai pas dit ça DU TOUT, tu interpr...
- Alors peut-être que la meilleure des solutions, ça serait de te passer de ce problème-là.
Je m’immobilise. La conversation prend une mauvaise tournure. Je le regarde. Tout en lui est glacial. Son regard, sa voix, son attitude. Je suis un Titanic qui se fracasse contre un putain d'iceberg que mon manque de vigilance n'a pas vu venir.
- O... Oscar... Qu'est-ce que tu racontes...
- On devrait peut-être arrêter, Alix.
- Mais, non...
- Mais si. Si rien ne nous convient dans la vie que nous menons, alors il faut arrêter de la mener.
- Mais il n'y a pas « rien » qui me convient, moi... Vivre avec toi, ça me convient. Ça me convient toujours ! Je ne veux pas me passer de ça ! Je te dis juste qu'on ne se voit pas assez...
- Eh bien je t'épargne le tracas de devoir compter de le nombre de jours où l'on se verra : zéro, c'est plus facile comme ça.
- Oscar... Je t'en supplie, ne fais pas ça...
Il détourne le regard. Je lui découvre une dureté que je ne lui avais jamais vu. Qui est cet homme ? Est-ce vraiment mon amoureux ? D'où sort-il ce détachement ?
Je reprends mon souffle, tremblotante. Les larmes me montent. C'est pas vrai, je ne crois pas ce que je suis en train de vivre, je cauchemarde là !
- On va parler, on va chercher...
- On vient de parler ! Les choses sont dites !
- Mais ce n'est pas du tout ce que j'avais en tête...
- Ah bon ?! Alors quoi, t'avais juste en tête de m'exposer à quel point je suis un connard qui vous rend la vie impossible, et en conclure quoi ? Que je devrais quitter mon boulot, et arrêter de voir ma famille et mes potes ?
- Jamais je n'ai dit ça ! Je pensais que je pourrais venir vivre avec toi à Barcelone !
Il fronce les sourcils. L'idée le fait réfléchir. Serait-ce qu'on aurait une ouverture ? Il me dit, méfiant :
- Si on vit là-bas, on ne reviendra quasiment jamais ici...
- On pourrait quand même, rien ne nous en empêchera !
- Et ton boulot ? C'est parce que tu as signé un CDI ICI dans cette petite maison d'édition GENIALE que tu es en permanence à Oviedo, je te rappelle !
- Oui... Eh bien tant pis, je le lâche.
- Et cette maison avec la superbe vue sur Oviedo que tu m'as supplié d'acheter alors qu'elle était largement au-dessus de nos moyens, et que tu m'as fait entièrement réaménager parce qu'à chaque fois que je rentrais, t'avais arraché du papier-peint dans une pièce ou commandé du carrelage pour une autre sans me demander mon avis ?
- Tant pis aussi...
- Tant pis ? On y a passé des dizaines de week-ends, avec mon père, avec les potes, et tu dis "tant pis" ?!
- Je suis désolée pour ça... Mais ce n'est que du matériel...
Il arrondit les yeux de colère, et secoue la tête en fulminant.
- La putain de cabane en bois pour Andreas pour laquelle tu m'as harcelée et que je viens juste d'enfin monter dans le jardin ?!
- C'est juste une cabane...
- Bah OUAI, c'est JUSTE une cabane ouai ! C'était ton obsession depuis des mois, et finalement, c'est JUSTE une cabane ?!
- Je suis désolée, Oscar...
Je renifle. Ses arguments à lui aussi, ils sont implacables. Sa colère qui grandit m’accable. Il m'échappe, ce soir il m'échappe, depuis des mois il m'échappe. Je commence à penser que je n'arriverai pas à le retenir.
- À Barcelone, tu n'auras pas du tout la même vie hein. N'idéalise pas un truc qui s'annonce déjà pas simple !
- Écoute, on verra bien...
- ALIX ! Arrête d'improviser tout, tout le temps, putain ! Y'a pas de « on verra » ! Il faudra que je lâche mon appart et qu'on en cherche un autre, parce que la Fédé interdit les familles dans sa résidence. Tu seras obligée de trouver un travail rapidement parce qu'on ne pourra pas vivre sur un seul salaire dans une ville comme Barcelone. Ce qui signifie une garde large pour Andreas, et que tu gères tout TOUTE SEULE lors de mes déplacements ! Y'aura pas ma mère pour récupérer le petit à la dernière minute quand tu traîneras tard au boulot, là-bas !
- Oui, je sais...
- Y'aura pas de belle vue sur la ville et les montagnes, pas de cabane en bois dans le jardin !
Je hoche la tête. Le tableau ne fait pas rêver, on est d'accord...
- Mais c'est possible, on réussira à faire tout ça !
- Moi, j'en suis pas sûr.
De nouveau, il est glacial.
- Oscar, on dirait que tu ne crois plus en nous !
Il reste silencieux. Un silence qui vaut tous les mots. Un silence qui achève le peu d'espoir qu'il me reste.
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