Chapitre 16.3
Dans la tête d'Oscar.
Je débranche la tondeuse, et file la ranger à sa place. Une heure et demie pour entretenir ce petit bout de terrain, c'est ridicule. Faut dire que j'ai pas tellement été efficace. J'avais d'abord branché l'engin sur la prise du garage, galéré comme pas possible pour effectuer les premiers mètres carrés, puis étais resté comme une andouille devant le constat que le fil ne serait pas suffisant pour la totalité du terrain. J'avais cherché un bon quart d'heure la rallonge. Le voisin à casquette, celui qui promène son chien six fois par jour afin d'avoir une excuse pour zieuter dans tout le quartier, était resté planté devant mon portillon à s'amuser de mes aventures. J'avais fini par lui demander, peu poliment : « Vous voulez quelque chose, ou quoi ? ». « Non, non. Je promène le chien ». C'est ça, ouai. J'avais mis un temps infini à trouver une organisation pour tondre efficacement sans rouler sur cette foutue rallonge. Me revenait le souvenir d'Alix qui suggérait de changer la tondeuse. C'était pas con. « C'est vot' dame qui tond la pelouse, d'habitude. » « Oui. » « Elle est pas là ? » « Non » « Et le p'tiot ? » « Pas là non plus » « Ah ». J'avais eu envie de lui passer un coup de tondeuse dans les dents. « Elle utilise la rallonge blanche, plutôt. Et elle la positionne sur son épaule ». J'avais grommelé dans ma barbe, mais le fait est que la rallonge blanche était effectivement plus souple et malléable. J'avais été obligé de le remercier, en plus du reste. Il m'avait salué avec un regard incrédule « Ben bonne chance, hein ». Ouai, c'est ça.
L'avantage d'avoir trimé comme un con sur cette tâche, c'est que j'ai pu focaliser mon esprit sur autre chose qu'Alix. Parce que, maintenant que j'ai terminé, elle me revient en tête. Je soupire. Refermant la porte en bois du cagibi, je me retourne vers la belle cabane sur pilotis. Je l'ai montée avec mon père en Mai dernier, lors de mes fameux très rares jours de présence en terres asturiennes. Alix m'emmerdait depuis deux ans – DEUX ANS – avec son idée d'avoir une cabane en bois dans le jardin pour nos gamins. Mon père avait déniché cette structure – épatante, je le reconnais – plantée sur quatre pieds d'un mètre de haut à peu près. Un escalier permet d'y monter, donnant sur une espèce de balcon, séparé par une porte battante de l'espace cabane dans lequel un petit tabouret et un semblant de table attendent des aventures extraordinaires. De l'autre côté du balcon, un toboggan propose une sortie en glissade. Andreas s'était précipité vers l'édifice sitôt que nous l'eûmes achevé. J'étais resté plus d'une heure à y jouer avec lui. Il riait aux éclats, c'était chouette. Alix nous regardait de loin. Elle semblait heureuse de la scène à laquelle elle assistait. Elle avait un de ses sourires qui se raréfiaient, dernièrement. Par la suite, elle m'avait envoyé un tas de photos d'Andreas dans la cabane : lui qui grimpe, lui en haut tout fier, lui qui glisse, lui à table avec les filles de Lorena, lui avec Papi, Mamie, Alix... De toute évidence, cette idée de maisonnette en bois était génialissime, et fédératrice de moments inoubliables. Ces moments, je les ai vécus par procuration, depuis mon appartement morne de Barcelone, pendant qu'Alix et la famille Vázquez s'émerveillaient des évolutions de mon gamin.
La famille Vázquez, elle n'était plus tellement dans l'émerveillement quand je lui ai annoncé il y a trois jours. Juste après la visite de l'autre timbrée, m'est apparu l'évidence qu'il fallait que j'officialise notre nouvelle situation auprès de mon entourage. Si mes amis étaient tombés des nues – à l'image du magnifique « Ah bah merde, c'est vrai ? J't'imagine pas sans elle, comment tu vas faire ? » de Luigi – ma famille, en revanche, avait accusé le coup sans s'étonner outre mesure, il m'avait semblé. À mon laconique « On se sépare avec Alix » que j'avais épargné de détails, mon père avait gardé le silence pendant que ma mère m'avait timidement demandé « Ah bon ? C'est définitif ? » « Oui » « Et comment vous allez vous organiser ? » « J'en sais rien, on verra » « Ah. D'accord ». Ils avaient bien vu qu'il n'allait pas falloir poser trop de questions. Depuis, j’avais évité de répondre à leurs appels, et ne m'étais surtout pas rendu disponible pour une petite visite familiale. Je n'avais pas envie de me confronter à eux, et à ce qu'ils auraient pu avoir à me dire – à me reprocher, clairement. En fait, je n'ai envie de voir personne.
Je marche vers la cabane. Je caresse le rondin de bois clair. J'entends presque le rire d'Andreas. Son fantôme joue ici, les photos que j'ai pu recevoir prennent vie sous mes yeux. J'imagine l'aider à grimper cet escalier trop abrupt pour ses petites jambes. Il entrerait dans la cabane, et il ferait semblant de me préparer un dîner de feuilles de laurier et de pétales de pâquerettes. Je jouerais à me cacher derrière le tronc du hêtre voisin, et il me chercherait, et il sursauterait en riant lorsque j'apparaîtrais en faisant « bouh ! ». Il glisserait sur le toboggan et je tendrais la main pour qu'il tape dedans au passage. Il se faufilerait sous les pilotis, et je devrais me contorsionner pour l'y suivre.
Je me suis laissé tomber au sol, juste pour vérifier à quel point c'est étroit, sous cette cabane. J'ai regardé les recoins. Il n'y a pas de rire, il n'y a pas de cache-cache, il n'y a pas de glissade, il n'y a aucun petit garçon qui joue ici. Il n'y a qu'un grand garçon rongé par la peine. Je tremble, c'est incontrôlable. Plus j'essaie d'arrêter les tremblements, plus je tremble. Et soudain, je réalise que je pleure. Là, accroupis sous la jolie cabane de bois clair, je pleure les larmes qu'Alix m'a réclamé l'autre jour. Elles sont là, les voilà enfin. Je les ai gardées enfouies depuis cette soirée maudite, comme si je n'avais pas besoin d'elles, comme si non, elles n'existaient pas. Le méchant de l'histoire, c'est bien moi, non ? Et les méchants ne pleurent pas.
Un mouvement sur ma droite me fait sursauter. Je tourne vivement la tête, et hoquette de surprise : mon père se tient à quelques mètres de moi. Il m'observe avec désolation. Après un moment de stupeur, je détourne le regard. Je me relève maladroitement, essuyant mes joues et mes yeux à la va-vite, comme si ce petit geste allait effacer efficacement les larmoiements auxquels je viens de m'adonner. Enfin, la tête haute, je me tourne complètement vers lui. Il reste immobile, une espèce d’inquiétude dans les traits. J'ai envie d'engager la plus banale des conversations, à base de « Tiens, toi ici ? Quelle surprise ! Que fais-tu là ? ». Mais aucun son ne réussit à remonter de ma gorge. J'ouvre bêtement la bouche, et la referme. Je respire fébrilement. Finalement, c'est lui qui brise le silence.
- Je passais dans le coin, et... Je voulais juste savoir comment tu allais.
C'est le moment de répondre « Oh, ça va ». C'est le moment de donner le change, de laisser croire, de ne pas inquiéter. C'est le moment d'étaler une fausse nonchalance sur la façade.
J'ai explosé en sanglots. Il a franchi la distance qui nous séparait. Alors, je me suis laissé tomber contre l'épaule de mon père, et j'y ai pleuré comme un petit garçon.
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