Chapitre 16.4
Barcelone, Juillet 2008.
« de : Luigi
message : Mec, j'y crois pas ! T'es rentré en loucedé à Barcelone ? Et ton anniversaire, là !! On était tous chauds pour fêter ça ! »
Je soupire. Bien sûr que je suis parti sans le dire à personne. Je sais pertinemment ce qui m'attendait à Oviedo : les potes qui débarquent avec tapas et alcool à profusion, des abus en tout genre, un Luigi chaud bouillant, peut-être une sortie en ville, une fin de soirée inavouable et un lendemain à vomir tripes et boyaux. Hors de question. Comment peuvent-il m'imaginer avoir le coeur à la fête ?
« Ouai, je suis à Barcelone. Une autre fois Luigi. Trinquez à ma santé. »
Ou à ma déchéance, je sais pas.
Je jette un œil à la fenêtre. Je reste un temps infini à regarder la vie dérouler. Je vois la nuit s'installer. Des passants, des touristes joyeux, des éméchés, des habitués qui promènent leurs chiens, des cyclistes... Je m'imagine la vie de ces gens. Combien d'entre eux sont heureux ? Combien roucoulent d'amour ? Combien prévoient leurs futurs voyages ? Combien jouent avec leurs enfants, la journée ? Combien craignent pour leurs couples ? Combien n'arrivent plus à gérer leur quotidien ? Combien trompent leurs conjoints ? Combien n'aiment plus, mais vivent avec ? Combien subissent la solitude ? Combien regrettent leurs décisions de merde ? Combien foutent à la poubelle des années de bonheur parce qu'ils sont trop lâches pour affronter leurs erreurs ?
Je soupire. Mon téléphone a cessé de vibrer. Tous les « joyeux anniversaire » que je méritais sont arrivés. J'en ai reçu des tas. Je n'en espérais qu'un.
L'amertume s'accentue en moi. Je ne suis pas certain d'avoir les épaules pour en supporter le goût. Il faut que j'évacue. Il faut que je fasse quelque chose. Comme toujours, lorsque l'accumulation devient incontrôlable, lorsque le barrage émotionnel menace de s'effondrer, lorsque le gouffre est tellement près que les pierres y tombent sous mes pieds, je cherche une échappatoire désespérée. L'échappatoire, ça a toujours été mon corps. C'est lui qui sait gérer quand ma tête implose. C'est lui qui parle pour moi, bien que peu de gens savent l'interpréter. Alix, elle savait. Alix, si elle avait eu l'occasion de passer plus de temps près de moi, elle aurait vu bien avant que je n'allais pas bien. Elle aurait probablement su sauver les meubles avant la tempête. Mais moi, j'ai pas su.
Je dois bouger. Faire un truc, n'importe quoi, pourvu que je puisse être en action. L'action qui mobilisera toute mon attention, m'empêchant ainsi de sombrer tout à fait. Bouge-toi, Oscar.
J'enfile mes chaussures et descends les marches trois à trois. Je saute dans le hall, en pousse la porte, me laisse surprendre par l'air chaud malgré l'heure tardive. Je ne suis pas certain que ça sera une séance de running agréable, mais je sais que je courrai avec mes tripes, ce soir.
- Que fais-tu dehors à cette heure, Oscar ?
Je sursaute. Raquel se tient à ma droite, sa silhouette élancée entourée des volutes de la fumée de sa cigarette. Ses yeux charbons me fixent intensément. Je prends mon temps pour répondre. D'ailleurs, qu'ai-je à répondre ?
- J'allais courir.
- Courir ? À vingt-trois heures trente ?
- Il y a un horaire pour courir ?
- Ça dépend. À cette heure, ce sont les désespérés qui courent parce qu'ils n'arrivent pas à dormir, non ?
Ouch. Touché. Sa bouche rubis s'étire en un sourire enjôleur.
- Qu'est-ce qui te désespère, Oscar ?
- Ce ne sont que tes interprétations.
- Ça, ou bien la conversation que tu as eue avec Jorge l'autre jour. Je t'ai entendu lui dire que tu te séparais de ta meuf.
« Alix », me dis-je à moi-même. « Elle s'appelle Alix ».
- Jorge avait l'air de penser que ça te rendait triste.
- C'est pas triste, une séparation ?
- Parfois, c'est un soulagement.
« Pas là » ai-je envie de hurler. Mais il y a quelque chose d'amer dans sa voix à elle. Peut-être qu'elle sait trop bien ce qu'est le soulagement d'une rupture. Je ne connais pas son passé.
Elle sort son paquet de sa poche, et me le tend. Je prends. C'est débile, ça n'a aucun intérêt, mais peut-être y trouverais-je un petit début de soulagement. Au point où j'en suis, je cherche le soulagement partout.
J'allume la clope, et l'âcreté de la première taffe vient me rappeler qu'il faudra vraiment être convaincu pour parler de soulagement dans cet acte idiot. Je toussote. Elle rit.
- T'es triste, Oscar ?
- …
- T’avais pas l'air de me parler de votre couple comme quelque chose de merveilleux, alors j'ai du mal à comprendre.
- Pas grave. Je ne te demande pas de comprendre.
Je pensais fumer en silence, mais elle n'est pas de cet avis. Elle se rapproche de moi.
- Si t'es trop triste, plutôt que de courir à travers la ville en espérant échapper à je sais pas quoi, tu sais où j'habite. Juste deux étages au-dessus de toi. J'ai de la tequila et un canapé confortable.
L'évocation du canapé me tire une grimace. Dans les ruines de notre histoire, demeure intact le canapé. Ce fut le lieu d'éclosion de ce que nous avons construit ces quatre années. Ce fut l'endroit où j'y ai mis fin. Maudit, maudit canapé.
Raquel se débarrasse de son mégot, se frotte les mains, et me regarde une dernière fois.
- Bon. Moi, je n'ai pas l'intention de courir. Je rentre.
Elle se penche sur moi. Elle est là, à moins d'un mètre. Cette bouche parfaitement rouge s'entrouvre, son haleine de tabac se mêle à l'odeur de ma propre cigarette. Je fixe beaucoup trop sur cette bouche.
- Bonne nuit, Oscar.
Elle se redresse, et me quitte. Je regarde à nouveau la rue, les badauds, les touristes fêtards. Je l'entends taper le digicode et ouvrir la porte. Alors, d'un élan venu de nulle part, je dis :
- C'est mon anniversaire, aujourd'hui.
Un court silence suit ma tirade, puis, dans mon dos, sa voix suave me répond :
- Peut-être que si tu montes, je trouverai un cadeau à t'offrir.
La porte se referme. Je soupire lassement. Il faut se rendre à l'évidence : il est bientôt minuit, la journée touche à sa fin, je n'aurai pas de message de sa part à elle. Peut-être même jamais plus. Toute la journée, j'ai attendu un mirage. Ce silence scelle définitivement la fin dans mon esprit. Je prends le temps de finir ma clope, l'écrase contre la balustrade et la jette dans le cendrier. Puis j'entre à mon tour dans l'immeuble et me dirige vers les escaliers.
Ce n'est pas à mon étage que je m'arrête.
❝
j'avais dessiné sur le sable
son doux visage qui me souriait
puis il a plu sur cette plage
dans cet orage, elle a disparu
et j'ai crié, crié "Aline !" pour qu'elle revienne
et j'ai pleuré, pleuré, oh ! j'avais trop de peine
je me suis assis auprès de son âme
mais la belle dame s'était enfuie
je l'ai cherchée sans plus y croire
et sans un espoir, pour me guider
et j'ai crié, crié "Aline !" pour qu'elle revienne
et j'ai pleuré, pleuré, oh ! j'avais trop de peine
❞
Aline - Christophe, 1965
Annotations