Chapitre 18.1
NB : dans ce chapitre, les dialogues en espagnol apparaissent en italique.
Dans la tête d'Oscar.
Je reste scotché sur sa silhouette disparue derrière le portillon. Magistrale Alix Lagadec : débarquée en surprise, évaporée en un claquement de doigts. Lorena me tire de mes pensées :
- Oscar ? Vous n'allez pas rester dehors ?
- Euh, non, non.
Toujours accroupi, je regarde Andreas. Lui, c'est de moi qu'il ne décroche pas ses deux billes noires. Ce que j'y lis est une évidence : ce n'est pas qu'il ne veut pas être là, mais il a un peu peur, forcément. Sa mère vient de le larguer en dix minutes et il se retrouve seul au milieu de nulle part, désormais. Je lui souris. Je crève d'envie de le prendre dans mes bras, mais je me retiens : il va falloir y aller avec délicatesse. C'est lui qui mène la danse.
- Tu viens ? On rentre dans la maison ?
Il regarde dedans. Il regarde la cabane. Il hésite. À quoi peut-il bien penser ? Quels sont ses souvenirs, exactement ?
Finalement, il avance dans l'entrée. Il regarde Lorena. Elle lui adresse un immense sourire. Je les suis et referme la porte. Elle se penche sur lui et va pour le toucher, mais il recule. Elle se ravise, et se contente de dire :
- P'tit bonhomme, ça fait plaisir de te revoir, tu sais ?
Il l'observe sans répondre, puis se penche vers le côté. Ce qui l'intéresse se situe quelques mètres derrière ma sœur : Raquel, restée en retrait, qui nous rejoint.
- Ça y est, elle est partie ?
- Oui.
- Non mais elle aurait pu prévenir, c'est quoi ce délire, là ? T'es bien gentil de pas l'avoir envoyée chier, Oscar !
Je vois ma sœur se crisper.
- Alix est la bienvenue ici, hein ! C'était chez elle y'a encore un an !
Raquel a l'air outrée.
- Et alors ? Ça n'est plus le cas, je te signale ! Et puis t'as pas à me dire qui est la bienvenue dans MA maison !
- C'est pas plus ta maison que celle du roi d'Espagne !
- HEY OH !
J'ai parlé plus fort qu'elles. Non mais elles sont sérieuses ?! Elles se regardent avec animosité, et Raquel reprend la parole en premier.
- Elle me parle mal !
- Elle parle mal d'Alix !
- Han mais on s'en contrefout de comment je parle de cette fille, ok ?
Je lève la main pour les faire taire de nouveau. Mon regard passe de l'une à l'autre. J'en ai assez de leur conflit permanent. Elles ne peuvent pas s'encadrer – qu'est-ce que je regrette la complicité d'Alix et Lorena ! Raquel proteste de nouveau :
- Oscar, tu devrais me défendre ! Elle n'a pas à décider de qui est autorisé à foutre les pieds ici !
J'inspire longuement, laissant peser le silence, histoire que les esprits se calment.
- Cette maison appartient à deux personnes : moi, et par extension, Andreas. Il est le seul dont la présence est indiscutable ici. Vous avez intérêt à vous calmer si vous ne voulez pas qu'on vous foute à la porte, l'une et l'autre. C'est lamentable de vous comporter ainsi devant lui !
Lorena fait profil bas, et Raquel retient ses mots. Je n'y prête pas attention : je m'agenouille près du petit garçon qui n'a ni bougé, ni bronché.
- Je suis désolé, Andreas. Est-ce que ça va ?
Il les regarde avec gravité, puis se tourne vers moi, et me demande en français :
- Toi t'avais dit qu'on va faire un gâteau d'anniversaire.
- Euh... Oui, bien sûr, j'ai dit ça ! bredouillé-je, surpris par le changement de sujet.
- Il faut mettre des œufs dedans !
- Ah, oui, c'est exact. On va voir ça dans la cuisine ?
Un large sourire étire ses lèvres. Mon coeur rate un battement à cette vision merveilleuse. Je me relève, et lui indique le chemin. Il se dirige avec conviction vers le frigo.
- C'est là les œufs ?
- Oui !
Je prépare un à un les ingrédients : farine, lait, sucre, levure, chocolat, et les œufs auxquels il a l'air de tenir particulièrement. Lui, il est déjà perché sur une chaise, et me regarde avidement. Ma tête tourbillonne de ce que je suis en train de vivre : il y a même pas une heure, j'encaissais – avec beaucoup de difficultés – le fait de ne pas pouvoir souhaiter son anniversaire à mon fils. Et le voilà parachuté dans ma cuisine, sans préavis, pour tout l'après-midi.
- Bien ! Je te propose un gâteau aux pépites de chocolat, je ne vais pas avoir grand chose d'autre...
- Avec des œufs ?
- Euh... Oui, oui.
- C'est moi qui casse les œufs !
- Bien sûr ! On va commencer par ça, d'ailleurs.
J'entends ma sœur se racler la gorge. Je lève les yeux : Lorena s'est assise en bout de table, et Raquel est restée dans l'encadrement, les bras croisés. Elles me gonflent. Je ne vais pas les supporter.
- Il ne va parler qu'en français, tu crois ?
- J'en sais rien.
C'est vrai que c'est curieux. Il m'a bien signifié que ma langue est l'espagnol, et il ne l'emploie absolument pas.
- C'est dommage, on ne comprend rien de ce qu'il dit !
Oui... Et cette constatation me laisse songeur. Sait-il qu'il n'y a que moi qui puisse le comprendre ?
- Pas grave, écoutez : je vous traduirai. Et puis lui, il vous comprend parfaitement bien en revanche.
- Bon... J'appelle Papa et Maman pour qu'ils viennent ?
Une initiative que j'ai envie d'approuver, mais ce n'est pas du goût de Raquel, qui ouvre les bras avec agacement.
- Mais je rêve, elle invite les gens chez nous quoi !
- Chez OSCAR ! C'est pas chez toi, ici, on l'a déjà dit !
- Lorena !, grondé-je. Premièrement, arrête d'agresser Raquel. Deuxièmement, on ne va pas se précipiter...
- Oscar, tu plaisantes ? On va pas leur cacher la présence du p'tit ! Moi je cautionne pas ça, ils rêvent de le revoir !
- Je sais ! Je dis pas qu'il faut leur cacher ! Juste... On peut y aller doucement ? Vous pensez à lui, un peu ? Il débarque ici sans sa mère, il ne se souvient probablement plus de grand chose, il tombe sur des furies qui crient dans la maison et en plus de ça, vous voulez rameuter tout le quartier ?
- Ah, non, dément Raquel en s'approchant. Moi au contraire je pense qu'on devrait rester en petit comité : seulement toi, le petit et moi. Pour faire connaissance.
Elle le fait exprès pour enrager Lorena, c'est pas possible ! Ça fonctionne à merveille : ma sœur bondit sur sa chaise et s'apprête à répliquer avec véhémence. Je lui coupe l'herbe sous le pied :
- Je vous assure que je n'aurai aucun scrupule à vous virer de chez moi si vous n'êtes pas capables de vous comporter en adultes décentes.
- Mais, Oscar !
Je commence à perdre patience, mais un léger craquement détourne mon attention vers mon petit voisin.
- Oh... Oh...
Andreas me regarde d'un air coupable. Dans le saladier, un malheureux œuf vient de connaître un funeste destin, et une multitude de petits morceaux de coquille flotte au milieu du jaune qui s'étend dans le récipient. Ah. J'observe sa mine dépitée et... je ne peux m'empêcher de rire. Il reste prudent un instant puis me gratifie d'un sourire qui ferait tomber n'importe qui. Dios, il a un potentiel charme éloquent.
- Oh, c'est pas grave hein, on va partir à la pêche ?
Il me sourit toujours et entreprend de m'aider à récupérer les dégâts.
- Tu cuisines aussi bien que ta mère, dis-moi ?
- Mamá ne fait pas la cuisine.
- Non. Évidemment.
Je n'en saurai pas plus, et ne vais pas aller chercher les détails. Sans m'adresser un regard, il demande :
- Yayo* et Yaya* ils vont venir ?
[*surnoms affectueux donnés
aux grands-parents en Espagne]
Je me fige. Eh bien, il sait taper dans le mille !
- Tu voudrais les voir ?
- …
- Eux, ils adoreraient te voir.
- …
Il porte toute sa concentration sur un minuscule morceau de coquille récalcitrant. J'attends qu'il réussisse, enfin, à le faire glisser jusqu'au bord du saladier.
- Bien ! On a tout enlevé, je crois ?
Il approuve d'un signe de tête, et je lui propose les autres œufs. Une fois tous cassés, il recouvre enfin la parole :
- Yayo et Yaya ils vont venir manger le gâteau.
- C'est vrai ? On les invite pour le goûter ?
- Oui.
Je lui tends le fouet pour qu'il mélange, puis lève les yeux vers ma sœur.
- Appelle Papa et Maman. Dis-leur de venir pour dix-sept heures. Ils ont une invitation officielle.
Elle sourit de bonheur, dégaine son téléphone et s'éloigne. Raquel la regarde faire d'un air mauvais, puis revient à moi, boudeuse.
- Raquel...
- T'as osé dire que c'est pas ma maison !
- Vous avez osé l'accueillir avec une dispute.
Elle prend un air désolé.
- J'aurais vraiment préféré faire sa connaissance en tête-à-tête plutôt qu'au milieu de tout ce cirque, là !
- Je sais, je suis désolé. Je n'avais pas vraiment prévu tout ça !
- T'as intérêt à dire à ton ex de pas recommencer, on débarque pas chez les gens comme ça sans prévenir hein ! Non mais elle se prend pour qui ?
Ma pauvre Raquel, autant demander à Alix de changer d'ADN. Une petite voix fluette nous interrompt.
- Est-ce que tu vas dire à tata Lorena de partir ?
Je descends les yeux vers Andreas. Il me regarde d'un air fermé.
- Non, pas du tout ! Elle va rester, tata, si tu es d'accord ?
- Oui.
- Bien.
Il me tend le fouet.
- C'est dur. Tu fais.
J'approuve, et lui propose de verser le sucre par-dessus mes mouvements. Il obtempère, puis affirme :
- Je connais pas elle.
Je l'interroge du regard. Ses billes noires me fixent, puis il se tourne vers Raquel avec une expression peu avenante.
- C'est... C'est Raquel.
Il la dévisage avec méfiance.
- Elle est pas dans le livre bleu.
- Quel livre bleu ?
- Celui de ma chambre, tu sais ? Mamá elle a mis toutes les photos dedans.
- Euh, d'accord... Mamá t'as donné un livre avec des photos ?
- Oui ! Des photos de toi et aussi de Yayo et de Yaya. Et aussi de tía Lorena, et de tío, et aussi de les petites filles.
- Les petites filles ? Tes cousines ?
- Oui.
Oh, wow. Je n'avais pas espéré qu'Alix fasse un truc pareil.
- Mais elle, elle est pas dans le livre bleu.
- Non.
Et c'est pas prêt d'arriver, si tu veux mon avis !
- Qu'est-ce qu'il dit sur moi ?
- Il me demande qui tu es.
- Qu'est-ce que tu réponds ?
- « Une vieille sorcière », dis-je avec un sourire.
- Hey !
Elle essaie d'avoir l'air outrée, mais finalement, elle rigole.
- Tu crois que je peux lui parler ?
- Bah, enfin, Raquel ! Bien sûr que oui. Il comprend l'espagnol, je t'assure.
Raquel s'approche et s’assoit en face de nous. Andreas ne l’accueille pas vraiment chaleureusement : il fronce le nez et les sourcils en la voyant faire. Bon.
Lorena revient, me confirme que nos parents arriveront dans une heure, et ne manque pas de souligner le bonheur suprême qui se dégageait du téléphone. On continue les mélanges : farine, levure, et enfin, les pépites de chocolat. Andreas en gobe quelques-unes au passage, me gratifiant d'un regard malicieux. Moi, c'est lui que je dévore.
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