Chapitre 20.3
quelques mois plus tôt...
Barcelona, Mars 2011.
Dans la tête d'Oscar.
Je sors du tribunal et m'arrête au pied des marches. Je soupire de soulagement : ça, c'est fait. Après une année entière à tester ce nouveau mode de fonctionnement, nous avons gravé dans le marbre notre nouvelle organisation : il est désormais acté que je récupère Andreas la moitié de chaque vacance scolaire française, soit à peu près une semaine tous les deux mois, et quatre semaines en été. C'est le minimum vital, mais on ne peut guère faire mieux. Je mesure le chemin de croix pour en arriver là : trois ans de patience à vivre selon les désirs d'Alix Lagadec, c'était long, bordel. Personne ne viendra me féliciter, bien entendu, mais j'ai presque envie d'être fier de mon sang froid et de ma diplomatie. J'ai pris sur moi, mon dieu que j'ai pris sur moi. Je n'avais plus autant éprouvé ma capacité à encaisser que depuis l'époque où je faisais du tennis en compétition. On louait ma détermination et mon mental, à ce moment-là. C'était avant que je ne m'effondre complètement sur moi-même. C'est fou comme j'avais réussi à passer d'un extrême à l'autre. Au moment où j'ai lâché la raquette, j'ai aussi lâché ma ténacité et ma volonté. Je ne me croyais plus capable de mener un combat aussi âpre. Mais un jour, mon père m'avait dit « Ne lâche pas ce match-là ». Ça avait activé des diodes éteintes depuis longtemps en moi. Je me l'étais répété comme un mantra. « Ne lâche pas ce match-là ». Je ne l'ai pas lâché. Je ne dirais pas que je l'ai gagné, aujourd'hui, mais le résultat me satisfait.
- Content, Vázquez ?
Je me retourne. L'autre timbrée allume sa clope à un mètre de moi. Il y a une place démesurément grande au pied du tribunal, des arbres, des palmiers, des parterres, des bancs, une fontaine ! Mais non, c'est juste là, à ma droite, qu'elle décide de se poser ! Quelle plaie.
- Mmm. Surtout content d'en avoir terminé avec toi.
- Oh, oh. C'est pas gentil, ça. J't'avais presque pris en amitié, moi, à force de te parler un jour sur deux. J'vais quand même garder ton numéro, au cas où l'envie me prend d'insulter quelqu'un.
Elle sourit, cette grande bécasse. Une fois de plus, Alix s'était déchargée des affaires juridiques et avait envoyé « son avocate » signer à sa place. Une fois de plus, je m'étais présenté seul, sans une seule ligne de défense, espérant simplement que l'on grifferait vite et bien ce précieux nouveau contrat. Rapide, ça l'avait été : dans les histoires d'accords à l'amiable, les juges ne perdent pas trop leur temps à chercher des noises aux parties.
- Trouve-toi une autre victime, et faisons une trêve à durée indéterminée, suggéré-je avec lassitude. Ou bien trouve-toi une gonzesse, ça occupera tes soirées.
- Hey ! J'passe déjà mes soirées à élever ton gamin, ça prend du temps ces p'tites bêtes-là !
Boum. Putain, elle ne peut pas s'empêcher de me boxer.
- Je ne serais pas contre l'avoir avec moi chaque soir.
- Pfeuh ! Ta pétasse, elle serait ravie comment, d'avoir le marmot chez elle tous les soirs ?
Putain, putain, putain. J'avise la rue à ma gauche. Le bus qui me conduira jusqu'à mon quartier est dans cette direction. Je n'avais pas l'intention de m'y précipiter, mais ma foi, si cela peut m'éviter sa présence...
- Eh, Vázquez ? Tu réponds même pas ?
- Qu'est-ce que tu veux que je réponde ?
- Tu ne fais même pas l'effort de défendre ta nana ?
- Oh, waouh, elle a l'honneur d'être nommé par un mot à peu près correct, maintenant ?
- T'attends quoi de moi, que je l'appelle « ta douce chérie » ?
- J'attends de toi que tu ne parles pas d'elle, je te l'ai déjà dit.
Les mains vissées dans les poches, je regarde les passants en silence. Je sens son regard sur moi. Pourquoi ne m'enfuis-je pas ? Elle va me parler, c'est sûr. María ne sait pas rester silencieuse. Et statistiquement, ce qu'elle va me dire a 80% de risque d'être désagréable. Pourtant, je reste.
- Y'a un truc que j'comprends pas, Vázquez.
- Si ça concerne le tennis ou la kinésithérapie, je serai ravi de t'expliquer. Éventuellement, si ça concerne la voile aussi. Sinon...
Ça la fait rire. On sera donc dans le 80% désagréable.
- Sérieux, Vázquez. Qu'est-ce qu'elle a de mieux qu'Alix, cette fille ?
- Pourquoi serait-elle mieux ?
Sa cigarette reste en suspens devant sa bouche. Elle est surprise de ma réponse. Ce n'était peut-être pas la bonne chose à répondre, d'ailleurs... Elle cligne les yeux, puis devant mon silence, ajoute d'un ton ahuri :
- Bah, t'as jeté Alix pour elle ! Me dit pas que t'as envoyé en l'air ta vie pour une nana moins bien ?! T'es pas con à ce point-là ?!
- Tu réécris l'histoire à ta sauce, là..., grommélé-je.
- Comment ça ? Moi je ressors juste ce qu'Alix m'a dit !
- Bah peut-être qu'il faut toujours écouter les deux versions d'une histoire...
- Alix est ma cliente, je ne peux pas écouter une autre version que la sienne !
- Bon, bah dans ce cas... Parfait.
- ... Si tu voulais apporter ta version, fallait le faire avant, non ?
- Non mais tu plaisantes ?! J'ai fais que ça, supplier de pouvoir parler à Alix pour qu'on s'explique ! C'est toi qui m'as empêché de le faire ! « Non, Alix veut plus te parler ducon, elle va se casser très loin et tu vas pas la suivre, la communication ça passe que par moi GNAGNAGNA » !
Elle se sent bête. Ah ! María Delgado, qui se sent bête : je mérite une médaille pour cet exploit !
- Je... respectais les volontés d'Alix.
- Eh bah très bien ! Tu devrais être en paix avec ta conscience : ça valait mieux de respecter les demandes de ta meilleure amie plutôt que te laisser embobiner par son connard de mec de toute façon, non ?
- Arrête, Vázquez, j'ai jamais pensé que t'étais un connard.
- Oh, j'en suis fort aise. Je dormirai enfin en paix ce soir !
Je secoue la tête avec hargne. Quel sketch, vraiment !
- On s'en fout, de toute façon, de la vraie histoire. Qu'est-ce que ça change, maintenant, hein ? C'est du passé.
- Ça change que je comprendrais peut-être un peu mieux votre énigme, à tous les deux. Parce que là, ce que je crois percevoir me fait halluciner, Vázquez...
- Et qu'est-ce que j'en ai à foutre que María Delgado comprenne ce qui s'est passé avec mon ex, hein ? Va te trouver d'autres veuves et orphelins à défendre, et lâche-moi la grappe !
Elle me regarde avec une espèce de désolation. Ça me gonfle : je crois que recevoir sa pitié, c'est pire que ces trois années à recevoir ses vacheries.
- T'es un con, Oscar. T'es infiniment con.
- Allez, allez, c'est bon ! 'Bien pour ce genre de phrases que j'suis ravi qu'on en ait terminé, toi et moi !
- Et pourquoi on en aurait terminé ?
- Bah ! On a trouvé une planification de garde satisfaisante, Alix accepte désormais de me reparler, je n'ai donc plus besoin de toi !
- Toi, non... Mais moi, j'vais p'tet avoir besoin de toi.
Ah ben ça, c'est la meilleure ! Qu'est-ce qu'elle me veut, maintenant ?
- On peut savoir pourquoi ?
- Alix a un mec.
Ouch.
Je fais un effort démesuré pour rester de marbre, mais en vérité, je reçois cette nouvelle comme un poing dans la gueule. J'essaie d'articuler le plus calmement possible :
- Ah. C'est bien.
Intérieurement, ça me fait l'effet d'une explosion. Une explosion qui fait remonter à la surface plein de choses que j'avais pris soin d'enterrer. Une explosion qui m'arrache tout là-dedans. Merde. J'avais pas prévu ça. J'ai pas prévu de finir cette journée en petits morceaux. Tu déconnes ou quoi, Oscar ? Reprends-toi !
Elle grimace.
- J'sais pas si c'est bien. On verra.
- Et pourquoi pas ?
- J'le sens pas, ce mec. Je me méfie. Alix... Je la sens fragile. J'ai pas envie qu'il lui arrive des bricoles. Pas encore. Et lui... J'aime pas sa gueule.
- Ah parce que t'aimais la mienne ?
- Carrément. J't'ai aimé dès qu'j't'ai vu, toi.
- Ah.
Wow. Je ne m'attendais pas à un tel aveu. Elle soupire en regardant au loin. J'attends un peu, puis demande :
- Je ne vois pas bien le rapport avec le fait que tu aies besoin de moi, en toute franchise.
- Elle veut te le présenter.
Génial. Un frisson me parcourt à cette idée. Un frisson de dégoût, clairement. Allons, allons, Oscar ! Soit un peu rationnel ! C'est bien, qu'elle se permette enfin d'avancer !
- Tu me diras ce que t'en penses.
- Quoi ?! C'est là-dessus que tu auras besoin de moi ?
- Ouaip.
- Hors de question. Je te dirai rien du tout. On ne va pas parler de son mec dans le dos d'Alix.
- Ah ouai, tu vas être de ce genre-là ? Tu vas ENCORE fermer ta gueule ?
- Exactement.
Elle secoue la tête.
- Tsss. Ok, ok. Je serai seule à la driver, une fois de plus.
- Non mais vraiment, María ! Tu me demandes quoi là ? Que j'ai un avis sur le mec de mon ex ? C'est indécent !
- Et si c'est un énorme con ?
- Pire que moi, tu veux dire ?, raillé-je.
- Ouai, tout à fait, ouai !
Je soupire. Je vais avoir un mal de chien à rester neutre vis à vis de ce gars. Alors, si elle me pousse au vice...
- Non, María. Si Alix tient à me le présenter, je le rencontrerai, mais je n'émettrai pas d'opinion à son propos. Elle est suffisamment grande et sûre d'elle pour savoir ce qu'elle fait. Je lui fais confiance.
Elle me dévisage longuement. Je ne sais pas ce qu'elle cherche, mais elle m'agace. Enfin, elle secoue la tête.
- T'es con, Vázquez. J'hallucine de constater l'étendu de ta connerie.
- Bon, hein. J'en ai assez entendu. On se sépare sur ça, tu ne m'en veux pas ?
- Si, je t'en veux. T'imagines pas à quel point je t'en veux. Mais tant pis, hein. Le premier qui morfle de tes conneries, c'est toi-même. J'espère juste qu'Alix, elle ne va plus trop manger dans la gueule.
Bordel, qu'est-ce qu'elle me veut à la fin ? Pourquoi elle me balance toutes ces saloperies, encore et encore ? Elle me pointe du doigt.
- Tu sais un jour, elle m'a dit un truc chelou, du genre « Oscar ferme sa gueule même quand la situation ne lui plaît pas, il laisse les autres faire et il souffre en silence ». Je ne savais pas trop où elle voulait en venir. Aujourd'hui je vois plus que clairement.
- Mais merde, à la fin ! Alors quoi, je devrai rencontrer son mec et lui dire que je l'aime pas ? Mais de quel droit je ferais ça ?
- J'sais pas, pose-toi les bonnes questions !
- Mais moi-même je vis avec quelqu'un d'autre !
- Là aussi, pose-toi des questions ! Tu sais même pas pourquoi t'es avec ta pétasse là !
- La ferme, putain ! La vie continue après une rupture, j'essaie de mener la mienne, Alix essaie de mener la sienne, tu devrais être contente au lieu de faire des sous-entendus de merde !
- Ok, ok. J'suis contente. Et toi, t'es content ?
- Bah oui !
Elle fronce les sourcils. Je l'aurai insultée qu'elle n'aurait pas été plus contrariée.
- T'es con, Vázquez.
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NB : J'ai eu du mal à écrire ce dialogue. Il ne me satisfait pas entièrement. L'idée est que : Oscar voit cette signature comme "la page rupture se tourne tout à fait" et maintenant qu'il a obtenu satisfaction pour la garde d'Andreas, il peut aller de l'avant. La revelation de María fait l'effet contraire : le fait réaliser que rien n'est cloturé en son fort intérieur.
Quand à María, elle se rend compte qu'elle s'était leurrée sur le comportement et les intentions d'Oscar, et ça la consterne d'imaginer que peut-être que la rupture aurait pu être évitée... Mais maintenant, c'est très (trop) tard !
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