Chapitre 23.2

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Alix.

 Un vague filet de lumière parvenant de la rue cisaille l'obscurité de mon salon. Le rayon lumineux du lampadaire semble m'effleurer. Je reste à l'écart. Je nage en eaux troubles. Enfin, je nage... Je patauge. Je me débats dans la noirceur qui m'enveloppe. Je me débats ? Je me laisse aller. La déferlante m'entraîne et je ne sais pas avancer contre elle. Je n'en ai pas la volonté. Je suis un arbre mort qui flotte à la surface. Les vagues me ballottent à droite, à gauche. M'immergent, m'émergent. Je suis en apnée.

 L'obscurité. L'apnée. Combien de temps a pu s'écouler ? Deux jours, si j'en crois le calendrier.

 On sonne à mon interphone. On vient troubler le silence de plomb qui règne dans ma caverne. On vient déranger ma nuit. Va t'en, "On". Il semble que "On" est du genre déterminé. On sonne encore. Dégage, "On", fous-moi la paix ! Y'a personne, j'suis pas là !

 Oh, ça tangue encore. L'acidité remonte jusqu'à brûler mes cordes vocales. Je file vider le maigre contenu de mon estomac. Je sens la brûlure depuis mes entrailles jusqu'à ma langue, je la sens comme une purge de l'intérieur. Tout est glacial autour de moi mais ce feu me consume. Beurk. Un râle s'échappe de ma gorge. Je me laisse glisser sur le carrelage au pied des toilettes. Ma vision se trouble, sont-ce des larmes ? Encore ? Ou est-ce la faiblesse de mon corps qui croît ? La douleur qui m'emporte ?

  • Alix ?

 Hein ? Qu'est-ce que... ? Des pas approchent, la porte s'ouvre.

  • Alix ?! Oh, Alix... Qu'est-ce que tu fais par terre, ça va ?
  • O... Oscar ?! Qu'est-ce que TOI tu fous là ?

 Il me fixe avec inquiétude.

  • T'es blessée ? T'es tombée ?
  • Non, non. Si, je suis tombée mais, pas blessée.
  • Ta tête a cogné ? Tu peux te relever ? Viens, ne reste pas là.

 Il se penche et m'offre son bras. Je le refuse. Je m'appuie sur le rebord des WC pour me lever, déploie mon corps maladroit et vacille. Il me rattrape de justesse.

  • ¡ Alix, joder ! Mais ça va pas du tout ! T'es pâle, t'es en sueur ! Qu'est-ce que t'as ?
  • Malade...
  • Mais t'as chopé quoi pour être à ce point-là ? T'as pas mangé depuis combien de temps ? T'as l'air...

 Il ne finit pas sa phrase. Les adjectifs pour décrire mon état ne doivent pas manquer, mais il a la décence de n'en utiliser aucun. Je soupire, et cherche à sortir d'ici. Il me barre le passage.

  • Attends. Andreas est dans le salon. Il veut... te voir.

 Je souffle avec hargne.

  • Pourquoi vous êtes là, putain, Oscar ?
  • Tes messages d'hier... je ne sais pas, ils étaient flippants. J'ai pas compris ce qui se passait.
  • Mais qu'est-ce que t'as pas compris ? Je te demandais de garder Andreas avec toi en Espagne, et toi qu'est-ce que tu fous ? Tu débarques ici avec lui ? Mais t'es con, putain !
  • Tu ne répondais pas !
  • J'ai besoin qu'on me laisse tranquille !

 Il me dévisage. J'ai envie de l'insulter mais, en même temps que ma colère, une nouvelle éruption volcanique remonte depuis mon estomac. Je crache mon âme une nouvelle fois. Il s’accroupit près de moi et me retire les cheveux en arrière. Je le repousse.

  • Laisse-moi, Oscar. Va t'en, laisse-moi !
  • Non.

 Le ton est ferme, l'affirmation irrévocable.

 Je suis passée par la salle de bain me jeter une vague d'eau au visage, dans le but désespéré d'avoir une tête présentable, puis suis allée saluer mon fils avec mes plus beaux talents d'actrice folle de joie. Oscar a rapidement mis fin à nos retrouvailles, argumentant que j'étais très malade et que j'avais besoin de repos.

 Il revient de coucher notre fils, et me rejoint sur le balcon. Je fume en regardant les lumières nantaises danser devant mes yeux brouillés. Il gèle. Je grelotte en m'accrochant à mon mégot. Ce n'est que parce que mon corps tremble que je remarque qu'il fait froid : mes sensations, elles, sont dans un état d'anesthésie très avancé.

  • Tiens.

 Oscar me tend un plaid et, devant mon inaction, il entreprend de m'emmitoufler dedans. Je ne vois pas la différence. Couvre-t-on les arbres morts ?

 On reste dans le silence durant une éternité. Je sens son regard sur moi. Je rallume une clope, mais la première taffe m'irrite les bronches et me fait tousser. Toux qui ravive des haut-le-cœur violents. Tel est mon cercle vicieux depuis que je suis rentrée de Paris : clope, toux, vomissements. Ah, putain, quel enfer !

  • Alix ? Ça va ?
  • Non.

 Oscar tend le bras et constate le cendrier débordant, mais aussi les paquets chiffonnés à côté... et l'actuel à moitié vide.

  • C'est pas ta consommation du week-end, quand même ?

 Je hausse les épaules et ravale ma salive : je ne vais pas encore aller vomir ? Qu'est-ce que mon corps va trouver à rendre, au bout d'un moment ? J'ai l'impression d'avoir vidé le triple de ce que j'ai ingéré depuis vendredi.

  • Alix, qu'est-ce qui se passe ? Pourquoi t'es dans un état pareil ?
  • Malade !
  • Non. T'es pas juste malade, c'est pas possible...
  • Si !
  • Alix... Je ne vais pas gober ça. Tu fumes un bureau de tabac entier, t'as les yeux éclatés, tu envisages de faire louper quinze jours d'école à ton fils alors que tes parents pourraient s'occuper de lui si ce n'était qu'une histoire de virus... C'est pas une histoire d'être malade...

 Je regarde loin devant moi. Je ne peux pas répondre : je sens que l'effort de parole me provoquerai soit de nouveaux vomissements, soit une nouvelle salve de pleurs. Je n'ai envie de ni l'un, ni l'autre. Oscar semble, une fois n'est pas coutume, bien mal à l'aise avec le silence.

  • C'est Arnaud, hein ? Il t'a quittée ?

 Quatre mots comme un uppercut. Et moi, comme un adversaire qui aurait déjà reçu trop de coups pour pouvoir se mettre en position de défense, je m'écroule sur celui-là. J'entends Oscar pester à mes côtés.

 Pleurer sous 2°C est une expérience sensorielle fascinante : mes larmes me gèlent le visage et me font un drôle d'effet de brûlure sur la peau. Aussi, je renifle inélégamment mais arrive à peine à sentir la froideur de l'air pénétrer dans mes voix respiratoires déjà trop sollicitées par mes excès de tabac de ces dernières quarante-huit heures. Je tousse tellement que de nouveau, l’écœurement remonte jusqu'à ma gorge. Oh, merde. Je quitte précipitamment le balcon et jette ma tête dans l'évacuation la plus proche : ça sera l'évier de la cuisine. Eurk. J'en peux plus de vomir mes tripes. Je finis par relever la tête mais un nouvel étourdissement m'amène proche du malaise. Je sens des bras me soutenir.

  • Ohlàlà, Alix... Attends, laisse-moi faire.

 Oscar me soulève et me dépose sur le canapé. Rapidement, il place un verre d'eau dans ma main et un linge mouillé sur mon front. Je bois et mine de rien, j'apprécie la simplicité de l'eau qui coule dans ma gorge. Enfin, je lève les yeux vers lui. Il a bien du mal à masquer son inquiétude. D'un murmure, je le remercie. Il me fixe comme une petite chose toute fragile.

  • Alix... Tu vas vraiment mal.
  • Oui.
  • C'était pas juste une rupture ? Il s'est passé quelque chose ?
  • Pas envie.
  • … Ok.
  • Oh...

 Le verre d'eau s'apprête à faire un aller-retour. Je mobilise mes dernières forces pour retenir ce réflexe vomitif infernal.

  • Waouh, t'es malade comme un chien, j'ai l’impression de te revoir au début de la grossesse d'Andreas...

 Silence. Je vois le visage d'Oscar se décomposer en réécoutant sa propre phrase.

  • Oh... C'est pas... ?

 Je fonds en larmes. Ça sera ma seule réponse, mais je crois qu'elle est très claire.

  • Oh merde... Mais... tu lui as dit, à Arnaud ?

 Au milieu de mes larmes, j'approuve.

  • Il t'a quitté en sachant que... ?

 J'approuve de nouveau, et je sens mes dernières miettes de dignité s'envoler dans les vents de l'humiliation et l'abandon qui se sont abattus sur moi ce week-end.

 Il me faut un long moment avant de réussir à me calmer. Enfin, à bout de souffle, épuisée, vidée, je me lève, rejoins le balcon et rallume une énième clope. Oscar me suit comme mon ombre, c'est insupportable.

  • Euh, Alix, t'es sûre, pour la cigarette ?
  • Ta gueule, Oscar.

 Il obtempère. Du coin de l’œil, je remarque qu'au-delà de l'inquiétude et l'incompréhension, il y a quelque chose de plus dur dans son expression. Mâchoires serrées, sourcils froncés : son visage trahit une colère muette. Je m'enveloppe sous le plaid et finis ma besogne. Seules mes expirations troublent le silence de la nuit. En bas, on devine la vie de la ville mais, ce balcon demeure relativement tranquille. Enfin, j'écrase mon mégot et me tourne vers lui. Il me regarde avec tellement de compassion, que j'en ai envie de le frapper. Je ne veux pas de sa compassion. Quel comble, non mais, franchement !

  • Ne me regarde pas comme ça. Garde ta pitié pour toi. Et ne défais pas ta valise : demain tu rentres.
  • Ok pour les deux premiers. En revanche, je reste.
  • Non.
  • Si.
  • Oscar, casse-toi de chez moi ! Qu'est-ce que tu fous là ? Qu'est-ce que t'en as à foutre de ce qui m'arrive, hein ? C'est quoi, ce délire ?
  • Alix, tu ne peux pas rester seule. Regarde-toi !
  • Mais quoi, regarde-toi ? J'ai pas envie de me regarder, OK ? Et j'ai pas non plus envie d'un idiot empoté dans les pattes qui me regarde chialer toute la journée en silence, parce qu'il ne sait pas quoi me dire ! J'ai pas envie de traîner ma peine devant toi ! Tu m'as vue ? Oui, tu m'as vue ! T'en penses quoi ? Ça te fait quoi, de me voir comme ça ? Ça te rappelle rien ? T'as l'impression que si tu me consoles cette fois-ci, ça te pardonnera de m'avoir jeté comme une merde et mise dans le même état il y a cinq ans ? Bah non, Oscar Vázquez, ça ne pardonne rien. Un coup de poignard n'en efface pas un autre : ça s'ajoute. Un, plus un, plus un. Qu'importent les pansements que tu essaies de mettre dessus. La cicatrice est toujours là.

 Bien évidemment, il ne répond rien. Il reste planté devant moi et se mange ma haine sans broncher. Après tout, je n'avais jamais vraiment pris la peine de la lui cracher au visage. Je suis furieuse, désormais : furieuse de tellement de choses, mais là tout de suite, puisqu'il est là, il fera office de punching-ball.

 Je passe devant lui pour rentrer à l'intérieur, et lui balance le plaid.

  • Tiens. T'en auras besoin pour cette nuit.
  • Merc...
  • Démerde-toi avec Andreas demain. L'école ouvre à huit heures quarante-cinq.
  • D'accord, où est-ce qu...
  • Et tu m'rachèteras des clopes. J'ai plus rien.

 Je rejoins ma chambre sans me retourner.

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