Chapitre 23.3

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 Le lendemain, au petit matin, je profitais allègrement de la présence d'Oscar pour ne pas me lever et le laisser emmener son fils à l'école pour la toute première fois de sa vie. Mon corps était imprimé dans mon matelas et ne semblait pas en mesure de s'en détacher. Avantage inattendu : rester en position allongée et semi-comateuse ne déclenchant aucune nausée, j'envisageais sérieusement de passer le restant de mes jours ainsi.

 Sans n'avoir aucune idée de l'heure, j'entends Oscar entrer dans la pièce et me tirer de ma torpeur. Il dépose sur mon chevet un plateau avec du pain beurré, un café et un verre d'eau.

  • Il me semblait t'avoir demandé de dégager d'ici.
  • Il me semble t'avoir répondu.
  • Pfff... Tu es une plaie, Oscar.
  • Mmm. Tiens, mange. Si je pars, je te vois mal sortir du lit et aller chercher Andreas, là.
  • C'est bien pour ça que je t'avais demandé de le garder, crétin. T'es con, vraiment.
  • Tiens.
  • Non. Pas faim. Pas soif.
  • Prends au moins ça, insiste-t-il en me tendant le verre d'eau.
  • Tout ce que j'ingère ressort violemment. Laisse-moi profiter de plusieurs heures sans vomir, là.
  • Il faut quand même que tu t'hydrates et te sucres un minimum.
  • C'est quoi ça ?
  • Une paille. Pour que tu puisses boire en restant allongée.

 Waouh. Je dois reconnaître qu'il est particulièrement attentionné. Je soupire et m'avoue vaincue : ça lui donnera peut-être l'envie de me foutre la paix, après tout.

  • Tu m'emmerdes, Oscar, tu m'emmerdes, tu m'emmerdes, tu m'emmerdes.
  • Ok.
  • Tu veux me re-sucrer avec ça ? Mes souvenirs de biologie sont vieux mais il ne me semble pas qu'on rattrape une hypoglycémie avec de l'eau plate.

 Il me regarde avec agacement.

  • Sans blague. T'as pas envie de m'apprendre mon métier, non plus ? Bois !

 Je prends la paille entre mes lèvres. Ah. Le liquide est doux et sucré. C'est agréable, en fait. Je vide le verre sans broncher.

  • Qu'est-ce que c'est ?
  • De l'eau et du miel.
  • Je n'aurai jamais eu l'idée.
  • C'est un bon moyen de s'hydrater et se re-sucrer (il hausse les sourcils avec condescendance).
  • Tu préfères me préparer des potions magiques plutôt qu'un bon vieux jus d'orange ?
  • Les jus de fruits sont agressifs pour les estomacs vides, et pire encore pour les œsophages irrités par les vomissements intempestifs. Le miel, au contraire, cicatrice et apaise.

 Je reste sans voix. Il me fait un signe de tête vers le reste du plateau mais je refuse. L'odeur du café m'insupporte, même. Je lui fais signe de s'en aller, replonge sous mes draps et me couvre totalement.

 En fin d'après-midi, tout de même, je puisais une énergie inédite pour me hisser hors du lit et apparaître aux yeux d'Andreas. Il était un peu inquiet à mon propos. « T'es très très malade, Maman ? » « … Oui » « Tu prends des médicaments ? » « … Euh, non. » « Ça va guérir tout seul ? » « … Oui, voilà. » « Papá va bien s'occuper de toi ! ». J'avais fusillé Oscar du regard, lequel avait baissé la tête sans mot dire. Andreas ne masquait pas sa joie immense d'avoir son père à la sortie de l'école : Oscar avait eu l'honneur d'être présenté à tous ses camarades mais également, apparemment, à tout le personnel de l'école.

 Me lever avait ravivé en moi les inconvénients des jours d'avant : j'ai passé la soirée à avoir envie de vomir et de fumer. Je me forçais à manger trois grains de riz – la cuisine sentait délicieusement bon et c'était un événement assez rare pour que même dans cet état, je le remarque – mais je n'avais pas pour autant le goût à me nourrir.

 Ce soir, comme la veille, Oscar me trouve sur le balcon après avoir couché Andreas. De nouveau, il me couvre d'un plaid – je n'avais une fois de plus pas songé à me vêtir – et s'assoit à distance en m'observant silencieusement. Je sais que beaucoup de moments comme celui-ci nous attendent s'il reste. Et il a l'air fermement décidé à rester, cet andouille. Il tente même de faire la conversation, tiens !

  • Andreas a l'air content, hein ?
  • Oui. Avoir son père avec lui, pour plus d'une semaine, et faire des trucs incroyablement banals tels que aller et revenir de l'école, voilà qui comble de bonheur un gamin de sept ans et demi, manifestement.
  • Mmm. C'est vrai. Je suis probablement trop peu présent pour lui.
  • C'est comme ça. Tu ne vas pas en plus me reprocher la vie que j'ai choisie ?
  • Hein ? Non ! Qu'est-ce que j'ai dit ?
  • Gnagna, je suis trop peu présent, gnagna, ça va finir en « si t'étais restée en Espagne » ça !
  • Non mais absolument pas, Alix ! Je ne disais pas ça comme un reproche envers toi... C'est moi que je visais.
  • Oui, oui. Bah restes-en là. Déjà que je supporte ta présence imposée, ne me fais pas subir tes remarques et tes états d'âme, non plus.

 Il souffle d'exaspération. Continue comme ça, Alix, tu peux l'avoir à l'usure.

  • Tu sais être incroyablement insupportable quand tu le veux...
  • Je fais tout pour, Oscar.
  • Tu m'éclabousses de ton talent en la matière. J'ai l'impression d'être en présence de María.
  • Dix ans à la côtoyer, ça laisse des traces.
  • Quelle aubaine, je suis enchanté de t'imaginer devenir aussi casse-couille qu'elle.
  • « Elle », c'est la fille qui m'a maintenue la tête hors de l'eau pendant des mois alors que tu me l'avais enfoncé plus bas que terre, alors respecte-la. Je lui dois plus que je ne saurai lui rendre.

 Oscar se renfrogne. Chaque occasion de lui rappeler son comportement minable est bonne à prendre. Ça ne m'apporte pas vraiment du réconfort mais je ne peux pas m'en empêcher.

  • Elle rentre quand de son road-trip avec sa copine, là ?
  • Début Février.
  • Mmm. Tu as contact avec elle ?
  • Pour quoi faire ? Lui raconter ce qui m'arrive et lui pourrir son voyage ? Certainement pas. T'avises pas à ça, Oscar !
  • Non, non. Eh ! Tu crois que je vais aller prévenir des gens dans ton dos ? Moi ?
  • T'as pas intérêt ! Il n'y a pas que toi que je n'ai pas envie de voir, et si t'avais pas été là, tu n'aurais jamais su que je suis... (je marque une pause. Je suis incapable de prononcer ce mot.). J'ai pas envie d'en parler à qui que ce soit.
  • Ok ! Je ne vais pas y aller non plus.
  • Très bien. Et ne viens pas me dire que t'es nostalgique de l'époque où tu avais un canal privé avec María pour parler de moi.
  • Quel enfer... C'est très bien dans le passé.

 Je grille une dernière clope dans le silence, puis je me lève et rentre. En franchissant la porte, je redépose le plaid sur le canapé. Ce canapé qui ne se déplie même pas et dont les coussins sont trop étroits pour y dormir confortablement. L'avoir à l'usure.

 Les jours se sont suivis et ont été exactement les mêmes. Je restais dans mon lit jusqu'à la sortie de l'école, puis je faisais acte de présence pour mon fils, et le soir je grillais ma peine et cherchais dans le froid hivernal un peu de sensations jusqu'à finalement re-traîner ma carcasse jusqu'à ma chambre. Oscar déployait des trésors de patience devant mon apathie et mon animosité à son égard. Aussi, il s'acharnait à me présenter trois repas par jour, se faisant docilement envoyer paître mais ne renonçant pas à l'idée qu'un jour, je remangerai.

 Le samedi me fatiguait d'avance mais Oscar accompagna Andreas au tennis – un événement qui les excitait tous les deux – puis ils se concoctèrent un après-midi entre mecs visiblement génial, à en croire l'enthousiasme de mon garçon le soir. Nous terminâmes la journée par un plateau-télé qui érigea définitivement Oscar au rang de meilleure personne au monde – au moins, tout ce qu'il perd en estime de soi au fil des vacheries que je lui balance, il le récupère dans la bouche de son fils. Le lendemain fut du même acabit : malgré des températures qui avaient bien du mal à atteindre le dix degrés, ils allèrent parcourir le très animé marché de Basse-Indre le matin, cuisinèrent avec enthousiasme leurs trouvailles – je me forçais à manger, ce qui fut accueilli comme la récompense ultime – puis retournèrent tâter de la balle fluo l'après-midi. Le dimanche soir, alors que j'honorais mon rendez-vous quotidien avec les étoiles et mes cigarettes, je devais bien reconnaître que mon casse-pied d'Ibérique avait assuré et même – oserai-je le dire ? – qu'il m'avait sacrément épaté.

 Il revient d'une longue conversation téléphonique et s'installe à mes côtés.

  • Masha s'inquiète de ce que tu deviens ?
  • Mmm. Elle prend des nouvelles. Elle te passe le bonjour.

 J'avais mis un temps fou à projeter la dinguerie de la situation dans laquelle se mettait Oscar : il avait dit à Masha qu'il s'absentait pour s'installer chez moi à durée indéterminée, afin de s'occuper d’Andreas le temps que je me remette sur pied. Il avait parlé de la rupture, mais n'avait donné aucun autre détail. Selon ses dires, elle avait approuvé sans commentaires.

 Aussi, il avait prévenu au pied levé le Centre de Barcelone qu'il posait la totalité de ses heures, et qu'il n'était même pas certain de la date à laquelle il rentrerait. Là en revanche, ça ne passait pas sans mal : son employeur l'avait sommé de revenir dès que possible, n'ayant pas moyen d'anticiper son absence, et de fait, de le remplacer. De toute évidence, Oscar ne semblait pas décidé à les écouter.

  • Oscar, pourquoi tu t'acharnes à rester ? Je suis un enfer à vivre, la Fédé te menace d'un avertissement, et Masha ne va peut-être pas apprécier que tu t'encroûtes ici... Ça va durer longtemps ? T'en n'as pas marre ? C'est quoi ton but, te foutre dans la merde jusqu'au cou ?
  • Ce sont des détails. Mon but, c'est de t'aider jusqu'à ce que tu ailles mieux. On n'y est pas.
  • Mais t'as peur de quoi ? Que je me jette du balcon ?
  • Franchement ? Je ne jurerai pas à cent pour cent que tu ne le fasses pas.

 Je le regarde en silence. Aussi mal que je puisse être, je n'ai jamais songé à en finir de la sorte. Je ne sais pas bien pourquoi, est-ce parce que je sens dans le fond, que ça ne vaut pas la peine de foutre ma propre vie en l'air pour un sombre connard ? Ou bien de la lâcheté ? Je me malmène, oui, et je trouve presque du plaisir à le faire, mais je n'ai jamais élaboré de scénario où j'écrirai une lettre d'adieu.

  • Je ne vais pas me foutre en l'air, Oscar. Je te le promets. Andreas ne mérite pas ça. Donc, rassure-toi, tu peux rentrer l'esprit tranquille.
  • Tu vas te lever le matin pour l'emmener à l'école, tu vas vous faire à manger, tu vas te nourrir, te laver, voir la lumière du jour ?
  • … N'en demande pas trop non plus.
  • Je reste.
  • Joder...

 Un nouveau haut-le-cœur avorte ma prochaine salve d'insultes à son encontre. Depuis cet après-midi, je paye mon premier « vrai » repas de la semaine : mon estomac semble trop content d'avoir enfin quelque chose de consistant à expulser. Je ne peux pas l'en empêcher.

 Je reviens dans le salon, la mine déconfite. Je suis fatiguée de cet état.

  • Oh j'en ai marre, putain de putain.
  • J'ai peur que ça ne soit pas fini... Ça avait bien duré quatre mois pour Andreas.

 Je ris jaune. Quatre mois ! Horreur !

  • Tu... t'en es à combien, là ?
  • J'en sais rien. J'ai pas envie de savoir.
  • Ok...
  • Ne viens pas m'expliquer ce que je devrais faire.
  • Non, non.

 Silence. Je concentre toutes mes forces à réprimer une nouvelle envie de vomir. Bon sang de bon sang, quand est-ce que ça va s'arrêter ?

 Je soupire. Au fond de moi, je sais quand est-ce que ça va s'arrêter. Je sais ce que j'ai à faire. C'est la montagne d'énergie que je dois déployer pour le faire que je ne sais pas trouver. Ça m'emmerde de l'avouer, mais Oscar a raison : je suis loin, bien loin de pouvoir me passer de lui.

 Je me lève de l'inconfortable canapé. J'ai soudainement une compassion immense pour lui. Merde alors. Je ne pourrai pas être un minimum agréable, avec tout ce qu'il me fait ? Je me retourne.

  • Oscar ?
  • Oui ?
  • T'en a pas marre de dormir là-dessus ?
  • … On fait avec.
  • Tu dois avoir le dos défoncé et y'a même pas de volets au salon. Tu fais semblant de rien je vois que t'as une tronche fatiguée.

 Il hausse les épaules.

  • Ce n'est pas ça qui me fera partir d'ici...
  • Tsss... Bon, viens.
  • Où ?

 Je me dirige vers la pièce du fond, celle d'en face la salle de bain. J'allume la lumière. Elle est presque vide. Il reste quelques cartons de paperasse. Oscar observe en silence.

  • C'était la chambre de María. Elle l'a quittée le mois dernier. Elle s'est installée avec Sophie.
  • Elles sont ensemble depuis combien de temps ?
  • Un an. Elles se sont rencontrées au réveillon de la Saint Sylvestre. Elles sont très amoureuses, tu sais. Je n'avais jamais vu María comme ça. Je suis contente pour elle.
  • Ça ne te fait pas trop vide ?
  • … Elle était encore beaucoup ici, mais... Après leurs cinq semaines de vadrouille, María ne rentrera pas. Elle a déménagé ses affaires petit à petit, et son lit juste après Noël. Elle est définitivement partie.

 Je me mordille la lèvre. C'est pour empêcher mes larmes de couler – pas encore, bon sang ! Oscar penche la tête sur le côté. Il sent ma fébrilité. Il amorce un geste vers moi mais je le coupe.

  • Ça va, c'est bon. Je vais y survivre, hein.
  • … Tu étais en colloc avec elle depuis cinq ans. C'est une page qui se tourne. C'est normal d'avoir de la peine, Alix.

 Je dodeline la tête.

  • J'avais presque réussi à me convaincre que c'était le moment idéal pour déménager à Paris. Puis, tu vois... Finalement je me retrouve toute seule dans un appart trop grand et trop cher. Enfin, pas seule, j'ai Andreas, mais...
  • Tu vas devoir déménager ?
  • Je pourrai tenir quelques mois ici, mais à terme... ça ne sera pas possible de le garder, non. Il va falloir que je regarde des annonces. Peut-être que je devrais changer de quartier... C'est cher, ici.

 Je ferme les yeux. Ça aussi, ça me tabasse. Tout est difficile, tout est douloureux, tout dans ma vie me demande bien trop d'énergie. Oscar semble perdu dans ses pensées. Je l'observe un moment, puis me décide à balayer tout ça d'un revers de main.

  • Bref ! C'est pas tellement un problème que l'on réglera ce soir. Cette pièce est disponible. Demain, on ira chercher chez mes parents leur lit de camp. Depuis le temps que je dois le récupérer... on pourra l'installer ici. Et tu auras enfin un vrai couchage.
  • Tes parents ? À qui tu n'as toujours pas parlé de la rupture ?
  • Eh bien, ça sera l'occasion de leur annoncer la bonne nouvelle !
  • La bonne nouvelle ?
  • Ils détestaient Arnaud. Paraît qu'il ne t'arrivait pas à la cheville. Et si tu considères cela comme un compliment, je te serais grès de le garder pour toi.

 Il esquisse un sourire.

  • Un lit de camp, ça veut dire que tu envisages que je reste encore un petit moment ?
  • Ta gueule.

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