Chapitre 23.4

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 Mes pauvres parents, que j'aime les chahuter ! Le temps a beau passer, leurs protestations restent vaines devant mon goût pour le fait accompli. Ainsi, ce sont les yeux ronds de ma mère qui nous accueillent ce lundi midi sur l'heure de la pause déjeuner.

  • Alix ? Qu'est-ce que tu fais là un midi ?
  • Bonjour, Maman !
  • O... Oscar ?!!
  • Bonjour, Katell.

 J'entre dans la cuisine et échoue sur le regard de mon père, attablé avec son journal, l'air tout aussi ahuri de nous voir.

  • Salut, Papa !

 Il se lève et vient m'embrasser, puis m'observe en fronçant les sourcils.

  • Tu vas bien, Alix ?
  • Oui, oui. Super bien.

 Ma mère me détaille, et affirme sans hésitation :

  • Tu as une mine affreuse.
  • Merci, Maman. Agréable, pour commencer la semaine.
  • C'est vrai, tu n'as vraiment pas l'air dans ton assiette...

 Je souffle pour seule réponse. Mon père salue de loin Oscar, qui lui répond. Ils s'observent ; mon paternel reste les yeux plissés, l'attitude froide. Oscar tente un sourire qui ne reçoit pas écho.

  • C'est inhabituel de vous croiser par ici...
  • Euh... Oui.

 Oscar le regarde droit dans les yeux, mais n'apporte pas meilleure réponse, ce qui semble agacer mon père. Je lève la main : pas envie d'assister à un combat de coqs.

  • On vient récupérer le lit pliant.
  • Ah tiens ? Aujourd'hui, maintenant ?
  • Oui ! Oscar va rester quelque temps à l'appart. Il a besoin d'un couchage.

 Le regard qu'échangent mes parents est éloquent. Un mélange de consternation et de désespoir. Ma mère demande doucereusement :

  • Bon... D'accord... Et qu'en pense Arnaud ?

 Je me crispe instantanément.

  • Pourquoi l'avis d'Arnaud est-il requis ?
  • Quant au fait qu'un autre homme dorme chez toi ? Eh bien, je ne sais pas, peut-être parce qu'il est ton petit ami ?
  • Je fais dormir qui je veux chez moi. Et il ne l'est plus.
  • Ah bon ?!

 La stupeur fige leurs traits.

  • Ouai, ouai, vous déboucherez le champagne plus tard.
  • Alix, enfin, qu'est-ce...
  • Je ne vais pas vous prendre tout votre temps, je sais que vous êtes un peu justes sur le midi, hein ! On va chercher le lit ?
  • Tu ne vas même pas nous dire pourquoi vous vous êtes séparés ?
  • Parce qu'il est con. Voilà. Tu aurais voulu que j'enregistre notre conversation, Maman ?
  • Non, mais enfin, Alix ! C'est normal qu'on s'intéresse, non ?

 Je commence à m'agacer : leurs questions me rendent nerveuse, l'évocation de cette rupture me fout la boule au ventre, et d'ailleurs, j'ai des nausées qui commencent à poindre. Mon père se racle la gorge, et pointe Oscar du doigt, lequel arrondit les yeux devant ce geste d'autorité.

  • Vous ! Venez avec moi chercher le lit. Il est au sous-sol.
  • Merci Papa, j'arri...
  • Non. Pas toi. Que lui.

 J'ouvre la bouche avec l'envie de protester, mais Oscar me coupe l'herbe sous le pied en répondant avec aplomb :

  • Bien sûr.

 Mon père lui fait signe, et ils disparaissent ensemble. Je suis contrariée, mais je n'en dis rien. Ma mère me regarde avec un agacement clair.

  • Tu restes manger ?
  • Non.
  • Tu as vraiment une mine...
  • Je sais, c'est bon.
  • Tu devrais manger un peu.
  • Maman !
  • J'ai fait une quiche ! Lardons champignons, comme tu aimes, et avec de la salade.

 Je lève les yeux au ciel, et cède. Je vais le payer tout à l'heure, c'est certain. Je m'installe à table, la regarde me dresser une fort belle assiette, et commence à manger.

  • C'est la séparation qui te donne cet air...

 Mâchouillant ma feuille de salade, je la fixe en attendant la fin de sa phrase. Quel mot va-t-elle choisir ? Ma mère n'est pas le genre de personne à manquer de vocabulaire. Elle maîtrise parfaitement tout ce qu'elle dit.

  • … lugubre ?

 Lugubre ce sera, donc. Je la regarde encore en silence, avant de répondre simplement :

  • Disons que ça ne me met pas en joie.

 Elle a l'air peinée. Ça dure quelques secondes, des secondes qui me font du bien. C'est pas souvent qu'on fait circuler un peu d'empathie entre nous.

  • Et Oscar, qu'est-ce qu'il fait là ?

 Ça ne dure pas bien longtemps.

  • Il est là, c'est tout. Andreas est ravi.
  • Oui, je suppose...

 Elle semble hésiter, avant de se lancer avec un air supérieur qui m'énerve d'avance :

  • Écoute, Alix, ne fais pas l'idiote, s'il te plaît...
  • … C'est-à-dire ?!
  • Ce n'est pas parce que tu es triste de cette séparation que tu dois retomber dans les bras de l'autre.

 Ma fourchette reste en suspens. J'hésite à la lui planter entre les deux yeux. Si encore, elle me disait ça avec bienveillance. Mais non, ce sont des sourcils relevés et une bouche pincée qui me toisent de cette réplique stupide. On reste à se regarder l'une l'autre. Seul le tic-tac de l'horloge trouble le silence de la cuisine. Vas-tu aller chercher le conflit, Alix, une fois encore ? Cela en vaut-il la peine ?

  • Elle est excellente, ta quiche, Maman.

 Elle semble désarçonnée. Je prends une nouvelle bouchée.

Dans la tête d'Oscar.

 J'entre à la suite de Yann dans le débarras du sous-sol. C'est propre, bien rangé, tout à fait ce que l'on pourrait attendre de l'honorable famille Lagadec. Je repère le lit, me dirige vers lui. Yann ne bouge pas. J'hésite...

  • C'est celui-là ?
  • Oui.
  • Bien.

 Vu son inaction, je crois comprendre que je vais devoir m'en débrouiller seul. C'est pas tellement un problème, juste un peu gênant de me servir comme ça. C'est la première fois que je revois Yann Lagadec depuis six ans que sa fille s'est enfuie d'Espagne avec un gamin et deux valises, et il me fait efficacement comprendre qu'on n'est plus franchement amis, lui et moi. Je ne suis pas ce qu'on pourrait qualifier de « parfaitement à mon aise ».

 Je tire sur la structure à roulettes, m'apprête à la guider vers la porte, mais Yann se poste devant la sortie et me barre le passage. Allons bon. On va jouer à ça, vraiment ?

  • Que faites-vous à Nantes, Oscar ?

 Évidemment. J'suis pas con au point de me laisser surprendre : le père Lagadec n'avait pas du tout aimé le manque de détails de la réponse d'Alix tout à l'heure. J'ai préparé une excuse pendant qu'on descendait l'escalier.

  • J'ai accumulé beaucoup d'heures supp' l'année dernière. On m'a demandé de poser des jours de congé, j'en profite pour rendre visite à Alix et Andreas.

 C'est pas si faux, en vérité. Yann prend une grande inspiration en hochant la tête, puis me répond d'une voix glaciale :

  • C'est le seul mensonge que je vous autorise. Au prochain, je vous fous dehors à coups de pied au cul.

 Eh bien... Parfait, parfait, parfait. Va falloir avoir les épaules solides, Oscar. Il demande :

  • Alix a réellement quitté son Parisien ?
  • Non. C'est lui qui l'a quittée.

 Il hausse un sourcil. Il ne s'attendait peut-être pas à ce que je montre patte blanche si rapidement. Il enchaîne :

  • Elle ne va pas bien.
  • Non.
  • Elle a besoin d'aide ?
  • Oui.

 Il accuse le coup de cette réponse.

  • On ne peut pas l'aider, nous ?
  • … Je ne sais pas.
  • Elle ne nous dit pas tout ?
  • Non.

 Il fronce les sourcils. Pitié, faites qu'il n'en demande pas plus. Je n'ai pas envie de me faire botter les fesses par Yann Lagadec !

  • Vous êtes en mesure de lui apporter de l'aide, vous ?
  • Oui.

 De nouveau, il hoche la tête. Il se déplace enfin, et vient se poster à ma hauteur.

  • Vous en pensiez quoi, du Parisien ?

 Que c'est un immensissime connard qui mérite à minima mon poing dans sa gueule de petit bourgeois.

  • Pas grand chose de bien.
  • Vous êtes toujours aussi poli, Oscar.

 Malgré moi, un sourire me traverse.

  • Moi non plus, je n'en pense pas grand chose de bien. Ce mec a probablement fait souffrir Alix dix fois plus que vous ne vous l'étiez permis. Et visiblement, il termine en beauté. Je ne sais pas pour quelle raison ma fille est tant attirée par les crétins...

 Il marque une pause, pour jauger son effet. Je reste muet. Je ne vais pas venir le provoquer, de toute manière : je veux juste quitter cette pièce avec ce lit.

  • … cependant, vous, vous êtes un crétin étonnant. Vous voilà devenu le super-héros qui vient la sauver ? J'ai du mal à saisir ce qui vous anime.
  • J'apprécie Alix.

 Il me détaille d'un air sévère. S'il avait été le directeur de mon bahut, j'aurai probablement été terrifié par ce type.

  • Vous « appréciez » Alix...
  • Oui. C'est la mère de mon fils. Et elle a une place particulière pour moi.
  • Bien sûr.

 Il plisse les yeux, puis se rapproche encore plus de moi avant d'ajouter avec une voix qui ne laisse pas de place aux protestations :

  • Écoutez-moi bien, Oscar. Vous avez intérêt à apporter à Alix toute l'aide dont elle aura besoin, et si vous n'en êtes pas capable, à solliciter quiconque pourrait vous soutenir dans cette tâche.
  • C'est exactement la raison de ma présence ici.
  • Ah ! Vous voyez, quand vous voulez...

 Je lui adresse un sourire pincé.

  • Si nous ne pouvons pas aider Alix, pensez-bien que Katell et moi pouvons au minimum vous épauler avec Andreas.
  • D'accord, je note.
  • Je vous laisse ma fille entre les mains, parce que je ne sais pas pourquoi, j'ai envie de vous faire confiance, mais croyez-bien, Oscar, que si vous merdez encore...
  • Ça n'arrivera pas.
  • Bien. C'est la seule réponse possible.

 Il se saisit de l'autre extrémité du lit, et le fait rouler vers la sortie.



and the tears come streaming down your face
when you lose something you can't replace
when you love someone, but it goes to waste
could it be worse?

lights will guide you home
and ignite your bones
and i will try to fix you


Fix you - Coldplay, 2005

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