Charlène Mahé
Je suis arrivé avec dix minutes de retard, étant donné qu'au lieu de me renseigner et de calculer correctement la distance du trajet en métro de chez moi à l'Université, j'ai préféré sillonner Paris pendant un mois.
Salle F366
— Pardonnez-moi pour ce retard. Bonjour à tous, dis-je en haussant la voix.
La salle est agencée pour n'accueillir qu'un petit groupe de quinze personnes. Elle est équipée de quatre rangées de tables reliées entre elles et des chaises accrochées à celles-ci. Des lampes suspendues aux plafonds bas éclairent au mieux chaque recoin. Bien piètre décor pour l'Université de la Sorbonne, nichée en plein Quartier Latin. Elle qui d'ordinaire s'affiche comme étant un bouillon de cultures, de connaissances et d'Histoire, met à disposition une salle qui ne laisse rien voir de ce qui a pu se construire au cours des siècles passés. Rien de ce que les architectes et autres artistes avaient apposé à cette bâtisse, pourtant de brillante envergure, ne s’imagine en cette salle de classe.
Pour mon premier cours, j'ai préparé une introduction sur la symbolique pour tester le niveau culturel et le taux de curiosité de mes élèves. Un simple décryptage sur l'emblématique corps humain, par Léonard De Vinci.
Avant toute chose, je souhaite mettre un visage sur chacun des noms contenus sur ma liste d'inscrits. Cela, évidemment, après m'être moi-même présenté :
— Je suis James Taylor, expert en œuvre d'art et galeriste à Londres. Je suis ici pour vous donner des cours optionnels sur la symbologie dans l'art. Vous m'aurez dans deux cours différents. Le lundi matin et le jeudi après-midi en Travaux Dirigés d'une heure et demie, ainsi que le vendredi matin pour un cours de deux heures en commun. Les groupes de TD serviront à décrypter et analyser les toiles que je vous présenterai. C'est un travail d'expertise, mais aussi une tâche qui vous aidera à connaître et à mieux comprendre la symbologie dans la peinture. Nous ferons aussi quelques sculptures, tout comme des exercices qui vous prépareront aux examens. Quant aux cours en amphithéâtre, le vendredi, serviront à survoler l'histoire des mouvements artistiques des œuvres étudiées, leur expliqué-je. Est-ce que tout le monde est présent ? Je vais faire une première fois l'appel pour mettre un visage sur vos noms, et ensuite, dans les prochains cours de TD, vous n'aurez qu'à signer la feuille de présence.
— Professeur ?
— Oui ?
— Une élève va être en retard, elle a eu un problème dans le métro.
Je balaye l’info d’un revers de main.
— Camille Durand ?
— Oui, c’est moi, monsieur.
— Jérôme Frester ?
— Oui.
— Vincent Lazare ?
— Là.
— Laurianne Kaisin ?
— Présente.
— Baptiste...
Je m'interromps en entendant quelqu'un toquer à la porte, sans me douter une seule seconde qu'une fois ouverte, tout basculerait sans que je puisse échapper à l'inévitable. Une fille qui se présenterait à moi pour excuser son retard, choquée et figée un court instant. Ses yeux écarquillés et sa bouche entrebâillée, tandis que face à elle se tiendrait un homme, moi en l'occurrence. Celui avec qui elle a passé la nuit d’avant-veille, qui désormais, sans nul doute, n'est autre que son professeur.
Par instinct, je ferme les yeux, afin d'échapper à cette vision. J'expire un maximum d'oxygène qui m'évitera un éventuel malaise, puis les rouvre à nouveau pour la regarder. Dos tourné à moi, elle referme la porte. Lentement. Trop lentement. Elle se volte à nouveau pour me faire face et nous nous dévisageons, désireux de comprendre ce qui nous a échappé samedi soir. Comment en est-on arrivé là ? Pourquoi aucun de nous n'a su saisir l'autre au cours de ces quelques échanges de paroles que nous avons eues en ce bar ? Est-ce le destin qui est venu à bout de nos talents de déduction ? Il faudra pourtant y faire face dorénavant. C'est pourquoi je me lance et brise ce pesant silence qui s'est installé dans la pièce :
— Bonjour.
— Bonjour, je suis bien en cours de symbologie dans l'art ?
Sa voix n'a pas tremblé. Elle se contient.
— Oui. Puis-je savoir votre nom que je puisse vous cocher sur la liste de présence, mademoiselle ?
— Mahé. Charlène Mahé.
C'est elle. Elle, que les collègues congratulaient. Je pense que vous allez lui plaire et je sais que vous serez sous son charme. Je revois le clin d'œil de Franck. Pas trop quand même. On se croirait dans une tragédie grecque...enfin en moins tragique, personne n'est mort et elle ne fait pas partie de ma famille.
Je suis à deux doigts de flancher et de perdre tous mes moyens.
— Je me suis présenté à la classe pendant votre absence, je suis James Taylor, votre premier professeur dans cette option de symbologie.
— Bienvenue à vous alors, professeur.
— Merci.
D'un geste de la main, je l'invite à s'asseoir. Les dés sont jetés.
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