Derrière le masque

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Adossé face à l'institut d'Art et d'Archéologie, je tire une taffe sur ma cigarette, dans l'attente que Nathalie daigne à arriver. Une demi-heure plus tôt, elle m'avait envoyé un message dans lequel elle me demandait de la rejoindre ici-même. Quelle idée d'avoir accepté. L'air frais et humide me frigorifie les orteils, me donne des frissons tout le long de la nuque et m'oblige à remonter le col de mon caban noir.

J'observe tous ces élèves entrant avec conviction dans ce lieu d'avenir. Certains parlent déjà des vacances qui débuteront à la fin de leur dernier cours, d'autres discutent d'une soirée étudiante qui s'est déroulée la nuit dernière. Des éclats de rire, des conversations animées égayent les discussions des jeunes gens, agrémentées de grands gestes, se coupant la parole des uns des autres. Quelques couples d'élèves, par-ci par-là, se tiennent par la main ou s'étreignent en marchant. Je peux voir des groupes réunis en cercle devant l'établissement, fumant leur cigarette, débattant sur un sujet politique.

— Bonjour M. Taylor ! me saluent un groupe de jeunes étudiantes, tous sourires.

— Bonjour.

Valentin et Jérôme viennent me serrer la main et me demandent si je compte venir ce soir au match de football qui doit se dérouler entre deux universités.

— Non, messieurs. La prochaine fois.

— Pas de problème m'sieur ! À tout à l'heure !

Mon portable se met à vibrer dans la poche de mon manteau. Dans l'espoir que ce soit Nathalie, impatient de rentrer au chaud, je scrute le nom affiché sur l'écran de mon téléphone : c'est Paul.

Hello bro' !

— Comment vas-tu Jamie ?

Comme à son habitude, Paul, considérant que j'ai presque quinze ans de moins que lui, me donne la même intonation affective qu'à son fils John.

— Ça va ? Tout va bien, j'espère ?

— Bien sûr. Je voulais savoir à quelle heure tu arrivais, ce soir. Je viendrais te chercher.

— Tu ne travailles pas ce soir ?

— Non, j'ai passé la main à mon assistant. Alors ?

04 : 14pm on Airport Heathrow.

Okay. Quelle porte ?

— Ne prends pas cette peine. Je te rejoins au dépose-minute.

— Si tu veux. Tu manques beaucoup à Betsy.

— Vous me manquez aussi. Les enfants seront là ?

— Non. Trop de travail.

Je vois Nathalie arriver d'un pas précipité. À son air paniqué, je sens déjà qu'elle va s'excuser une dizaine de fois, gênée par son retard.

— Paul, je vais devoir te laisser. See you later ?

— Oui, je t'attendrai. À ce soir, Jamie.

Thanks. Bye.

Je raccroche et range mon portable dans ma poche, mon regard analytique posé sur ma collègue de travail. Sous ses cheveux noirs de jais, se dessine un visage ovale, de grands yeux ténébreux au teint typé méditerranéen, une petite bouche en cœur et un cou qui peut porter tous les colliers du monde. Cela dit, ce matin elle a le nez rougi par le froid et les yeux embués à cause du vent frais : elle a dû courir.

— Je suis désolée, ça fait longtemps que tu m'attends ?

— Non, le temps de fumer une cigarette.

— Ça fait bizarre de t'entendre parler en anglais.

— Tu as le droit de dire que c'est sexy.

Elle rit et me laisse voir une teinte légèrement rosée se former sur ses joues. On s'avance dans le hall en marbre de l'institut, où on emprunte les couloirs ornés de fresques et de peintures. On se sent important lorsqu'on entre dans ce genre d'endroits. Comme si la vie nous offre la chance d'explorer une architecture dont seuls les privilégiés peuvent admirer ces passages dignes de galeries d'art antiques.

— Ma femme aimait quand je parlais français, lui dis-je.

— Tu le parles bien c'est vrai ? Comment as-tu appris ?

— Ma grand-mère était française et je passais mes étés à Paris. J'y ai également fait mes études durant cinq ans.

— Ah bon ? Où étais-tu ?

Je souris malicieusement en regardant mes pieds. Ses questions faussement intéressées me précisent qu'elle a dû se renseigner sur moi et qu'elle est déjà au courant.

— Les Beaux-Arts avant de me diriger vers l'Ecole de Condé en expertise.

— Oh ! Je comprends mieux que tu sois brillant dans ton domaine, s'exclame-t-elle en mauvaise actrice.

— Allons Nathalie, tu savais ! Tu t'es renseignée sur moi, pas vrai ? décrété-je un sourire en coin.

— Je suis démasquée ! C'est chiant de discuter avec toi. Tu devines tout ! s'écrie-t-elle en me percutant de son épaule.

— Tu peux me poser toutes les questions que tu veux. Nous sommes de bons collègues maintenant, lui dis-je sincèrement ce qui embrase encore plus ses joues, troublée.

— Alors, si tu le dis... Parle-moi de ce qui t'a rendu si célèbre sur le marché de l'art : l'expertise Botticelli ? me questionne-t-elle d'une voix enjouée et impatiente.

Mon regard devient vague en entendant cette affaire et je fixe un point devant moi. Botticelli, La Nativité mystique. Quelques détails suffiront à étancher sa soif, pas besoin qu'elle en sache davantage.

— Connais-tu l'histoire qui entoure le tableau en question ? l'amadoué-je.

— La Nativité mystique ?

— Oui, c'est bien de cette expertise que l'on parle, non ?

— Celle pour laquelle on t'a surnommé par la suite : THE Connoisseurship.

— Tu viens de l'inventer ? lui réponds-je les yeux rieurs.

— Oui ! ricane-t-elle avec un grand sourire.

— Ce tableau de Sandro Botticelli aurait été le dernier de sa collection, daté et signé, poursuivis-je. Il aurait été perdu pendant près d'un siècle avant qu'il ne refasse surface chez un amateur d'art anglais William Young Ottley. Lorsque j'ai examiné les œuvres à la National Gallery de Londres, il y a dix ans, j'ai remarqué quelques défauts sur la toile. Des effets de lumière qui ne me rappelaient en rien le génie de Botticelli. J'ai insisté pour la revoir plusieurs fois et l'inspecter dans une salle mieux éclairée, avec l'aide d'un autre expert. Il s'est avéré que c'était un faux. De là, une enquête a été ouverte. Après un contrôle plus poussé et une analyse scientifique plus pointilleuse, nous avons pu constater que les pigments, présents dans la peinture, étaient inconnus au temps de la Renaissance. Il y a eu alors une vraie chasse aux fausses toiles et aux copies dans le musée. C'est là que nous avons constaté que la plupart des œuvres mises en exposition étaient des copies. Les originaux, eux, étaient conservés précieusement dans des salles tenues au secret.

— Et ils ont finalement remis les originaux ?

— Les copies sont en règle. Il n'y a aucun problème avec ça. Mais oui, ils ont dû. Les visiteurs étaient outrés de payer pour voir des copies, ce qui est normal en soi.

— T'es devenu un paria, donc ?

— J'ai été insulté d'arriviste mais malgré ça, les affaires n'ont pas mieux marché que depuis cette expertise, positivé-je avec humilité.

— Et qu'en était-il alors de l'original de Botticelli ?

— Deux ans plus tard, la police judiciaire de Florence a retrouvé le tableau chez un antiquaire. Celui-ci a affirmé qu'on lui avait vendu quelques années plus tôt et qu'il ne l'avait jamais fait expertiser.

— Il n'a pas réussi à le vendre ?

— Apparemment, le vieil homme le trouvait tellement authentique qu'il l'a gardé dans sa boutique sans pourtant le revendre. Le tableau est revenu au National Gallery de Londres. Je l'ai expertisé moi-même, affirmé-je.

Les lèvres de Nathalie s'étirent d'un sourire admiratif sous ses yeux qui me dévorent la bouche. Pendant une fraction de seconde, je me suis surpris à me voir lui caresser le visage. Mais, ramené à la réalité par l'appel d'un nom devenu bien trop familier qui aiguise mes sens et attire mon attention :

— Charlie ! entendis-je.

En continuant de marcher, je tourne ma tête vers l'éclat de voix venu du fond du couloir. Charlie, adepte des jambes nues, est assise sur un des bancs, livre à la main.

Entendant son nom, elle se lève et se dirige vers un garçon aux cheveux châtains, qui s'avance également dans sa direction. La scène se déroule devant nos yeux, ce qui me permet d'entendre le début de leur conversation :

— Chut !!! Ne crie pas comme ça. Je t'ai déjà dit : discrètement. Tu veux qu'elle nous voie ? s'angoisse Charlie en parcourant la cour de regards furtifs.

— Ne t'inquiète pas elle n'est pas là. Je m'en suis bien assuré.

— Qu'est-ce que tu as à me dire, Gaël ? s'empresse-t-elle d'ajouter.

Leur discussion se poursuit, alors que ses yeux se sont posés sur moi et m'ont contraint à détourner les miens vers Nathalie, plaisante collègue qui n'a rien loupé de cet échange avec mon atypique étudiante. Je baisse mon regard sur mes chaussures de ville Ringwood qui m'entraînent nonchalamment vers l'amphithéâtre où je dois donner mon cours magistral.

— Elle est fascinante cette fille, pas vrai ? souffle Nathalie.

— Mahé ?

— Oui.

— Déroutante même. Comment connait-elle tant de sujets historiques et artistiques ? Et encore, plus intriguant, sur la symbologie ?

— Et bien quand elle est arrivée à la Sorbonne en 2009, elle ne savait pas grand-chose. Du jour au lendemain, vers le second semestre, elle a pris ses quartiers à la bibliothèque qu'elle ne quittait que par obligation. Elle s'est intéressée de près à la littérature en tous genres, à l'Histoire dans son intégralité, à l'Art, aux sciences et aux mathématiques dans leur globalité, sans même prendre le temps de souffler. Petit à petit, son écriture, ses idées, ses rédactions, ses analyses sont devenues de plus en plus perfectionnées et carrément justes. Un acharnement qui a décuplé sa prodigieuse intelligence en un laps de temps record. On en avait discuté avec les autres professeurs. Tous, dans chacune des branches qu'elle a suivies, sont arrivés au même diagnostic que le mien. Quelque chose s'est passé en elle, comme si elle avait eu une révélation ! C'était incroyable ! Elle est devenue en l'espace de quelques mois, la meilleure de son département. En deuxième année, le conseil des professeurs a décidé de la propulser directement en dernière année. C'est elle qui a refusé, me raconte-t-elle, tous deux lancés dans un couloir étroit.

— Pourquoi ?

— Elle disait qu'elle ne voulait pas brûler les étapes et apprendre comme tout le monde. Quand elle a su que la fac allait faire une option en symbologie, elle s'est ruée dans ma classe pour me demander ce que j'en pensais. Elle était tout impatiente de te connaître... enfin... de... connaître tes cours, bafouille-t-elle.

Je me retourne à nouveau pour regarder en arrière, espérant apercevoir sa silhouette. J'avais aussi été impatient de rencontrer Charlie, rien qu'à entendre les éloges prononcés par Frank et Nathalie. Comment a-t-elle pu développer une culture aussi expansive en moins d'une année d'étude ?

— Elle est jolie aussi, non ? me demande-t-elle d'un ton un peu plus froid.

— Je ne sais pas. Je ne me suis pas posé la question, feinté-je.

— En tout cas, tes yeux connaissent mieux la réponse que toi.

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