Le Yin
Devant le miroir, alors que je sèche mes cheveux à l'aide d'une serviette de bain, Charlie agrafe son soutien-gorge. J'observe son reflet. Son visage est tourné vers moi et me sourit agréablement. Ma charmante Vénus, aux cheveux qui égouttent, fait une moue timide.
— Tu n'as pas réagi tout à l'heure, lui prononcé-je.
— Sur quoi ?
— Les sous-entendus de ton amie sont vraiment de plus en plus explicites, lui as-tu parlé de nous ?
— Ça ne va pas non !
— Alors, pourquoi insiste-t-elle à ce point ? Et pourquoi ne réagis-tu pas ?
Elle se tait et continue à s'habiller sans prêter attention à ce que je viens de lui dire.
Camille Durand m'avait caressé le bras en suggérant qu'on pouvait discuter seule à seul sur le dernier devoir rendu. J'avais refusé. Charlie se tenait à quelques mètres et même si elle n'avait peut-être pas entendu les paroles de son amie, elle avait très bien vu le geste à mon égard.
— Je te parle, Charlène, insisté-je d'un ton ferme, en me retournant vers elle.
— Qu'est-ce que tu veux que je te dise ? Je t'avais bien dit que tu plaisais aux étudiantes, rétorque-t-elle en enfilant ses collants.
Je reste silencieux pendant qu'elle ajuste sa robe. Comme si mon annonce n'avait aucun intérêt à ses yeux. Doute qui me submerge brusquement : ressentons-nous la même chose l'un envers l'autre ?
— Ça ne te fait rien ? m'indigné-je.
— Pourquoi, ça devrait ?
— Je couche avec toi depuis deux mois déjà et assez régulièrement. De savoir que je pourrais potentiellement coucher avec Camille ne t'ennuie pas ?
Furtivement, j'aperçois ses mâchoires se serrer et se relâcher.
— On ne s'est pas juré fidélité, me confie-t-elle évitant de croiser mon regard.
— Pas à moi, Charlie.
— Pardon ? demande-t-elle en levant la tête.
Je m'appuie contre le rebord du meuble de la salle de bain et croise les bras sur mon torse nu, en la déstabilisant du regard.
Tu ne m'auras pas cette fois-ci, Charlène.
—Et tu le ferais ? s'intéresse-t-elle avec des yeux implorants.
— Non, la rassuré-je en m'approchant d'elle.
— Alors discussion close.
Je fronce les sourcils. Si elle croit que je vais m'arrêter là !
— Je ne comprends pas pourquoi tu restes amie avec cette fille ? vociféré-je alors qu'on sort de la pièce pour rejoindre le salon.
— Et toi, comment arrives-tu à faire des affaires avec son père ?
— Comme tu dis, ce sont des affaires. Pas de l'amitié, lui répliqué-je en prenant, d'un geste brusque, le t-shirt qui me sert pour traîner dans l'appartement.
— Et bien tu devrais te méfier. Tu ne sais pas à qui tu as à faire.
— Je devrais te retourner le même conseil.
— Je sais ce que je fais. Occupe-toi de mon bien, je me charge de mon mal, tranche-t-elle au milieu de la pièce, les mains sur les hanches.
— On en reparlera dans quelque temps, dis-je en m'affalant sur mon canapé, pieds sur la table basse comme un ado frustré.
Elle s'assoit près de moi et me toise, sa joue délicatement soutenue par sa main, tête appuyée contre le dossier du sofa. Quelques minutes passent. L'un et l'autre plongés dans nos pensées. Elle m'exaspère à vouloir toujours avoir le dernier mot. À répondre à une question de façon rhétorique. Rien n'a l'air de la perturber. J'ai l'impression de devenir femme et que c'est elle qui tape du poing quand ça ne se passe pas comme elle en a envie. D'ailleurs, ça me rappelle une conversation avec Simon lorsqu'on était parti chez Marlusse et Lapin :
— Crois-tu en l'union des contraires ? lui lancé-je, soudain.
— Le Yin et le Yang ?
— Oui. Y crois-tu ? m’intéressé-je en pleine réflexion, le regard fixé devant moi.
— Oui. Pourquoi ?
— L'harmonie, l'équilibre... murmuré-je plus pour moi que pour elle.
— Oui la complémentarité de deux êtres. Je pense que ça doit exister.
— Peut-être... Quelqu'un qui nous complète...
— La complémentarité pourrait être la moitié de l'autre, tu penses ?
— Non. Admettons, tu serais ma moitié. Ça voudrait dire que nous ne serions ni toi ni moi des personnes à part entière. Par extension, Yin et Yang désignent l'aspect obscur et l'aspect lumineux de toutes choses ; l'aspect terrestre et l'aspect céleste ; l'aspect négatif et l'aspect positif ; l'aspect féminin et le masculin, lui expliqué-je me retrouvant face à elle. C'est en somme l'expression du dualisme et de la complémentarité universelle. Yin et Yang n'existent que l'un par rapport à l'autre. Ils sont indissociables. Mais en aucun cas, une moitié de l'autre.
Je fais une pause. Elle retire la main de sa joue, sa tête toujours appuyée contre le dossier du canapé.
— Continue, me pousse-t-elle à poursuivre.
— Et bien, d'une autre façon, si l'on se limite au domaine de la manifestation. Yang et Yin évoquent respectivement l'unité et la dualité. La monade et la dyade des Pythagoriciens. L'impair et le pair.
— Donc, admettons, il faudrait que toi et moi, nous ayons tous deux du Yin et du Yang en nous-mêmes pour pouvoir être complémentaires ?
— Tout le monde a du Yin et du Yang en soi. Il y a simplement une part plus développée que l'autre.
— Moi je sais déjà ce que tu es, ricane-t-elle en se redressant.
— Allez, jauge-moi, dis-je en secouant la tête, reprenant appui de mon coude contre le divan.
— Tu es intuitif. Ce sens intérieur de la compréhension de la vie et de ses nuances réside dans l'énergie Yin.
— Peut mieux faire, la taquiné-je, plongé dans ses yeux verts soudainement remplis d'ingéniosité.
— Je m'échauffais, répondit-elle en marquant une pause. Je sens que tu tires plus sur l'énergie du Yin. La faiblesse d'une femme soumise à son fantasme, en se complaisant dans cette froideur sombre que tu dégages aux premiers abords. Tu es l'eau vivifiante et mortelle, puissante et si calme à la fois. Mais ton équilibre du Yin et du Yang se retrouve dans ta douceur de tous les jours. Dans tes mots, dans ton regard et dans tes gestes. Ceux-ci se confrontent à ton agressivité du Yang lorsque tu domines sexuellement ta partenaire. Tu es logique comme Yang. Une compréhension spirituelle si conséquente, qu'aucun de tes confrères ne peuvent arriver à ta cheville. Ce qui équilibre avec ton Yin créatif. La représentation parfaite d'un équilibre Chi avec un Yin plus développé, dit-elle de ses yeux rieurs. Et, tu ne me perceras pas à jour, James Taylor, sache-le.
— Tu te trompes. Doucement mais sûrement, je te surprendrai.
Je m'attends à une de ces ripostes acerbes. Pourtant, c'est d'une mine anxieuse qu'elle reprend :
— Lorsque tu y seras arrivé, tu ne me verras plus du même œil, James. Et tous les fantasmes qui m'entourent s'évanouiront. La fuite sera ton unique solution.
— C'est ce que tu essayes de me faire croire. Je doute fort que quelque chose émanant de toi puisse me faire fuir de la sorte, dis-je avec un large sourire.
— Détrompe-toi. Quand le masque tombera, le monde que tu te seras construit s'effondrera avec.
Elle conclut le dialogue d'une voix douce et le regard triste. Puis, elle se positionne en califourchon sur moi. Prête à remettre ça.
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