Chapitre Premier. Partie I
La ville rougeoyait sous le brasier. Les cris stridents des hurleurs commençaient à émerger de la cité. Les tambours leur répondaient en fond. Ragne observait la danse macabre en silence. Ces sons étaient sons de victoire, ces sons étaient la messe tribale de la Secte pour les ennemis tombés sous leurs coups, ultime prière sans mots. Partout dans la cité, cette musique archaïque retentissait. Des merlons aux pavés, des tours aux poternes, chaque garde était méticuleusement assassiné. Ce coup d’état ne se négocierait pas sans sang.
Le bourdon du marcheur frappait le sol en rythme. Il enjambait les cadavres sans leur porter un regard. Son attention était dirigée vers le centre de la métropole. Là-bas l’attendaient les autres dirigeants qui menaient leur groupe à travers les lignes. Sur sa route, les soldats-francs se joignaient à lui, gardant unegdistance respectueuse de sa personne. La peur imprégnait tant leurs actes que leur déférence à son égard. Il était le Marcheur, le dernier immortel du globe. Il commandait à la terre et comprenait les hommes. Lui déplaire, c’était mourir sans qu’il ne bronche. L’attaquer, c’était mourir sans s’en rendre compte.
Les percussions s’étaient faites plus puissantes. Elles étaient désormais rythme sanguin. Sur les remparts, des estafettes courraient dans tous les sens, massacrant les dernières poches de résistance de la milice hagarde qui n’avait pas vu venir cette attaque.
Ragne réprima un soupir, le sang l’épuisait. Combien de morts avait-il déjà compté ? Combien de guerres avait-il mené ? Comme l’intégralité des villes franches, Ishar s’était crue à l’abri. Au nord, les Keldes veillaient au commerce pacifique du haut de leur citadelle d’acier. A l’est, l’Archipel s’emmurait dans son isolationnisme absolu. Et le reste des villes franches les protégeaient des marches de l’ouest et des tribus du sud. Rien ne les avait préparés au retour de la Secte. Et pourtant…
Ragne foulait cette terre depuis désormais plus de dix mille années. C’était un homme de savoir et de patience. La religion n’avait jamais été pour lui qu’un moyen. Les croyances changeaient avec le temps, criant chacune leur existence comme une vérité absolue et intemporelle. Il n’avait pour elle qu’une écoute polie. C’était l’impact de réforme qu’elles avaient sur le monde qui l’intéressait. Il n’était pas croyant, il savait. Il savait devoir guider le monde. Et il avait donc choisi, à dessein, de le plonger dans la guerre.
La foule continuait de se masser autour de lui sans qu’il n’en tienne vraiment compte. Son pas tentait d’être rapide, autant que lui permettait son corps, du moins. Plus vite cette mascarade serait achevée, plus vite il pourrait aller dormir. Entendre la mort rôder l’avait toujours fatigué. La place d’arme au centre de la ville se dessinait enfin devant lui. L’intégralité de la cartographie urbaine avait été construite autour, chaque venelle serpentait à partir d’elle comme les fils gluants d’une toile d’araignée. Au milieu de cette place se tenait la citadelle, dernier bastion de la ville. Assez curieusement, une résistance s’était organisée. Un millier d’hommes en arme étaient répartis sans peur sur les remparts.
Ragne les dévisagea. Il ne pouvait s’empêcher d’être impressionné, non pas par leur armée, pitoyable et sans entrainement, mais par leur capacité de réaction. Ils avaient été prompts à former les rangs, malgré leurs camarades dont le sang répendait désormais leur effluves dans la nuit noire. Ce spectacle lui rappela d’antiques souvenirs. La lune rouge dardait sur les murailles un regard prophétique. Les cottes de mailles, d’une facture médiocre, peinaient à réfléchir cette lueur et les lieutenants de section brisaient le silence de la nuit par leurs cris rauques et autoritaires, intimant à leurs hommes de continuer à se battre quand bien même ils en perdraient la tête. Un instant, Ragne envisagea de négocier, mais il se ravisa. Il exigerait ou tuerait. C’était beaucoup plus simple, d’autant que le sommeil le gagnait.
Ses forces se regroupaient lentement, envisageant la défense qui leur faisait face plus comme un affront qu’un obstacle. Ces hommes étaient des fanatiques. Peu leur importaient l’art de la guerre. S’il le fallait, ils érigeraient une montagne avec leurs corps pour défaire cette construction et Ragne ne doutait pas un instant de leur réussite. Du coin de l’œil, il aperçut Fredel, drapé dans sa robe matelassée, qui invectivait ses troupes avec les serments de l’Ordre. Il ne souhaita pas s’en approcher. Son alliance avec cet homme était politique, s’il pouvait s’abstenir de lui parler, c’était un plaisir absolu. Il choisit donc de se rapprocher de Karoozis, qui débarquait d’une ruelle voisine. L’immense noir arborait son éternel sourire, du sang s’était répandu sur son tabard et l’héraldique de son clan –un ours éventrant un lion- n’était plus que difficilement perceptible. Ancien nomade devenu esclave, l’homme était probablement ce qui ressemblait le plus à un ami pour le Marcheur.
— Je suppose que tu n’as pas de vin sur toi ? Tes fanatiques manquent d’ivresse. Ils sont si sérieux. La mort est une farce. L'affronter sans humour, c’est comme une journée sans femmes, ça manque cruellement d’intérêt, railla son général.
— Salut longue-vie, répondit Ragne. Laisse-les donc s’amuser. Tu sais, le principe d’une religion c’est d’expliquer que notre vie prépare notre mort et donc qu’elle a un sens… en rire c’est manquer de respect aux deux grands.
— On peut respecter les dieux et se foutre de notre propre gueule, répondit Karoozis, en ouvrant une outre qu’un de ces hommes lui avait fait passer.
Comme un signal, c’est à ce moment qu’une cinquantaine d’homme chargea sans ordre ni équipement la citadelle qui leur faisait face. Une pluie de flèches les faucha en route. Pas un n’atteignit les murailles.
— Tu m’expliques à quoi tu sers si tu laisses les gars se faire massacrer comme ça ? reprit le géant, imperturbable.
— C’est politique… On les laisse mourir et pendant ce temps les gars là-bas envisagent de se rendre et c’est tout bonus pour nous.
— Je suis pas convaincu…
— Ça te fait plus de filles et plus de vin après le pillage.
— Mais je ne remets pas du tout en cause tes talents de stratège, se rattrapa l’ancien esclave.
— Tu ne cesses de défier la mort, tu ne cherches que l’ivresse des femmes et l’étreinte de la boisson, ce qui est paradoxal. Tu blasphèmes et tu te plains tout le temps. Des fois, je me trouve une patience insoupçonnée, maugréa Ragne.
Alors que son interlocuteur allait répondre, une autre section de fanatiques chargea en direction des soldats retranchés. Ces derniers, désormais rompus à ces étranges manœuvres, réagirent plus rapidement et l’expédition n’arriva même pas au niveau des précédents cadavres.
— Quand tu dis que c’est politique, rassure-moi … Tu ne comptes pas juguler une future famine avec des cadavres de copains qui ont la gentillesse de se sacrifier pour le barbecue de demain ?
— Je crois que je préfère t’écouter parler de femmes que de supporter encore une fois ton esprit.
— Ça fait combien de temps d’ailleurs que tu ne t’es pas amusé avec une femme toi ? Parce que n’empêche le côté « j’ai dix mille ans, j’ai défait des nations, défié des rois, détruit des dragons et je sais lire », ça doit avoir un petit impact, non ?
— Surtout la lecture. Les femmes adorent les comptables, railla l’immortel.
Une troisième vague s’élança vers les remparts sans plus de succès que les deux précédentes. A ce moment, le prince apparut en haut de la barbacane. Il harangua la foule sans puissance, fier dans des chausses marron, sa rapière pendant à sa ceinture. Une cotte de mailles cintrée et parsemée de joyaux finissait de l’habiller. Ses habits lui rendaient hommage. Bouffi de suffisance, il exsudait l’arrogance et le mépris.
—Alors, bande de pitoyables insectes, vous voilà déjà tenus en échec ? Vous avez un presque-dieu avec vous et vous n’êtes pas capable de détruire une simple ville. Nous allons mourir ici. Mais nous ne nous rendrons pas. Nous ne vacillerons pas.
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