Chapitre Premier. Partie II

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 Leudel observait ses adversaires. Ils étaient trois, elle estimait leur taille à 1,84 mètre, 1,72, et 1,93. Le plus petit se releva, elle corrigea : 1,75. Elle était plus petite qu’eux, plus frêles qu’eux, moins bien armée qu’eux. Ils mourraient donc lentement.

 Leudel dégaina sa rapière et se décala de deux pas vers la droite. Assez paradoxalement, elle nota que le plus grand avait la main crispé sur son sabre, ce n’était donc pas un guerrier.

 Le nombre de menaces tombait à deux.

 Le plus proche d’elle se rapprocha, il avait un pas doux sur la jambe , appuyé sur l’autre. Leudel grimaça, les gauchers qui se battaient de la main droite étaient erratiques, imprévisibles.

 La ruelle était étroite, proche des poternes ouest, trop proche de la mer pour être surveillé pendant l’assaut, le dernier endroit où l’on attendait des fuyard. Donc le plus probable pour la fuite de dignitaires qui savaient utiliser leurs têtes.

 Elle s’était attendu à affronter Varzek, son ancien maitre, mais il n’était pas là. Elle reconnut ici Rocca –le gaucher-, le garde du corps du grand qui par conséquent devait être Arnulf. Elle qui aurait souhaité plongé les Kelde dans le brouillard se trouvait forcé de combattre des diplomates de la ville franche de Dinane.

 Rocca était un assassin réputé, maitre es dague, sa légende lui affirmait plus de mort qu’il n’y avait eu de presque-dieux. Elle l’avait déjà croisé, son mythe n’était pas usurpé. Elle l’avait vu faire face à une dizaine d’hommes et les occire sans sueur. Ce n’était pas une menace, elle le tuerait rapidement.

 C’était le troisième homme qui l’inquiétait, sa respiration était lente, sa position assurée et il n’avait pas bougé depuis qu’elle avait sauté du toit. Il n’avait même daigné dégainer sa rapière.

 Rocca coupa court à l’analyse de la maitre espionne. Il parcourut les dix-sept pas qui les séparaient en trois secondes. Sa gorge balbutiant un grognement rauque qui transpirait la peur. Son immense épée fendit l’air là où était Leudel.

 L’attaque était classique, elle avait pour but de la faire reculer sinon de fuir par l’ouverture laissé par le côté de la lame. Le duelliste ainsi éprouvé s’exposé et il suffisait d’un revers d’arme pour l’achever. C’était vulgaire et sans imagination, si elle n’avait pas été aussi occupée à compter les respirations du troisième homme, Leudel aurait grimacé de mépris.

 Elle bloqua la lame de son poignet de force. Il avait été forgé dans un crâne de dragon, il ne pouvait être perforé par aucune lame. Elle risquait bien-sûr de se briser les os face au choc de l’attaque, mais c’était une conséquence superflue.

 Le choc résonna dans tout son bras, elle n’en tint pas compte, toujours focalisée sur la respiration de la cible. Une toute les vingt-six secondes… la chasse au final allait se retrouvait payante.

 Elle porta un coup d’estoc par sa rapière dans Rocca qui comprit à peine qu’il venait d’être tué. Alors que le corps de son adversaire tombait, elle laissa son épée choir avec lui et d’un geste trop rapide pour être humain saisi l’un de ses coutelas pour le projeter dans Arnulf. Il mourut lui aussi sans le savoir.

 Elle aurait pu les laisser en vie, mais ils savaient beaucoup de choses. Et les informations étaient une marchandise certes périssable, mais ô combien précieuse. Il fallait garder un maximum d’atout de son côté. Leur mort n’était pas si grave, si elle connaissait leur nom c’est qu’ils avaient commis des actes suffisamment importants pour marquer le présent. Si un nom arrivait à ses oreilles, c’est qu’il était teinté de sang et d’horreur. Elle n’aurait ni remords ni regret à les savoir à terre.

 Leudel reprit son épée plantée dans Rocca, et fit face au troisième homme. Il était beaucoup trop grand, son épée demeurait au fourreau et sa respiration gardait ce calme sombre qui dévoilait un îsans faille.

 Leudel se rapprocha de lui, modifiant imperceptiblement sa démarche, sa jambe droite marquant chaque pas lourdement. S’il était ce qu’elle croyait, il verrait immédiatement ici une faille. Elle s’arrêta à une distance trop éloigné pour un assassin expérimenté mais qui aurait paru adéquat à un duelliste ordinaire. En fait, elle avait volontairement choisi un endroit deux mètre après une légère modulation de la rue, cela forcerait la charge de son assaillant à enjamber cet obstacle.

 L’autre lui adressa un rictus goguenard.

— Jolie victoire… Surprenante, on ne vous attendait pas avant au moins deux ans, vous démarrez tôt.

— Second disciple ?

— Cinquième, Varzek a été exigeant après ton départ. Il en a tué quelques-uns qui étaient récalcitrants, ou simplement ennuyants.

 Leudel ne répondit pas, elle avait toujours préféré l’étreinte du silence aux palabres, s’il parlait elle saurait en tirer des informations, mais la réciproque était aussi vrai. L’autre sembla se gargariser de ce mutisme, comme une victoire intellectuelle. Il avait vu ses faiblesses et n’avait pas supposé un instant être leurré. Varzek devenait vieux songea Leudel, combien de fois l’homme lui avait assuré qu’il fallait être sûre et non assurée face à un adversaire. Il fallait parfois perdre quelques secondes pour sauver sa vie.

 Soudain elle comprit, il était trop jeune, trop inexpérimenté pour être là seul. Varzek était ici. Et s’il était là, Ragne était en danger. Elle devait en finir vite, et trouver le maitre espion Kelde.

 Réfléchir, le mot tournait en boucle dans sa tête. Elle avait ignorée quelque chose de cruciale.

 Le cinquième apprenti, les Kelde, Rocca, Arnulf… Il y avait un lien quelque part, c’était obligatoire, il y avait une notion qu’elle n’avait pas perçue. Le cinquième apprenti, les Kelde, Rocca, Arnulf, Varzek… Pourquoi les dignitaires de Dinane étaient à Ishar ?

 « Mauvaise question ! » s’invectiva-t-elle.

 La question était pourquoi ils étaient avec le cinquième disciple ? Et pourquoi le préciser cinq, c’était lui donner une arme primordiale. Varzek n’était plus capable de choisir ses apprentis. Il manquait de discernement. Et il lui faisait aujourd’hui affronter un adversaire suffisant et incapable. Le disciple aurait dû sauver le dignitaire, se faire un débiteur éternel à essorer lors de futur jeu diplomatique.

 Elle comprit lorsque sa queue se hérissa face au vent. La chimère prenait le dessus ! Elle déglutit, soudain concernée. Arnulf avait été un appât, trop de parfum, trop de frayeur pour que ses sens félins l’ignorent. Varzek s’était abandonné à l’animal avec lequel il avait été mêlé… et bientôt, ce serait son tour.

 Elle devait tuer ce disciple. Rehaussant sa rapière elle quitta sa position faussement faible pour se préparer à attaquer son adversaire.

 Il lui manquait encore des pièces du puzzle, qu’est-ce qu’elle ne comprenait pas. Dinane était un leurre, Varzek lui offrait un avertissement en souvenir de leur amitié passé. Les Kelde et Ragne… que lui avait dit l’apprenti déjà ?

 Elle se fendit d’un estoc volontairement haute, un bon escrimeur aurait paré, un disciple de Varzek était entrainé pour surprendre. Son adversaire dégaina pendant la botte et se pencha juste assez pour laisser la lame le frôler alors qu’il portait lui-même un coup fatal. Leudel bondit sans un son en arrière. L’enfant était rapide, elle comprit le choix de Varzek, c’était un guerrier né. Forgé dès le fœtus à être un tueur impitoyable.

 « Nous vous attentions dans deux ans » Les mots résonnèrent à nouveau dans le cerveau de Leudel. Dans sa fureur, Kelde avait bannie toutes les informations sur ses anciens frères. Mais Varzek continuait d’envisager, de compter, d’écouter. Il se souvenait des légendes.

 Leudel déglutit lentement. Elle ne se souciait qu’assez peu du combat, enchainant les bottes mécaniquement, sans vraiment s’intéresser au style de son adversaire, elle savait qu’elle en viendrait à bout. Elle manquait simplement de temps et ne pouvait se permettre d’en perdre pour un gamin.

 L’espionne saisit une des fioles cachées le long de son fourreau pour la lancer à la tête de son adversaire. Comme elle s’y attendait, il la détruisit en vol, libérant une épaisse et poisseuse fumée rouge qui oblitéra leur vision. Leudel était experte du combat à l’aveugle, elle venait de s’offrir un avantage décisif.

 Elle observa l’air hagard de son adversaire face à la fumée. Le rouge avait un sens que Varzek ne lui avait semble-t-il pas encore enseigné. Même dans la nuit, il empêchait les regards de trahir ses mouvements. La suite ne serait plus qu’une danse d’économes.

 Varzek se souvenait donc du calendrier, avec une précision maladroite, mais trop acérée hélas pour ne pas avoir d’influence sur le plan.

 L’apprenti laissa son jarret trop proche de l’espionne qui le sectionna d’un coup vif avant de bondir hors de portée.

 Leudel se souvint un instant des colères de Kelde, de sa haine de Ragne, si sévère, si profondément ancré. Comment le marcheur pouvait-il seulement encore frayer avec les hommes quand ceux-ci avaient détruit les leurs ? Elle lui vouait une rancune féroce, sans pourtant lui reconnaitre une volonté. Pour Kelde, Ragne avait perdu capacité de réflexion. Ce qui laissait à Leudel suffisamment de temps.

 Un coutela trancha une partie du lobe de l’espionne. Elle avait respiré trop fort. Le liquide poisseux coulait sur son cou, sa chute régulière était un bruit perceptible dans la pénombre. Elle était repérable, il lui valait agir vite. Au moins l’enfant l’avait surpris.

 Leudel laissa un instant ses pensées se focaliser sur le combat, la main solidement fixé à sa rapière elle bondit dans la fumée rouge. Sa lame plongea droit dans le cœur de l’apprenti. On ne lui avait pas encore appris à taire ses battements et la leçon de Leudel avait été définitive.

 Elle essuya sa lame sur le corps de sa victime tout en le fouillant nerveusement. Il n’y avait rien d’autres que quelques pièces. La fumée se dissipa, la chasse avait été instructive.

 Leudel inspira, elle devait rejoindre Ragne au plus vite. Le plan allait se compliquer, le nouvel acteur en jeu était d’une intelligence tout autre. Et sa nature même le rendait volatile.

 Elle tourna les talons et partie dans un trot rapide vers le centre-ville. Dans sa hâte, elle n’avait pas remarqué la colonne de fourmis qui quittait le corps sans vie de l’apprenti. Elle ne vit pas les insectes rejoindre le toit proche où une créature, qui avait autrefois été un homme, était accroupie.

 Varzek laissa les fourmis le rejoindre, cette masse grouillante l’informait partout sur le territoire. Il était une fourmilière mouvante. Plissant ce qui lui servait d’œil, il analysa ce que les insectes venaient de lui apprendre.

 D’un ordre mental, il envoya une colonne narrer à Kelde les faits. Les fourmis mourraient en route, mais d’autre prendrait la relève, un relais animal sur un continent entier. Le réseau d’espionnage le plus performant de la planète.

 Soudain, Varzek sentit quelque chose en lui. Comme un magma en fusion qui lui nouait les entrailles, il aurait aimé la revoir, lui parler. Cette discussion conduirait forcément à leur mort commune, il le savait. Mais dans un réflexe trop humain, si grotesque face à ce corps putréfié, sillonné d’insectes et à l’esprit acquis à une maitresse impitoyable, Varzek quitta son manteau d’ombre et lança d’une voix tonitruante un son. Immense et rauque, la gorge parvint lentement à former un mot qui estampilla l’air partout dans la ville.

— Leudel ! Hurlait-il.

 Et le son se fraya parmi les agonis et les massacres. Ici, Fredel, le guide de la Secte fronça les sourcils face à un son qu’il savait probablement blasphématoire, tant de passion ne pouvait qu’être déchu aux dieux. D’un geste, Fredel lança une escouade trouver l’origine du cri. Là-bas, Karoozis stoppa son équipe qui marchait dans la vieille ville, par-delà les combats à la recherche d’une ambassade. Incapable de trouver le sommeil, le son ricocha jusque dans les oreilles de Ragne qui frémit. Il savait qui poussait ce cri, et c’était probablement le seul avec Leudel. Il savait également les conséquences terribles qui découlaient de la présence de Varzek ici. Et le presque dieu, eut peur un instant, non pour lui-même, mais pour cette amie que ce son maudissait. Parce qu’il n’y avait que tristesse dans l’apostrophe, et parce qu’une telle tristesse ne saurait jamais qu’être source de destruction.

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