Chapitre Second, Partir III, Bis
Ragne se détourna du récit, il ne souhaitait pas écouter l’exégèse de cette histoire. Elle se situait dans un drôle de moment, alors que la première Secte avait était défaite, on assista ici et là à des réveils, des philosophes, des érudits se saisir de la pensée de la Secte. Et ils agissaient pour préserver un équilibre. C’est sur cette pensée que s’était constituée aujourd’hui le clergé de la Secte. Il fallait préserver l’équilibre. Abandonné à un cynisme total, il pouvait ainsi tant exécuter un enfant qu’être prodigue envers une population.
Plus tard, Negulin voyagerait, il narrerait ainsi dans le livre de Negulin le premier réveil. Ouvrage majeur pour la pensée de l’intelligentsia de la Secte, il énonçait avec une évidence candide la philosophie de ce culte. Le livre transpirait la passion absolue, libéré sans pudeur de la raison. Tâtant sa besace qui le flanquait depuis longtemps, Ragne sentit son exemplaire du bouquin saillir sous le cuir vieilli. Il avait toujours trouvé ce livre édifiant et c’était l’une des pierres de son plan. Peut-être, décida-t-il, allait-il se replonger dedans dans les jours d’attentes qui seraient sien bientôt.
Soudain, alors qu’il reprenait sa route, laissant les soldats affliger d’un débat trop grand pour eux, le Marcheur entendit des cris. Des hurlements stridents qui lui glacèrent le sang, et qui aurait glaçait le sang à quiconque aurait vécu aussi longtemps que lui. Un enfant non-loin transpirait de peur, de douleur et de tristesse. Retrouvant une vigueur qu’il avait crue perdu un millénaire auparavant, l’immortel hâta le pas.
Il tomba ainsi sur les subsides d’un viol. Devant lui, deux guerrier accompagnait un prédicateur et avait décidé ainsi de convaincre une mère de la juste foi qu’il fallait placer en la secte. Devant son refus, le prédicateur avait donc choisi d’explorer l’entropie, de montrer la puissance du chaos, le tumulte de la volonté qui, par-delà les lois humaines, par-delà la compassion et le respect, transpirait de vouloir être, criait son besoin de s’imposer. Avec l’aide des deux guerriers qui maintenait la mère en direction de la progéniture, le prédicateur s’était immiscé dans sa victime pré-pubère. Il l’avait transpercé sans amour de son dard, il l’avait prise sans hésiter, pour le plaisir de la leçon, par la puissance du pouvoir.
Tout cela, il avait fallu une seconde pour le comprendre à Ragne, devant la scène, devant les cris d’horreur de la fillette et les sanglots coupable de la mère, le Marcheur sentit la digue qu’il maintenait en lui se briser. Il cracha alors d’une voix remplit de haine et de rage :
— Cessez !
Surpris, le prédicateur observa d’abord son soudain interlocuteur en continuant sa violente besogne. Puis, après une très longue seconde d’incompréhension, il se retira, et salua d’un geste militaire et direct l’immortel. Le sexe à l’air, le dos soudain droit, il avait l’air grotesque. Et sa réaction ne fit que raffermir l’animosité qu’il inspirait à Ragne.
— Lâchez-les !
— Mais Immortel, nous leur enseignons la triste réalité du monde. Sans foi, le Chaos est une douleur, l’Ordre une tristesse.
Ragne n’écoutait qu’à peine sa justification, il se rapprochait menaçant. Partout dans la ville, il savait que d’autres tristes sires œuvraient ainsi, par plaisir, par violence. Il avait fait apparaitre son bourdon et s’apprêtait à tuer.
Il murmura ainsi sa sentence ainsi, sans pardonner, sans imaginer un instant que son interlocuteur ait pu être autre chose qu’une charogne.
— Il n’y a qu’une leçon que vous n’avez pas comprise. Le Chaos est invariablement battu par des forces plus destructrices, par des colères plus noires. Qui répand l’entropie… en meure.
Le Marcheur abattit son bâton sur le sol. Une étincelle jaillie de la pierre lorsque le bout de métal heurta la pierre. Pour ses victimes, pendant un instant le ciel sembla se déchirer. Elles se disloquèrent alors que le sol s’oblitérait, les grêlait d’éclats de pierres, se glénait à leur chair. L’onde de choc se propagea jusqu’au camp où Ragne s’était arrêté précédemment, il n’y avait pas de limite à sa fureur, et barde comme guerrier moururent d’avoir seulement existé ici. Il ne les épargna pas, pas plus qu’il n’épargna la mère et sa fille, mais leur mort il la provoqua par charité. Parce qu’elle n’aurait de cesse de subir la violence de la Secte, parce que jamais, elle n’arriverait à se défaire de ce moment, à jamais pour l’une coupable d’avoir voulu refuser une tyrannie et pour l’autre d’avoir été aimée par la première. Un sinistre cocktail qui rongeait l’esprit, le faisandait sans pitié.
Alors que les gravats retombaient autour de lui, Ragne se sentit soudain immensément mélancolique. Sans un regard pour la violence du charnier qu’il laissait dans son sillage, il reprit sa marche, il quittait Ishar pour ne plus y revenir. Sur son chemin, chaque pas lui coutait, il ressentait véritablement à cet instant le tribut de son plan. Derrière lui, il le comprenait à présent, il ne laissait qu’un cortège de misère et de souffrance. Sa mort serait pour l’humanité un soulagement, son départ la fin d’un plan qui avait oublié dans son énonciation de protéger l’humain pour sauver l’humanité.
Ragne marchait donc dans ce qui aurait pu tant être un musée qu’un mausolée. Il lui semblait, alors qu’il frayait au milieu de ce silence, être l’une de ces figures narrées par les poètes dans des prophéties de fin de temps, un marcheur parmi les morts, dernier spectateur de l’ouvrage des vivants. Le cœur serré par le potentiel réalisateur de ces pensées maussades, l’immortel accéléra le pas, pressé d’en finir avec la ville.
Pour la première fois depuis des décennies, Ragne était seul. Leudel avait accompagné Elwant à l’Archipel pour préparer la suite. Karoozis continuait sa mission à la passe de Ganz. Même Fredel était parti ! Et, au fond de lui, l’ecclésiaste avait beau l’épuiser, Ragne préférait sa présence au sinistre voile de la solitude qui l’accablait un peu plus.
Il était vieux. Si âgé qu’il avait vu les montagnes se former, des chênes dépérir de vieillesse, des mers se tarir. Il se souvenait avoir vu dans sa jeunesse une étoile naitre et quelque part en son for intérieur, il savait qu’elle mourait avec lui à la fin de son histoire. C’était une connivence qu’ils avaient eue avec le temps. Il avait été le premier à la voir et à lui parler, elle avait été une amie les jours où la peine était trop lourde, le chemin trop long. Elle ne survivrait pas à son histoire, il ne continuerait pas après sa chute. Ragne sourit, voilà un conte pour les poètes : l’immortel amoureux d’une étoile. Il se souvint d’en parler à Elwant un jour. Car l’érudit survivrait, dans l’entourage du marcheur, c’était un luxe que peu connaitrait, il en était certain.
Enfin, il arriva à sa destination, une porte de bois subtilement ouvragée sans extravagance. Il l’avait fait construire il y a longtemps, les enfants des enfants des enfants du bâtisseur devaient être arrière-grand père s’ils vivaient encore. La rue était dans un faubourg, loin de tout, il n’y avait ni centre diplomatique ou économique proche, l’odeur persistante de la rue ne laissait présager que l’atelier d’un tanneur qui avait travaillé non loin avant l’assaut.
Cette porte, c’était la richesse de Ragne, il en avait fait construire partout où il était passé. Comme un secret qui ne nécessitait ni honte ni savoir, il n’en avait jamais parlé à personne. Ces portes, c’était les chemins du marcheur, des raccourcis par-delà le monde. Ouvrir cette porte c’était prendre la route là où personne n’avait jamais foulé la terre. C’était voir des montagnes qui n’avaient pas été, contempler une mer qui s’était oubliée. Il l’ouvrit avec un sourire non feint. Il ne se souvenait pas de la dernière fois qu’il avait arpenté cette cartographie. Il quittait une ville déshumanisé pour un lieu qui n’avait jamais connu que lui.
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