Elwant se murait dans le silence, tétanisé par cette seconde révélation sur laquelle son interlocutrice ne semblait avoir aucun remords, elle n’apparaissait même pas se soucier de la réaction de l’ambassadeur. Elwant réalisait toujours plus les conséquences de son alliance avec Ragne, il frayait aujourd’hui avec des criminels d’hier, criminels qui comme ils agissaient au nom des nations étaient revêtu du doux nom d’espion, de général sinon de stratège. La victoire avait à jamais cette saveur grammaticale de différencier l’action du vainqueur de celle du vaincu, un crime était une nécessité, un massacre un dégât. Au final, chacun le faisait au quotidien, distinguant la viande de l’animal dans l’assiette. Pourtant au-delà du dégoût que lui inspirait cette discussion, il comprenait lentement où Leudel voulait en venir. Celle-ci, d’ailleurs, continuait son discours.

— C’est le secret qui tue homme et nation. Et celui qui a l’information peut disposer des deux à sa guise.

— Et donc, continua Elwant, de la même manière, savoir narrer l’information, c’est influencer l’histoire, je comprends ton développement. Vous avez besoin de Péose parce qu’il a su hier raconter une légende qui n’avait ni détracteur ni réserve. Et qu’il saura légitimer encore les actions noires et sinistres que Ragne ourdi.

 Leudel acquiesça avec un sourire. Elle était transie d’un sentiment étrange, une sorte d’une joie enfantine de voir un autre comprendre une notion complexe mêlé à un cynisme avancé, comme un goût du sang qui vient à l’idée de pouvoir encore dominer par l’esprit un monde trop lent pour la suivre. Elle ne se souvenait pas d’un jour sans ce sentiment de puissance, sans cette jouissance violente, cette exultation permanente de pouvoir jouer sur les leviers du monde. Au fond, elle se doutait que c’était des sentiments nécessaires pour accomplir ce qu’elle devait. On ne faisait pas ce métier sans zèle, et il n’y avait pas de zèle sans amour. D’un hochement de tête, elle quitta ses pensées pour reprendre.

— Trouver Péose est une priorité. Nous avons déjà des pistes, mais il sera complexe à réveiller, aussi, on aimerait te laisser réfléchir et essayer ta méthode.

— Le réveiller, interrogea Elwant, hagard ?

— Un immortel est comme son nom l’indique immortel. Il ne peut pas mourir, cependant, il est possible de le neutraliser. Nous savons par exemple que Tiunterof est fondu dans une statue à Singrad. Il suffira donc de fondre l’objet pour l’en extraire.

— Alors il vous faut les localiser, oui, ça, je le sais déjà.

— Mais une fois localisé, nous devons surtout savoir comment leur faire comprendre qui ils sont. Certains auront choisis d’oublier leur passé, d’autres seront… différent.

 Elwant laissa les mots courir un moment, les conséquences le plongèrent dans une songerie longue. Et il lui fallut un temps pour en émerger. Temps durant lequel Leudel en profita pour ranger leur embarcation, ses armes, nombreuses, furent empaquetées avec soin dans une toile brunâtre qu’elle positionna, au terme d’un plongeon rapide, dans une cache de la cale. Elle ne garda sur elle qu’une rapière ainsi qu’un couteau à crocs qui semblaient, l’un comme l’autre, émaillé par les combats. Ses notes furent elles-aussi empilées dans le double fond d’un tonneau. Tous ce qui pouvait trahir son identité avait ainsi disparu, en quelques minutes, elle avait même réussi l’exploit de se grimer d’une telle manière qu’on avait l’impression que son dernier bain remontait à plusieurs mois. Elle s’arrêta lorsqu’Elwant trancha le silence avec une voix docte, motivé par une réflexion aboutie.

— Je pourrais trouver l’écho de leur silence dans la musique. C’est une création que je n’ai jamais expérimentée, mais il est en quelque sorte possible de trouver la résonnance d’une âme, et de la localiser. Cela fonctionne en principe seulement de très près, dans une salle fermée, on pourra trouver celui qu’on cherche parmi cent si l’instrument est à côté. Mais… puisque leurs âmes sont anciennes, on devrait pouvoir affiner nos recherches suivant les derniers témoignages que l’on a d’eux.

— L’idée est excellente, encourageât Leudel.

— Pour le réveil, je ne sais pas comment c’est possible, on raconte que certain immortel, à l’instar de Moïra, ont été dépecés et ses restes ensevelis partout autour du continent, certains ont mêmes été coulés dans les fondations de bâtiments. Même si on isolait tous les fragments, je ne saurais comment les agréger ni même assurer que le corps arrivera à vivre après…

 Leudel sourit à nouveau, comme dépositaire d’une plaisanterie trop complexe pour la partager.

— Ce n’est pas ton travail ça. Tu les localise et pour certains, tu réfléchis à leur réveil. J’organise leur extraction et leur réveil, Karoozis les escorte jusqu’à Ragne qui sauve le monde. C’est globalement le plan.

— Et vous ne faites que ça ? Interrogea Elwant, curieux de s’intégrer.

— Karoozis et toi, oui, Ragne et moi, avons d’autres obligations, la guerre malheureusement occupe notre esprit et notre temps.

— Donc, si Karoozis ne fait que ça, Olirne qu’il va chercher est une immortelle ?

— Une amnésique volontaire, c’est Mémnos.

 Les yeux d’Elwant s’écarquillèrent, Mémnos occupait une grande part des légendes de Péose, immortelle au caractère trempé, elle avait, dit-on, appris aux hommes à forger ainsi qu’à suturer les plaies. C’était une figure mythique.

— Comment vous allez lui faire recouvrir la mémoire, demanda-t-il, tentant de rester le plus sérieux possible.

— Il y a plusieurs manières, s’amusa Leudel, des étoiles dans les yeux, elle s’était accouplée à Karoozis il y a plusieurs années sa présence pourrait faire l’effet d’un choc. Refaire l’acte serait un autre moyen aussi, sinon…