Mathias

Je frappe à la porte du bureau de Julia et ne tarde pas à aller m’affaler dans l’un des fauteuils confortables près de la cheminée en soupirant.

— On est proches de l’esclavagisme quand même, dis-je en baillant. La soirée s’est finie tard et on est déjà là pour débriefer… Tu dors quand, sérieux ? J’avais souvenir que tu n’étais pas du matin !

— Tu verras si un jour tu as des enfants, Mat. Finies les matinées à paresser au lit ! Et ce n’est pas comme si la soirée d’hier avait été un franc succès ! Franchement, il y aurait eu une attaque, pas sûre qu’on aurait pu protéger tout le monde. On a du boulot si on veut corriger tout ça.

— Des gosses ? ricané-je. Plutôt me coincer une roubignole dans la fermeture de mon jean ! Bref… Tes gars sont des touristes, désolé de te dire ça, mais Hulk qui se barre pour aller tirer la Ministre alors qu’il est en poste, sérieux ?

— Hulk ? Déjà, si tu pouvais l’appeler par son prénom, pour la cohésion, ça ne serait pas plus mal. Mais c’est clair qu’il a déconné… Il va falloir que tu m’aides, mon Chou, parce que là, on a deux équipes qui s’ignorent et bossent chacune dans leur coin. Si on fait ça pour le concert des Grâces Celtiques, on va droit dans le mur et la Gitane sera en grand danger.

— Jusqu’à hier soir, je me contentais de Stefan, mais faut croire qu’il a le cerveau de Hulk, on est loin de Bruce Banner, je te le dis, soupiré-je. Je ne peux pas faire de miracles, Ju, on a essayé d’être cools, mais tes gars n’acceptent pas qu’on soit là. Stefan m’envoie chier dès que je lui dis quelque chose, et les autres, c’est pas beaucoup mieux. Ils n’ont d’yeux que pour toi.

— Il faut qu’on organise les choses pour que ça se passe bien. Tu crois qu’on pourrait organiser une visite sur site et répartir les tâches et les rôles de chacun en étant sur place ?

— A mon avis, il serait plus efficace qu’on se bourre la gueule tous ensemble un soir, histoire de se rapprocher, ris-je. Est-ce que tu pourrais au moins mettre les choses au clair avec tes gars ? Parce que tout le monde me renvoie systématiquement que c’est toi qui donnes les ordres et qu’ils n’ont pas de comptes à me rendre.

— Oui, je vais leur dire que toi et moi, c’est pareil, soupire-t-elle. Je pensais avoir été claire là dessus, déjà, mais apparemment, ils ont besoin qu’on leur redise.

— Ce ne sont que des hommes ! Si tu leur fais ton petit sourire charmeur, ils arrêtent de penser avec leur cerveau, Ju, me moqué-je. Quand je dis que tu t’es ramollie !

— Je crois que tu ne comprends pas bien ce qu’est devenue la Silvanie. On n’est pas à l’armée, tout est en cours de reconstruction, ici. J’ai essayé de trouver des hommes compétents, mais il faut faire avec la réalité des choses. Ramollie ou pas, rien ne sera jamais aussi bien en place qu’à l’époque où on était tous les deux militaires.

— Ça ne te manque pas ? soupiré-je. Parfois j’aimerais revenir des années en arrière, quand nous n’étions que deux militaires qui obéissaient aux ordres… Et les contournaient. Vivant le moment présent sans se poser de question, tu vois ?

— Oh oui, je vois. Mais on a vieilli, Lieutenant. Il faut s’adapter à notre nouvelle vie et faire avec. Comme on l’a toujours fait !

Elle a raison, mais elle a aussi toute la motivation nécessaire pour ne pas regretter le passé. Parfois, je me dis que si elle n’avait pas rencontré Arthur, nous serions encore tous les deux dans l’armée et tout serait différent. Est-ce que ce serait mieux ? Je ne sais pas, mais j’aimais bien cette époque, moi.

— Ouais, bon… On va aller faire les repérages dans la salle avec les gars, puisqu’il y a déjà une équipe à la préparation. Tu peux me rappeler combien tu as d’hommes sur place pour vérifier l’installation ?

— Huit hommes et deux femmes. Et ça devrait suffire pour couvrir l’espace, surtout avec vous quatre en plus. De toute façon, je ne peux pas faire plus.

— C’est noté. On se voit plus tard, Madame la cheffe de la sécurité. Hé, Ju ? Respire et pose-toi un peu, on va assurer. Va juste falloir rappeler à la Ministre de ne pas sauter sur tous les agents pour qu’ils soient concentrés, ris-je.

— Fais gaffe à tes fesses, alors, car tu fais partie des plus sexys, Lieutenant canon, répond-elle en riant avant de me faire une petite bise sur ma joue barbue.

— Crois-moi, elle a plus envie de me couper les couilles que de me les lécher, m’esclaffé-je alors qu’elle grimace. Je lui ai cassé son coup avec Hulk hier soir, elle doit être toute frustrée, la pauvre, et en rogne contre moi. J’ai hâte de voir ça ! A plus tard, Lieutenant sexy.

Je l’embrasse et file rejoindre les gars, déjà installés dans le SUV, pour nous rendre sur place. Je profite du trajet pour revoir les plans du bâtiment tandis qu’ils se plaignent des défaillances de la veille. Je n’interviens pas mais garde une oreille sur leurs échanges. S’il y a bien une chose qui ne nous fait pas défaut, c’est le sérieux lors de nos missions. Bon, on peut dire que protéger la Présidente diffère un peu de notre job habituel, mais il n’empêche que les trois qui m’accompagnent ont fait le taf comme il faut, hier soir, eux.

Quand nous arrivons sur place, c’est un peu l’anarchie. Il y a pas mal d’allers-retours entre un gros camion et la salle, les portes sont grandes ouvertes, c’est un peu open bar et personne ne fait attention à ce qui se passe. Je veux bien envisager que dans ces circonstances, la sécurité passe au second plan, mais quand je vois Hulk aider à décharger le camion plutôt que de faire son boulot, je souffle un coup pour ne pas partir directement en vrille.

— Bon, marmonné-je. Jerem, Seb, je vous laisse gérer les entrées ? Vous me bouclez celles qui ne sont pas utilisées et vous vérifiez les nouveaux arrivants, parce que c’est l’anarchie là-dedans. Avec Flo, on fait le tour.

Vu leur tête, ils se demandent où nous avons débarqué, à n’en point douter. Ça pourrait être drôle, si on ne parlait pas d’une salle qui sera blindée de monde sous peu, dont la Présidente de la Silvanie qui a reçu des menaces de mort. Ouais, on est loin du petit concert d’une soirée étudiante, et il va vraiment falloir que les Silvaniens le comprennent rapidement.

En entrant, Florent et moi faisons un tour de la salle et de la zone VIP en silence. La configuration des lieux n’est pas trop mauvaise, si les choses sont bien faites en amont, nous devrions pouvoir gérer sans souci. Nous nous séparons pour visiter le reste du bâtiment et je m’engouffre dans le dédale des coulisses pour repérer les lieux et envisager une zone de repli, au besoin. Ce ne serait pas la meilleure idée possible en cas d’attaque, mais si nous n’avons pas le choix, il faudra bien en passer par là.

Lorsque je reviens dans la salle principale, je m’arrête en constatant que la fourmillière y est réunie. Outre les gars de la sécurité qui sont occupés à installer des chaises dans la fosse, je constate que Miss Coincée est évidemment de la partie. Un calepin à la main, elle distribue les ordres avec assurance et sans hésitation, checke ses notes régulièrement. Je prends le temps de l’observer davantage tant qu’elle ne m’a pas repéré. Au moins, je n’ai pas droit à son regard tueur, et si elle semble un peu stressée, ses traits sont moins durs que lorsqu’elle me grogne dessus. Ysée… C’est quoi ce prénom, au juste ?

— Elle assure en chef d’orchestre, elle est plus posée et réfléchie que quand elle se plaint de tout en réunion, rit Florent en se postant à mes côtés.

— Ouais… Elle est surtout moins emmerdante.

— Clair. Heureusement qu’elle est jolie pour contrebalancer les choses.

— Ben voyons ! Je ne manquerai pas d’en faire part à ta femme, me moqué-je.

— Oh ça va, elle bave sur toi à chaque fois qu’elle passe au bureau, je peux bien me rincer l’œil ici, sourit-il.

— Vu comme ça ! Les gars gèrent ?

— Oui, ils sont plus diplomates que toi, ils ont réussi à rameuter certains hommes pour leur expliquer que la sécurité était importante dès maintenant. Julia leur avait dit de se positionner aux entrées mais ils se sont fait embarquer pour donner un coup de main. Trop gentils, ces Silvaniens.

— Ouais, ou c’est Ju qui est devenue trop cool, soupiré-je. Je te laisse aller en coulisses, il y a une loge avec un accès à l’extérieur qui pourrait nous être utile en cas de pépin. Tu me diras ce que tu en penses.

Il acquiesce et s'éclipse tandis que je reprends mon observation de la scène qui se joue devant moi. Miss Coincée est toujours aussi concentrée, ce qui me laisse tout loisir pour la détailler davantage. Elle a troqué ses tenues strictes bien que sexy de ministre pour un pantalon confortable qui moule ses formes généreuses, et un chemisier beige dont le tissu est tendu sur sa poitrine. J’avoue que je peux comprendre que Stefan soit tombé dans ses filets et ait eu envie de passer la soirée d’hier le nez dans son décolleté.

Je déglutis plus difficilement lorsqu’elle se déplace, révélant une légère transparence de sa chemise et, par conséquent, les contours d’un soutien-gorge en dentelle, si je ne m’abuse. J’avoue que si on lui enlève les crocs, elle est vraiment jolie, et je me surprends à vouloir libérer ses cheveux bruns de la pince qui les retient, histoire de voir jusqu’où ils cavalent.

Un peu de professionnalisme, Snow…

Je me racle la gorge et approche d’elle pour me remettre au boulot.

— Bonjour, Madame la Ministre. On peut discuter une minute ?

— Bonjour, répond-elle avant de se retourner pour me faire face. Oh, c'est vous ? ajoute-t-elle, visiblement contrariée. Vous ne voyez pas que je suis occupée ?

Ok, Mat, on a dit gentil… Elle n’attend que ça, qu’on se pioche le nez comme des gamins, je suis sûr. Donc, zen.

— Je n’en ai que pour une minute, je ne vous dérangerai pas longtemps. Je voudrais juste vous expliquer le dispositif mis en place pendant la préparation de la salle.

— J'en ai déjà discuté avec Julia, vous avez apporté des modifications ?

Le regard qu'elle porte sur moi me donne un peu chaud car clairement, elle me déshabille des yeux et ne s'en cache même pas. Frustrée, la demoiselle ?

— Non, mais il semblerait que les hommes de Julia aient préféré filer un coup de main plutôt que de faire leur boulot. Ecoutez, je… J’ai conscience que vous avez besoin de bras pour tout organiser et installer, mais il faut être vigilants dès aujourd’hui et s’ils déchargent vos camions, ils ne peuvent pas vérifier les allées et venues dans le bâtiment, vous voyez ?

Professionnel et conciliant, c’est bien, Snow. Cordial, même si quand elle me reluque comme ça, j’ai envie de l’entraîner dans une loge pour la déshabiller. Ok, les mots sont pros, les pensées… Clairement déplacées.

— Eh bien, il faudra faire un tour du bâtiment avant le concert, c'est tout. Ce n'est pas la mort, non plus. Vous êtes déjà fatigué à peine arrivé ? Je vous pensais plus endurant !

Je soupire et me passe la main sur le visage, déjà agacé. Je veux bien faire des efforts, mais elle me cherche aussi.

— Croyez-moi, je n’ai absolument aucun problème d’endurance, vous n’imaginez même pas. En revanche, j’aimerais bien réussir à vous faire entrer dans le crâne que vous ne préparez pas un bal de promo pour ados, mais une soirée où la Présidente du pays, qui il y a encore quelques années était la tête à faire tomber, va se rendre. Les risques sont réels, Ysée, et si nous mettons en place une sécurité dès à présent, c’est pour de bonnes raisons, et sûrement pas pour qu’ils jouent de leurs muscles en déchargeant le matériel !

— Ce que je vois, surtout, c'est que celui qui semble être un des mieux pourvus en termes de muscles semble préférer parler et critiquer plutôt que d'agir. Vive le renfort venu de France ! continue-t-elle alors que quelques Silvaniens gloussent.

Je vais me la faire. Oui, c’est certain, elle va passer à la casserole. Dans quel sens ? Je ne sais pas, je ne sais plus…

— Je ne suis pas là pour jouer les petites mains mais pour faire en sorte que votre cul et celui de la Présidente ne se retrouvent pas plombés, c’est clair ? Alors je veux bien être gentil, respecter votre boulot et faire en sorte que ce concert ait lieu, mais à un moment, il faut aussi que vous mettiez de l’eau dans votre vin et que vous compreniez qu’on doit bosser ensemble et faire avec, merde. Grandissez un peu et arrêtez vos caprices de gamine ! Vous avez des gens pour s’occuper de l’organisation, les hommes qui assurent la sécurité ne sont pas là pour ça, point !

Elle me fait toujours partir en vrille, c’est dingue !

— Si vous croyez que faire des caprices va vous aider à arriver à vos fins, vous vous trompez, je pense. Si vos hommes ont autre chose à faire, ils n'ont qu'à le dire ! Ce n’est pas que ça me déplaît de mener vos troupes à la baguette, loin de là, rétorque-t-elle avec un sourire aguicheur, mais je n'ai forcé personne à quitter la tâche qui lui était assignée !

— Peut-être que si vous passiez moins de temps à aguicher tout ce qui porte un uniforme, tout le monde resterait à sa place, grondé-je. Il serait sans doute bon pour la sécurité de tout le monde que vous commenciez à penser avec votre cerveau et non plus avec vos hormones ! Ce n’est pas parce que vous avez le feu au cul qu’il faut faire n’importe quoi !

Ok, le cordial a disparu, Snow, on s’arrête là ! Oui, ça vaut mieux.

— Je vois que vous avez une vision très réductrice des femmes, me répond-elle froidement. Je vous invite vraiment à modérer vos propos à mon égard ou il y aura des conséquences.

— Modérer mes propos ? Ben voyons ! Je ne parle pas des femmes en général, mais juste de vous. Je ne suis même pas là depuis une semaine et pourtant je pense avoir déjà bien cerné votre cas. Je ne fais que des constats, et si cela vous gêne, réfléchissez un peu à votre comportement, qui induit ce que les hommes peuvent penser de vous. Miss Coincée et Miss Chau…

— Snow, c’est bon, va faire un tour, je gère, m’interrompt Florent en se postant à côté de la Ministre.

Je grogne et lève les yeux au ciel en constatant qu’il semble agacé. Sérieusement, c’est ma faute ? C’est elle qui ne pige rien, merde !

— Fais-lui entendre raison, parce que je doute qu’elle supporte d’avoir la mort de Marina sur la conscience si ça merde parce qu’elle est incapable de comprendre que les risques sont réels ! Foutue bonne femme, et je parle juste de vous !

Je fais volte face et sors rapidement pour prendre un bol d’air. Ouais, foutue bonne femme, j’ai rarement connu plus insupportable. Même Julia, c’est du gâteau à côté de cette nana qui sort les crocs pour rien. Elle part au quart de tour pour une broutille, je n’ai absolument rien dit de mal, à ce que je sache ! Du moins, pas avant qu’elle n’attaque. Je veux bien faire un effort, mais je ne vais pas non plus me laisser attaquer gratuitement, ça va cinq minutes de ramper !