25. Pronostic vital engagé
Ysée
Alors que je me retrouve plaquée au sol sous le poids de Snow, j'ai l'impression que le temps se stoppe presque et que la catastrophe est en train de se développer au ralenti. Je vois sur scène les trois chanteuses emmenées dans les coulisses par Stefan, son fusil à la main pointé vers deux types cagoulés qu'il abat sans hésitation avant de se retirer avec elles. Dans notre loge, c'est le chaos le plus indescriptible. J'entends des cris, mais le corps de Snow sur le mien m'empêche de voir ce qu'il se passe exactement. Des coups de feu sont échangés et j'ai l'impression de revivre des événements similaires à ceux survenus lorsque j'accompagnais la Gitane durant la Révolution. C'est à la fois effrayant mais c'est fou comme les anciens réflexes reviennent vite car je sens un calme froid se saisir de moi.
Quand Snow se relève enfin, il jette un œil vers moi et constate que j'ai l'air indemne.
— Ça va, je n'ai rien sauf si vous m'avez cassé une côte en m'écrasant ! Occupez-vous plutôt des terroristes !
— Ne me donnez pas d’ordres, bougonne-t-il en me scrutant de la tête aux pieds. Et je penserai à m’excuser de vous avoir sauvé la vie quand on sera sortis de là.
— C'est Marina qu'il aurait fallu protéger, lui lancé-je en me penchant vers elle. Je crois qu'elle est touchée gravement, il y a du sang. Dépêchez-vous de sécuriser l'endroit ! Vous avez appris votre travail dans une école de cirque ou quoi ?
Je sais que je le houspille injustement mais franchement, il m'énerve à rester planté là alors qu'il faudrait être dans l'action.
— Fermez-la, Ysée, gronde-t-il en me fusillant du regard comme jamais. Ce n’est absolument pas le moment, merde ! Il faut s’occuper de Marina, ce sera plus utile que de jacasser pour ne rien dire.
Non mais, il est sérieux, là ? Jacasser ? Il me reproche de trop parler alors que je suis déjà en train de dégager les vêtements de la Présidente pour voir où sont ses blessures ? Mon sang ne fait qu'un tour et je lui crie dessus.
— Va donc utiliser un peu ton fusil vu que c'est tout ce que tu sais faire et ramène des secours, merde. Elle respire mais c'est grave, je crois. Bouge ton cul, ça urge.
Même en Français, je deviens vulgaire tellement je suis affolée devant le sang qui coule du flanc de la Gitane.
— Reste le plus près du sol possible, compresse la plaie et essaie de la réveiller, je reviens, soupire-t-il en fouillant dans l’une de ses poches pour me jeter une petite trousse de secours. Et évite de tomber dans les pommes, j’ai pas envie d’avoir un poids mort à sortir de là.
Je n'ai pas le temps de lui répondre que Julia se présente au-dessus de moi, posée mais clairement inquiète.
— Il faut qu’on vous sorte de là. C’est la cohue dehors, on va prendre la sortie de secours la plus proche, un véhicule nous y attend. Tu vas bien ? me demande-t-elle en déballant une compresse qu’elle me tend.
— Ça va, moi. J'ai juste été écrasée par ton collègue. Mais je ne sais pas ce qu’il en est pour Marina. Elle respire mais est inconsciente.
Je constate que ma réflexion déclenche une nouvelle étincelle dans le regard du Français qui vient peut-être de nous sauver la vie et le vois s'éloigner rapidement en fulminant, mais tout cela ne me fait ni chaud, ni froid. Je suis occupée à déchirer la robe de Marina et applique la compresse sur la plaie. Julia, au moins, me fait confiance et s'occupe d'organiser notre protection en éloignant tout le monde sauf ses hommes qui forment une véritable barrière humaine autour de nous. Du coin de l'œil, je discerne la silhouette courbée d'Arthur qui a l'air sain et sauf et qui est en train d'être exfiltré. J'espère que ma famille est aussi en sécurité mais pour l'instant, je ne peux rien faire pour eux et je me concentre sur les soins à prodiguer à notre dirigeante.
J'essaie de faire abstraction de ce qu'il se passe autour de nous mais impossible d'ignorer les coups de feu qui sont échangés et qui résonnent dans la grande salle de spectacle qui est en train de se vider. J'entends vaguement des cris, des pleurs, des bruits de portes qui claquent, mais tout ça est dans un brouillard un peu lointain. Seuls comptent cette poitrine qui se soulève et ce souffle qui continue. J'ai beau regarder, je ne vois pas d'autre blessure que celle sur le côté. Elle a perdu un peu de sang mais je ne comprends pas pourquoi elle est inconsciente. La balle a dû faire des dégâts à l'intérieur et il est urgent qu'elle soit prise en charge.
— Il fait quoi, Snow, bordel ? Il croit qu'on a le temps d'attendre le Uber qu'il a commandé ou quoi ? Elle va mourir si on ne l'emmène pas à l'hôpital tout de suite !
— Calme-toi, Ysée, soupire Julia. Il y a des tireurs à l’extérieur, une équipe est en train de s’en occuper. Ce serait dommage de se faire canarder en sortant, non ? Mat gère, ça va aller.
— Il gère ? Ça se voit que la situation est gérée, dis donc ! Elle va mourir si on ne fait rien ! Je m'en fous de me faire canarder, il faut sauver Marina !
— Arrête ça tout de suite ! Si tu n’avais pas voulu faire à tout prix ce foutu concert, on n’en serait pas là ! s’énerve-t-elle alors que Snow approche. Il y a aussi des centaines de spectateurs à protéger !
— On a suivi toutes vos consignes, grommelé-je en m'écartant pour laisser la place à l'infirmier qui accompagne le Français. Son pouls ralentit, dépêchez-vous un peu !
— J’aurais dû me servir d’elle comme d’un bouclier humain, putain, grogne Snow derrière moi. T’es vraiment une chieuse insupportable. Tu veux mon arme et te débrouiller comme une grande, peut-être ? Laisse-moi faire mon boulot au lieu de sortir les crocs.
— Tu sais ce qu'elle te dit, la chieuse qui jacasse ?
Je me relève d'un bond pour aller lui en mettre une mais Julia me retient de justesse.
— J'ai besoin d'aide pour la mettre sur le brancard. Aidez-moi ! intervient l'infirmier en dépliant son matériel.
Immédiatement, Snow, Julia et moi nous précipitons et nous nous coordonnons pour la soulever délicatement et la déposer sur le brancard.
— La route est dégagée, Mat ? On peut y aller ?
— Oui, c’est bon, tous les tireurs ont été abattus. On y va.
Sans nous concerter, nous prenons chacun un manche du brancard et je me retrouve à l'arrière, à côté de Snow qui fait tout pour m'ignorer même si je sens son énervement et sa colère. Je ne sais pas si c'est dirigé contre moi ou contre lui vu la situation mais je me sens un peu coupable des mots que je lui ai lancés alors qu'il cherchait juste à faire son travail.
— Merci de m'avoir écrasée, lui dis-je doucement. Je suis peut-être encore en vie grâce à vous. Vous êtes insupportable mais vous avez essayé de faire votre travail.
Je reviens délibérément au vouvoiement pour marquer le fait que je suis moins portée par mes émotions et que je me suis calmée, même si je ne suis pas sûre que ce soit le cas pour lui.
— Je ne vous ai pas fait trop mal ? Il faudra vous faire examiner quand on sera à l’hôpital. Pour le reste… Je ne m’excuserai pas d’essayer de faire mon job, juste… D’avoir merdé je ne sais où, soupire-t-il sans me regarder.
— Moi, je survivrai, c'est Marina dont il faut s'occuper maintenant, c'est elle qu'il fallait protéger, pas moi. Elle est là votre erreur, l'accusé-je sans pitié même si son air de chien battu me retourne le cœur.
Nous arrivons à l’issue de secours et nous sommes tout de suite interpellés par Arthur dont l’air hagard ne me surprend même pas. Il n’a pas connu toutes les horreurs que nous avons vécues pendant la guerre.
— Comment va-t-elle ? Elle est… Morte ?
— Elle est en vie, Chéri, mais il faut qu’on la transporte à l’hôpital, le rassure Julia. Je t’ai dit de rester dans le véhicule, espèce de tête de mule.
— Vous êtes tellement faits pour être ensemble, grimace Snow à mes côtés.
— Eux, ils savent ce que ça veut dire d’aimer quelqu’un au moins. Arthur, tu n’as qu’à monter dans l’ambulance avec ta mère, moi j’emmène Julia derrière. Ça vous va ?
— Pardon, grogne Snow, on est dans un monde parallèle là ou quoi ? Depuis quand c’est elle qui décide ? Et si tu crois que je vais laisser une civile me conduire juste après une attaque, tu te fourres le doigt dans l’œil, ma belle.
— Purée, tu devrais gonfler ton cerveau plutôt que tes muscles, toi ! La civile est Ministre et toi, tu n’es qu’un des hommes qui devaient assurer la sécurité du concert et qui ont tout foiré. Alors, tes remarques, tu te les gardes ! Julia, tu viens ? demandé-je alors que son mari est déjà en train de monter dans l’ambulance.
— Ça suffit tous les deux, cingle Julia en nous fusillant du regard. Vous pensez vraiment qu’il est l’heure de vous piocher comme des gosses ? Bon dieu, même mes filles sont moins insupportables que ça ! C’est moi qui prends le volant. Et aucune discussion, sinon je vous colle tous les deux dans le coffre. Gonflez tous les deux vos cerveaux et taisez-vous. Cette soirée de merde est déjà suffisamment compliquée comme ça sans qu’en plus, on se tire dans les pattes.
Snow ouvre la bouche pour protester mais un simple coup d'œil de son amie l’en dissuade. Quant à moi, je garde le silence et me demande ce que j’ai bien pu faire au destin alors que je me retrouve à l’arrière du véhicule, à côté de Florent, silencieux mais concentré, tandis que son collègue a pris la place à côté de Julia. Notre quatuor reste muet sur la route vers l’hôpital et j’essaie d’oublier l’énervement causé par le rustre qui n’arrête pas de me provoquer. J’envoie des messages à toute ma famille mais ils restent sans réponse. J’espère qu’il ne leur est rien arrivé, je ne suis pas sûre que je m’en remettrais si l’un d’eux devait succomber suite à un événement pour lequel je me suis tant battu. Quelle catastrophe…
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