26. Terrible dilemme
Mathias
J’entre dans la pièce où se sont regroupés les gars et les observe en train de nettoyer leurs armes, tous installés autour de la table, dans un silence de mort. Au moins, personne ne se pioche le nez, personne ne lance de regard noir à l’autre, personne ne moufte. Mais putain, l’ambiance est bien lourdingue.
— Qu’est-ce que ça donne ?
La voix de Florent me fait sursauter et tous les regards se tournent vers moi alors que je me débarrasse de ma veste et de ma ceinture après avoir déposé mon arme sur la table.
— La Présidente est sortie du bloc opératoire, les prochaines heures seront déterminantes. Jérémy reste en observation, il a un trauma crânien, et Cédric et James sont rentrés chez eux, le premier n’a eu que quelques points de suture, le deuxième a une entorse. Quelques spectateurs sont blessés mais leurs jours ne sont pas en danger.
Je m’assieds dans un silence pesant, et tout le monde semble réfléchir à mes propos, le regard perdu dans le vague.
— Comme si seule la Gitane était vraiment visée et que le reste était pour faire peur, soupire Sébastien.
J’acquiesce en commençant à nettoyer mon arme. C’est plutôt un bilan positif, en soi. Très positif, même. Mais il n’en reste pas moins que nous avons échoué à protéger la Présidente. Ysée a raison, même si ça me tue de le dire… Foutue emmerdeuse.
— Julia est encore à l’hôpital ? me demande Florent et j’acquiesce encore. Comment elle va ?
— Elle s’est vue devoir annoncer à ses filles que leur grand-mère allait mourir… Alors elle a connu mieux. Vous êtes prêts pour la relève à l’hosto ?
— On part à combien ?
— Six. Deux à chaque entrée et deux devant la chambre.
J’entends Stefan traduire à ceux qui ne parlent pas couramment le français et, bizarrement, personne ne moufte alors que c’est moi qui donne les ordres et pas leur chère Cheffe Julia. Il aura fallu un drame…
Les regards sont fatigués autour de la table, l’esprit hanté et perturbé par des dizaines de questions. Aurions-nous pu éviter ça ? Qu’est-ce qui a pêché ? Comment allons-nous pouvoir protéger maintenant ? Jusqu’où peuvent-ils aller ? Et aussi : est-ce que j’aurais pu mourir, la nuit dernière ?
Tout le monde sursaute quand mon téléphone émet un bip sonore et je m’excuse d’une grimace en le consultant.
— Julia arrive pour une réunion d’urgence. Vous pouvez aller à l’hôpital, dites aux gars que vous relevez qu’ils aillent dormir, on les verra plus tard, j’espère. Tout le monde dort au Palais, évidemment.
Je me lève en rassemblant mon arme et la range avant de récupérer ma veste. C’est parti pour une nouvelle visite du Palais pour gagner le bureau de Julia. Je suis crevé, j’ai envie de dormir après avoir passé la nuit à surveiller l’hôpital et à soutenir les Zrinkak, mais ce n’est assurément pas pour maintenant.
Je suis surpris de croiser le regard du Commandant, ce militaire chef des rebelles, qui est devenu le compagnon de la Gitane, en déboulant dans la pièce, et constate que Ju s’est installée à son bureau. Elle semble tellement dépitée que je vais m’asseoir sur le bord du meuble et attrape ses mains alors qu’elle pose son front sur ma cuisse en soufflant.
— Arthur est resté à l’hôpital ?
— Oui, il n’a pas bougé. Je me demande même s’il a dormi. Et le pire, c’est que je crois qu’il nous en veut un peu de ne pas avoir su protéger sa mère… Et il n’a pas tout à fait tort…
Je soupire et ne réponds pas immédiatement, la gorge nouée. Bon sang, est-ce que les civils se rendent compte de ce que c’est de devoir protéger les gens dans ce genre d’environnement ? Avec des bâtons dans les roues constamment ? Il peut y avoir tellement d’imprévus !
— Ça lui passera, Ju… On a peut-être sous-estimé l’ennemi, mais on est trop dans le flou, on manque d’infos, c’était difficile de tout prévoir. Et puis… On va apprendre de nos erreurs et Marina va s’en sortir. Après une grosse vingtaine d’années à jouer les Rebelles, ce n’est pas une petite balle dans le corps qui va la stopper.
— J’ai l’impression qu’il y a des ennemis partout, Mat. Et avec ce que le Commandant veut faire, ça ne va pas arranger les choses.
Je l’incite à redresser la tête et plonge mon regard dans le sien, fatigué et paumé.
— Hé, stop l’apitoiement. Après une nuit à l’hosto, tu te prends un café et tu redresses les épaules. On a besoin de toi. La vraie Julia, pas la belle-fille, pas la femme, pas la mère. Je veux ma Lieutenant, moi. On compartimente et on ne lâche pas l’affaire. Tu t’es vraiment ramollie, Lieutenant Sexy.
— Je ne me suis pas ramollie, Lieutenant Canon ! C’est juste que ça fait cinq ans que je me bats au quotidien pour la sécurité d’une folle qui ne pense qu’à la grandeur du pays et qui s’en fout de se mettre en danger. Il fallait bien que ça arrive, c’est tout.
— Et Arthur le sait, Ju. Il ne nous en voudra pas longtemps, il sait que tu fais tout ce que tu peux. Allez, au boulot maintenant, j’ai hâte de savoir pourquoi ce que le Commandant veut faire te dérange.
Je l’incite à se lever et la prends dans mes bras quelques secondes avant d’aller nous installer autour de la table où d’autres personnes sont venues s’asseoir. Le Commandant attend à peine que mes fesses se posent enfin sur une surface confortable, il se lève pour prendre la parole.
— Bon, on a assez tergiversé. Ils n’auraient jamais dû toucher à la Présidente légitimement élue de la Silvanie. Julia, quoi que tu puisses en penser, il faut qu’on arrête d’attendre et qu’on attaque désormais ! Parce que là, les supporters de l’ancien général sont en train de se rassembler à l’Est du pays. Et bien entendu, ils s’allient aux mafias du coin qui veulent revenir à un régime d’exception. Bref, Marina ne peut pas décider, il faut qu’on le fasse à sa place !
— Ce serait une déclaration de guerre, soupire Julia. On doit repartir là-dedans ?
— Et puis, ce n’est pas très démocratique de décider alors que la Présidente n’est pas consciente ! C’est quoi, la procédure normale ? C’est quand même pas son compagnon qui décide, si ? m’étonné-je.
— Bien sûr que non, c’est le Premier Ministre qui prend l’intérim, d’où sa présence autour de la table, Mat.
Ah oui, je n’avais même pas fait gaffe. Il faut dire que le Commandant en impose et éclipse un peu la présence des autres.
— Et heureusement, poursuit Julia, le Premier Ministre est plus mesuré que le Commandant et va comprendre qu’on ne doit pas se précipiter, s’organiser et envisager toutes les possibilités au lieu de vouloir foncer dans le tas pour déclencher une nouvelle guerre.
— Je ne sais pas, Julia. Plus on attend, plus ils deviennent forts. Si on n’y va pas maintenant, peut-être qu’après, il sera trop tard. Et il faut qu’on assure la survie du pays, c’est la seule chose qui compte, non ?
— Sauf que plus vous vous précipitez, plus vous êtes faibles, soupiré-je. Y a qu’à voir ce concert, bon sang. Une organisation trop rapide pour la sécurité et on se retrouve avec une Présidente à l’hosto. Julia a raison, il faut faire un état des lieux de la situation pour réussir à prendre l’avantage.
— Maric, n'écoute pas les Français. Il faut agir, montre que tu as du courage ! Attaquons ! Et vite ! C’est ce que Marina ferait, j’en suis certain !
— Ne l’écoutez pas, Monsieur le Premier Ministre. Attendons quelques jours et on verra si Marina se réveille ou pas. On n’est pas à quelques jours près et si on agit maintenant, on commet l’irréparable. Il est urgent de ne pas se décider ! le supplie presque Julia.
Bon sang, cette atmosphère est étouffante. Je ne comprendrai jamais que seule une poignée de personnes puisse décider de l’avenir d’un pays autour d’une table en quelques heures. Bon, je doute que les décisions soient prises en une seule et même réunion, normalement. Mais les Silvaniens… Ils sont dingues !
— Si je peux me permettre, même si je ne suis qu’un Français, je pense que vous devriez ajourner cette réunion. Tout le monde a besoin de réfléchir à tout ça, de peser le pour et le contre. Il faut que les esprits s’apaisent pour ne pas prendre de décision sous le coup du stress ou de la peur, de la colère. Commandant, vous êtes sans aucun doute comme Julia, impacté par l’état de la Présidente, alors vos décisions à tous les deux manquent certainement d’objectivité. Sans vouloir vous manquer de respect.
Julia me fusille du regard un instant, mais je sais que ça ne durera pas. Je vais dans son sens, comme toujours, même si je la tacle un peu. C’est pour ne pas froisser le vieux militaire qui serait sans aucun doute capable de foutre le pays à feu et à sang pour venger la femme qu’il aime.
— On va attendre des nouvelles de Marina, finit par dire le Premier Ministre, et on avisera ensuite. Si elle se réveille demain, ce serait bête de ne pas lui laisser exprimer ce qu’elle souhaite faire. En attendant, mobilisez l’armée régulière et les volontaires. Que tout le monde soit prêt à la guerre même si on choisit la paix. La séance est levée, conclut-il en se levant et en s’éloignant rapidement, comme s’il voulait fuir toutes ces personnes qui attendent davantage de lui.
Le soupir de soulagement de Julia, à mes côtés, est bien perceptible. Autant que les yeux accusateurs du Commandant, qui se lève en grommelant et sort à son tour. J’attrape la main de mon binôme en m’enfonçant dans mon siège et ferme les yeux en attendant que tout le monde soit sorti. Julia s’accroche furieusement à mes doigts et perd de sa superbe une fois que nous sommes seuls.
— Tu vas retourner à l’hôpital ? Qu’est-ce que je peux faire pour toi, Ju ?
— Pour ce soir, rien. Je vais rentrer à la maison et m’occuper des filles. Détends-toi un peu, on ne peut pas faire grand-chose. Et surtout, merci d’être là. Toute seule, ce serait… Juste impossible.
— Tu ne veux même pas un câlin ? murmuré-je avec une moue triste et théâtrale qui la fait sourire.
— Un câlin ? Je vais encore te faire bander, si je te laisse faire ça, mon Chou. Mais bon, tu as raison, après une réunion comme celle-ci, on a besoin de plein de câlins !
Je l’attire sur mes genoux et la serre contre moi sans attendre. Je sais me tenir, quand même.
Nous restons encore un petit moment tous les deux avant qu’elle ne s’échappe pour retrouver Lila et Sophia, et j'erre un peu au Palais, passe par les cuisines pour récupérer de quoi dîner pour l’équipe avant de rejoindre notre salle. Beaucoup sont endormis, sur les canapés, sur des lits de fortune ou sur un fauteuil, mais le bruit des bouteilles que je sors d’un placard semble sonner la fin de la sieste.
— Tu veux qu’on fête ces dernières vingt-quatre heures ? me lance Sébastien en baillant.
— Non, je veux oublier ces dernières vingt-quatre heures, en fait. A table, les gars !
Boire pour oublier, tu parles, on va quand même rester raisonnables, il faut bien assurer la surveillance de Marina, et le prochain tour de garde est dans quelques heures. Pour autant, le besoin d’anesthésier un peu cet échec se fait sentir et tout le monde s’installe autour de la table, se sert à boire et à manger. Chacun essaie d’oublier un peu ce qu’il s’est passé hier soir et tant pis pour le débriefing, on verra ça plus tard. Ne me manque que Julia, avec qui j’avais l’habitude d’accomplir ce rituel. Mais Ju a sa vie, maintenant, des gosses, et j’imagine que la situation, entre la blessure de Marina et ce qu’Arthur pourrait lui reprocher, n’est pas du tout compatible avec cette soirée. Ou alors… J’aurais dû prendre une bouteille et la rejoindre chez elle. Une fois les filles couchées, nous aurions pu boire quelques verres. Ouais, je ne sais pas, je ne sais plus. C’est compliqué de cerner mon amie avec les chamboulements liés à sa vie, mais à contrario, ça a été si simple de retrouver notre complicité et notre esprit d’équipe. Reste à voir si cela sera suffisant pour parvenir à désamorcer cette bombe qui menace le pays.
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