28. La mission d'une vie
Mathias
Je me gare sur le parking du collège de Lila et jette un œil à Sophia, tranquillement installée dans le siège auto. Est-ce que je peux la laisser dans la voiture ? N’importe quoi, Mat, quelle idée ! Déjà d’ordinaire, on ne laisse pas un gosse dans une bagnole. Je grimace en sortant et vais détacher la petite Princesse qui déteste ce surnom, mais noue quand même ses petits bras autour de mon cou en me collant son bouquin en carton dans le visage. Trop mignon…
Un signe de tête aux deux hommes postés à l’entrée de la cour me suffit à savoir que tout roule, et je patiente jusqu’à voir Lila débarquer, entourée de deux jeunes filles et de pas moins de quatre garçons. Nom de… Sérieux ? Et elle pouffe à une blague du petit blond ? Oulah… J’ai raté des trucs, moi. Depuis quand est-ce qu’elle a arrêté de se blottir contre des adultes pour préférer se faire draguer par un morveux boutonneux ? Et Arthur laisse faire ça ?
Je retiens ma grimace quand je constate qu’elle perd son sourire en m’apercevant. Lila a déjà vécu beaucoup trop de choses, ça me tue de savoir qu’elle risque à nouveau de se retrouver dans la galère. Elle est déjà bien trop mature pour son âge, trop posée… Même si Arthur et Julia ont tout fait pour qu’elle ait enfin une vie normale après être née sous les bombes.
— Salut, ma jolie ! Fais pas cette tête, ça t’embête tant que ça que Tonton Mat vienne te chercher ? Tu as peur que je te colle la honte ? souris-je quand elle se plante devant moi.
— Tu fais quoi, ici avec Sophia ? Il est arrivé quelque chose à mes parents ? Mamie est décédée ?
— Rien de tout ça, Lila, promis, soufflé-je en l’attirant contre moi. Tes parents sont à l’hôpital et…
— A l’hôpital ? Mais c’est grave ou pas ?
Merde et re-merde. Réfléchis un peu à ce que tu dis, bon dieu, Mat !
— Non, ils sont avec ta grand-mère, ma jolie. Je te promets que tout le monde va bien. Allons à la voiture, je vous emmène visiter le Palais et vos parents nous y retrouveront, ok ?
— Cool ! On pourra aller jouer dans le jardin des roses ? s'extasie Sophia, le sourire aux lèvres.
— On verra ça, Trésor. Je crois que tes parents ont très envie de te faire plein de câlins, d’abord.
— Pourquoi tu ne ne nous ramènes pas chez nous ? insiste sa sœur beaucoup plus terre à terre.
Je soupire en m’installant au volant et lui fais signe d’attacher sa ceinture avant de démarrer. Quand je dis qu’elle est trop mature… Ou c’est moi qui ne suis pas à l’aise avec les gosses, puisque ses interrogations sont légitimes.
— Tu me vois vous préparer un goûter, sérieux ? Mieux vaut demander au chef cuistot du Palais, non ?
— Un goûter ? Avec du chocolat ? demande Sophia qui ne perd pas le Nord. Tu crois qu’il y aura des petites pâtisseries et de la glace ?
— Un goûter, enchérit Lila beaucoup plus amèrement mais sans hausser la voix. Et pourquoi pas un spectacle avec un clown, tant qu’on y est. Tu ne peux rien dire devant la petite, c’est ça ?
— Un vrai bon goûter, Sophia, j’ai déjà appelé le Palais, tout sera prêt quand on arrivera ! lancé-je gaiement avant d’attraper la main de Lila sur le siège passager. Je te promets que tu sauras bientôt, ma jolie, et qu’il n’y a rien de grave. Tu sais que tu peux compter sur moi, hein ?
— Je te fais confiance, Tonton, mais tu n’es pas marrant à me prendre pour un bébé.
— Crois-moi, je ne te prends absolument pas pour un bébé, Lila. Je ne t’ai jamais considérée comme telle.
Je lui souris et garde sa main dans la mienne autant que possible jusqu’à ce que nous arrivions au Palais, après un trajet occupé à chanter ce qui passait à la radio. Je suis un baby-sitter du tonnerre, Sophia m’adore, mais Lila n’a pas réussi à faire l’impasse sur la merde qui arrive et est restée mutique, sauf quand j’ai totalement fait l’imbécile sur une chanson de Mika.
Quand nous débarquons dans le grand bureau de Julia, le goûter attend sur la table de réunion et je sers tout ce petit monde en espérant que les parents ne vont pas trop tarder. La petiote finit la bouche pleine de chocolat et court embrasser ses parents avec les mains collantes, ce qui n’empêche ni Arthur, ni Julia, de lui offrir baisers et câlins. Lila se montre beaucoup plus distante en restant installée devant sa glace qu’elle a à peine touchée. Et elle bouge à peine lorsque ses parents l’embrassent… Ça me tue de les voir ainsi. Et ça me démonte de constater qu’elle se referme encore davantage en avisant les sacs de voyage déposés à l’entrée de la pièce.
— Sophia, je t’ai ramené quelques jouets, tu veux t’amuser ? demande Julia à la petite en lui indiquant un sac qu’elle s’empresse d’aller ouvrir. Lila, tu as des devoirs, Chérie ?
— Oui, trop cool ! Tonton, tu viens ? me demande la petite.
— J’ai des devoirs, oui, bien sûr, mais je ne crois pas que ça vaille le coup de les faire, si ?
— Qu’est-ce qui te fait dir… Mat ! s’agace-t-elle en me fusillant du regard.
— J’ai rien dit ! Ta gosse est trop intelligente, j’y peux rien, moi !
Julia soupire et s’assied à côté de Lila avant de la prendre dans ses bras. Arthur, toujours aussi paumé, approche également et lui caresse les cheveux avec un sourire triste. Ouais, bon, moment un peu trop déprimant pour moi, là… Et ils n’ont même pas parlé.
— Ecoute, Lila, il faut qu’on vous mette en sécurité quelque temps avec Sophia, d’accord ? Juste pour être certains qu’il ne vous arrive rien. On a quelques soucis au Palais, et je vais avoir beaucoup de boulot pour aider ta grand-mère et la protéger, tu comprends ?
Je détourne mon regard de Julia qui parle avec douceur pour constater qu’Ysée est assise sur un fauteuil, en train de lire une histoire à Sophia. Je ne l’avais même pas vue entrer, c’est plutôt étonnant. Du moins, je dirais que le plus étonnant, c’est qu’elle ne m’ait pas encore gueulé dessus.
— Combien de temps on va être parties ? Et qui vient avec nous ? Toi ou Papa ?
— Tu vois, Julia, il faut que tu les accompagnes, intervient Arthur en s’adressant à mon amie qui lui lance un de ces regards fiers et déterminés auxquels je suis si habitué.
— Arrête tout de suite, Arthur. Pas devant Lila. Tu sais très bien ce que j’en pense. Je ne partirai pas d’ici tant qu’on n’aura pas réglé le problème. Tout le problème. Personne ne peut s’en prendre à elles. Tu n’as qu’à y aller avec Mat, toi.
— Je peux y aller, moi, si vous voulez. Je crois qu’au niveau culturel, ça va être mort ces prochaines semaines et… C’est un peu à cause de moi que tout ça se passe. Alors, si vous me faites confiance, je peux m’occuper des filles.
Je relève vivement les yeux vers Ysée avant d’observer Julia, elle-même en conversation muette avec Arthur. Ysée sur le dos H24 ? Vraiment ? Putain, non, pitié !
— Heu… Est-ce qu’on peut parler entre adultes, Ju ? marmonné-je en me levant pour l’attirer plus loin et chuchoter. Tu vas vraiment me faire ça ?
— Tu ne peux pas assurer à la fois leur protection et faire tout ce qu’il y a à faire, surtout pour Sophia. Et tu as bien vu que ni Arthur, ni moi ne voulons quitter la capitale. Ne fais donc pas l’enfant, si Ysée se propose, c’est la solution idéale.
— Super, un cul de plus à protéger, tu crois que j’ai que ça à foutre ? On va être en effectif réduit, à deux seulement pour assurer la surveillance, Julia, merde !
— Je te rappelle qu’Ysée a fait partie de la Résistance et qu’elle sait manier aussi bien un fusil que toi ou moi. Ça renforce la protection des enfants, Mat, il n’y a pas mieux. Tu peux faire un effort, non ?
— Tu veux ma mort… C’est pas possible autrement, grommelé-je. Pourquoi Arthur ne vient pas ? Les filles ont besoin de leurs parents. Regarde Lila, bon sang !
— Cela ne va pas durer si longtemps que ça, un peu d’éloignement de leurs parents stressés, ça ne leur fera pas de mal. Et puis… Cela détournera peut-être l’attention de ceux qui les ont prises pour cibles. Si nous sommes ici, ils ne pourront pas courir deux lièvres à la fois, Mat. C’est un peu notre façon à nous aussi de les protéger.
— Tu parles, c’est de la connerie. Tu fais chier, Julia. J’espère qu’elle sait au moins préparer la bouffe, quitte à partir en mission, j’aimerais bien ne pas manger des rations.
— Oui, Lieutenant Macho, la Ministre ne va venir que pour faire à manger, répond-elle en rigolant avant de me faire un petit bisou sur la joue.
— Julia… Va avec les filles, soupiré-je. Je m’occupe de ces enflures. Elles ont besoin de toi, pas d’un Tonton faussement macho.
— Ne t’inquiète pas, elles vont vite nous manquer à Arthur et à moi. On ne va pas vous abandonner longtemps. Et il faudrait qu’on arrête nos messes basses. Ysée a l’air inquiète, là.
— Attends de voir sa tête quand elle va comprendre qu’elle part avec moi, ricané-je avant de me tourner vers la Ministre. Ysée, préparez vos affaires, on part dans une une heure.
— Comment ça, “on” ? me demande-t-elle en fronçant les sourcils. Vous ne restez pas ici avec Julia ? Je pensais partir avec des gardes silvaniens, moi.
— Ah non, hors de question. Si Julia n’est pas là pour les filles, c’est moi qui veille sur elles. On ne lâche pas la famille. Jamais.
— Oui, Ysée, Mathias, c’est comme leur oncle, il va les protéger, c’est normal et ce ne sera pas autrement. Et Florent va aussi se joindre à vous, vous ne serez pas trop de trois adultes pour les prendre en charge, précise Julia. Merci en tous cas pour votre aide à tous.
Je souris outrageusement à la Ministre et file déposer un baiser sur la joue de Lila avant de faire une grimace à Sophia qui éclate de rire.
— Allez, on vous laisse tous les quatre. Madame la Ministre, vous avez besoin d’aide pour votre sac ou vous refermez la bouche et vous vous mettez en action ?
— Je sens que les prochaines journées vont être longues… Il y a un endroit où on peut désactiver le son chez vous ou bien on est obligés d’entendre vos bêtises sans aucune pause ?
— Je parle même en dormant, alors bon courage d’avance, ris-je.
— Je confirme, pouffe Julia. Bon courage, Ysée. Mais ne vous disputez pas devant les filles, sinon tu auras une nouvelle cicatrice sur le derrière, Snow. Et Ysée, ta première. Enfin… J’imagine !
— Je te confirme, Julia, mes fesses sont toutes lisses pour l’instant, répond-elle en me regardant, visiblement intriguée par la réflexion de mon amie.
Je lui lance un dernier sourire et sors de la pièce pour filer préparer mon sac et m’assurer que Florent est prêt à partir. Il va falloir voyager léger, mais aussi prévoir de quoi nous défendre, de quoi manger, de quoi surveiller. J’ai peut-être visé un peu juste en prévoyant un départ dans une heure. Et il faut aussi vraiment que je me concentre, parce qu’il est hors de question que je foire cette mission. Après des années à assurer les arrières de Julia, cette mission est la mission de ma vie.
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