Mathias

Je termine d’essuyer la vaisselle alors que j’entends des pas à l’étage. Les douches sont prises, les filles prêtes à aller au lit après cette longue journée au lac, et Florent est parti se reposer avant de prendre le tour de garde à minuit. Le silence ne fait pas de mal, même si je suis plutôt du genre à apprécier l’effervescence, en général. Protéger les filles n’est pas la mission la plus épanouissante de ma vie, et même si j’adore passer du temps avec elles, rattraper le temps perdu, en quelque sorte, j’avoue que je ne suis pas taillé pour assurer l’éducation de deux filles. Heureusement qu’Ysée est là, je me sens parfois gauche avec les petites, même si elles ne semblent pas m’en tenir rigueur.

Ce soir, par exemple, c’était compliqué. Comment réconforter des gosses en manque de leurs parents ? Dans l’incertitude des prochains jours, voire des prochaines semaines ? Les câlins ne suffisaient pas, les mots non plus, et je déteste me sentir démuni. Tout comme je n’aime pas voir les gens tristes, et encore moins ces deux petites merveilles pour qui je ferais n’importe quoi. Sauf que n’importe quoi ne veut pas dire faire bien les choses, et je suis à court d’idées. Les divertir, c’est tout ce dont je suis capable, essayer de les faire rire, mais ça ne fonctionne pas toujours. Encore moins quand, moi-même, je suis dans l’incertitude, dans les questionnements… Ça me tue de ne pas être en première ligne, de jouer les gardiens alors que je pourrais être utile à Julia autrement. Mais je la boucle, je sais que si je suis là, c’est pour une bonne raison et parce qu’Arthur et elle me font confiance.

Je récupère ma tasse de café et file m’installer sur la terrasse. Quand je vois le temps que je passe à glander ici, je me satisfais de ne pas avoir fait de spécialisation Sniper, même si elle me tentait bien. Je ne suis pas doué pour le sur place, poiroter en attendant d’avoir enfin une ouverture, rester des heures allongé à-même le sol, voir les secondes défiler comme des heures… Le terrain me manque, parfois, je l’avoue. La protection, c’est bien, mais à Paris, on ne peut pas dire que je fasse dans les missions lourdes et vraiment dangereuses. Je crois que c’est l’adrénaline qui me manque réellement, en fait.

Je tends l’oreille en entendant l’escalier grincer et suis surpris de découvrir Lila à la porte de la maison.

— Tu ne dors pas ? Un souci, ma jolie ?

— Dès que je ferme les yeux, je fais des cauchemars, Tonton… Je crois que Papa et Maman me manquent trop. Tu penses qu’ils vont revenir vite ou qu’on pourra rapidement aller les retrouver ?

Youpi… C’est reparti. Comment je gère ça, moi ?

— Viens là, soupiré-je en l’entraînant sur le vieux banc en bois pour la prendre dans mes bras. Je ne sais pas quand tes parents reviendront, Trésor, mais ce que je peux te garantir, c’est qu’ils pensent à vous tout le temps et que vous leur manquez autant qu’ils vous manquent. Et je suis un sale égoïste, parce que moi, je suis un peu content d’être là avec vous, même si je ne devrais pas me satisfaire de la situation.

— C’est nul. Pourquoi il y a des gens qui nous veulent du mal ? Nous, on n’a rien demandé à personne ni embêté qui que ce soit.

— Eh bien… Comme pour tout, il y a le bien et le mal, Lila… Et certains ne sont jamais satisfaits de leur vie, alors ils préfèrent faire peur aux autres, ou leur faire du mal, plutôt que d’essayer d’être heureux avec ce qu’ils ont. Je sais que c’est dur pour toi, sans doute encore plus que pour ta sœur, et je t’admire de mettre tout ça de côté pour t’occuper d’elle. Tu es une grande sœur géniale, tu le sais, ça ?

— Je fais ce que je peux… Il faut la protéger, elle est toute petite… Mais je crois que j’ai besoin d’un gros câlin, là, même si je suis grande et responsable.

— Et tu as trouvé la personne idéale pour ça, lui lancé-je en l’attirant dans mes bras. Tu peux m’en demander autant que tu veux, j’aime trop les câlins, ça me rappelle quand tu étais petite et que tu courais partout sur le camp.

— Tu crois qu’un jour, j’aurai une vie normale ?

Je soupire et l’enserre un peu plus fortement en déposant un baiser sur ses cheveux. Snow tout doux… Les gars se foutraient bien de ma tronche s’ils voyaient ça.

— Tu sais qu’une vie normale, c’est chiant à mourir, Trésor ? A Paris… Je m’ennuie, moi. Alors, je ne demande pas à ce que ma vie soit menacée, à vivre dans un pays en guerre, mais… Je crois que la normalité, c’est un barème différent pour chaque personne. Ce serait quoi, pour toi, la vie dont tu rêves ? Parce qu’avec une grand-mère présidente d’un pays et une mère qui bosse pour la protéger… Tu pars déjà avec un handicap, souris-je.

— Je ne sais pas pour la vie dont je rêve. Mais j’aimerais aller vivre aux Etats-Unis, là où personne ne connait ou reconnait mon nom et me laisse faire ce que je veux. C’est nul d’avoir toujours quelqu’un qui te suit ou te dit ce qu’il faut faire ou pas.

— Ma douce, à ton âge, qu’on connaisse ou pas ton nom ne change rien au fait d’avoir quelqu’un qui te dit quoi faire ou pas. Je sais que tu es mature pour ton âge, mais tu restes encore une ado, le petit bébé de tes parents, et la chipie de ton oncle Mat… Et de tes autres oncles et tantes, d’ailleurs, même si je suis ton préféré, plaisanté-je. C’est bien moi, hein, le chouchou ?

— Tu n’as pas besoin de demander, Tonton ! Tu le sais bien que tu es le meilleur des Tontons ! répond-elle en retrouvant le sourire.

— Ouf, j’ai eu peur ! Les frangins de ta mère sont gentils, mais merde, y a pas photo quand même, m’esclaffé-je en déposant un bisou bruyant sur sa joue. Est-ce que tu es heureuse, Lila ? Je veux dire… Avant tout ça, tu l’étais ? Tout se passait bien ?

— Je crois, oui. J’ai de la chance d’avoir été recueillie par Papa et Maman. Sinon, je serais sûrement encore en train de vivre dans un camp. Ou pire, dans un orphelinat.

— Tu as de la chance d’être tombée sur eux, ils feraient tout pour toi. Et eux ont aussi une chance folle de t’avoir dans leur vie. Tout ça va vite se terminer, Lila. Tu connais ta mère, et ta grand-mère fera tout ce qu’il faut aussi pour ça. Je sais que c’est difficile, là, maintenant, mais ça va s’arranger. Et si après tout ça, tu veux venir quelques jours à Paris, histoire de t’éloigner, de visiter, de faire du shopping, je te promets de ne pas ronchonner et de t’accueillir avec plaisir. Je te suivrai même à la trace dans les magasins, ris-je.

— Tu es bête, je ne veux pas faire du shopping si je vais à Paris. Tout est trop cher ! Moi, ce que je veux, c’est aller au musée du Louvres et voir les peintures !

— Eh bien, je t’emmènerai où tu veux. Enfin, sauf en boîte de nuit, tes parents me tueraient après m’avoir longuement fait souffrir, si j’osais !

— Promis ? me demande-t-elle, les yeux emplis d’espoir.

— Promis, ma grande. Allez, il faut dormir maintenant, zouh !

Je me lève et la charge sur mon épaule, restant à l'extérieur le temps qu'elle arrête de rire, puis grimpe au premier étage pour la ramener au lit.

— On dirait que ta sœur a elle aussi eu besoin d'un câlin, chuchoté-je en la reposant à terre.

En effet, Sophia est lovée dans les bras d'Ysée et redresse le nez en nous entendant. La Ministre semble aussi fatiguée que la petite, mais nous adresse un sourire franc en se décalant pour faire de la place à Lila.

— Bien, je vous laisse dormir, les filles… Faites de beaux rêves.

— Tu ne viens pas pour le câlin ? demande Sophia en tendant ses petits bras vers moi.

Forcément, je suis un homme faible… Clairement. Surtout face à cette petite bouille. Alors je file frapper à la porte de la chambre que nous partageons avec Flo pour lui demander d'inverser nos prochaines heures avant de regagner celle des petites. Je me débarrasse de mon barda et m'installe à l'opposé d'Ysée qui, dieu merci pour ma santé mentale, a abandonné la nuisette sexy pour un petit short et un débardeur. Oui, non, pas sûr que ce soit vraiment mieux, en vérité, mais je garde mon sérieux et tire la couette sur tout le monde quand Sophia vient se caler contre moi.

— Tout le monde est bien installé ? Promettez-moi que vous ne vous moquerez pas si je tombe, parce que quatre, c'est beaucoup dans un lit, ris-je.

— Bonne nuit, Tonton ! Et si tu tombes, attention à tes fesses, se moque Lila.

— Petite ingrate, ris-je en tendant le bras par-dessus sa sœur pour la chatouiller.

Je recule vivement ma main quand elle atterrit clairement sur autre chose que la hanche toute fine de ma nièce et redresse la tête pour m'excuser du regard auprès d'Ysée. Ouais… On va éviter de jouer avec le feu, ça se passe plutôt bien ces derniers jours, je ne voudrais pas que ça reparte en sucette. Même si, clairement, je ne dirais pas non à un petit tripotage en règle. Elle est vraiment jolie et je commence à être à la diète depuis bien trop longtemps.

— Désolé, marmonné-je en enlaçant Sophia pour me tenir à carreau.

— Oui, tu peux l’être, répond Ysée doucement. Tu aurais pu un peu mieux viser quand même !

Je ne relève pas et m'interroge surtout sur le sens de sa phrase, qui me semble plus clair lorsqu'elle se rapproche et pose sa main sur Sophia, en profitant pour faire courir la pulpe de ses doigts sur mon torse. Qu'est-ce qu'il lui prend ? Et pourquoi je ne bouge pas d'un poil ?

C'est un peu trop agréable pour l'interrompre, mais je finis quand même par retrouver la raison alors que ses doigts flirtent avec la ceinture de mon pantalon. J'attrape délicatement sa main et noue mes doigts aux siens. Je ne sais pas vraiment pourquoi je fais ça, ce qu'elle va bien pouvoir en conclure, mais elle m'a collé une trique d'enfer rien qu'avec quelques caresses, hors de question qu'elle s'en rende compte.

Je ne sais trop combien de temps nous restons dans cette position, mais le souffle des filles a fini par s'apaiser et j'oscille entre bien-être total et légère gêne. Parce que ne rien faire, dans le noir, laisse le temps aux pensées de divaguer, et que l'image d'Ysée dans son petit maillot de bain s'est imprimé dans mes rétines, tout comme son corps pressé contre moi, ses sourires sincères et détendus…

— Elles dorment, soufflé-je, je pense qu'on peut sortir.

Je n'attends pas de réponse et me relève, récupère mes affaires pour me rhabiller correctement une fois dans le couloir.

— Dure soirée pour les petites, constaté-je lorsqu'Ysée sort à son tour de la chambre.

— Oui, la venue de leurs parents leur a fait du bien, mais ça a aussi mis en lumière leur absence le reste du temps. Tu es mignon avec des enfants dans les bras.

— Mon Dieu, serait-ce un compliment de la part de cette jolie bouche ? Retiens-moi, je suis à deux doigts de tomber dans les pommes, me moqué-je.

— Tu le prends comme tu veux, Beau Blond, je ne parlerai qu’en présence de mon avocat ! Il fait bon ce soir, je vais aller profiter un peu de la soirée sur la terrasse, tu es le bienvenu si tu ne te mets pas à jouer le mec protecteur qui me prend pour une gamine.

— Ah bon ? Tu es sûre que tu ne veux pas un câlin, toi aussi ? la provoqué-je en ouvrant grand les bras.

— Tu sais où me trouver si tu en veux un ! répond-elle en procédant vers le rez-de chaussée avec une légèreté et une grâce qui ne font rien pour calmer mon excitation.

Finalement, il vaut peut-être mieux que j’aille dormir un peu avant de prendre mon tour de garde, parce que je sens que ma volonté d’être sage pourrait être mise à rude épreuve. Ou alors, je vais aller prendre une douche froide. Oui, je crois que je vais faire ça, mais pas trop froide. Et quelques coups de poignets histoire de soulager la pression. Oui, bonne idée, Mathias, ça vaut mieux comme ça. No zob in job, hein ?