60. La surprise de la Cheffe
Mathias
Je quitte le bureau secret de Florent avec le sourire aux lèvres. Le retrouver aux communications me fait plaisir, et je le connais suffisamment pour savoir qu’il sera nos yeux et nos oreilles de manière efficace, même à distance. Et sa petite femme sera rassurée, comme ça. En revanche, mon cerveau tordu bougonne de le savoir au Palais alors qu’Ysée reste ici. Si je suis honnête, son comportement à la rivière m’a foutu hors de moi, et pas seulement parce que c’était déplacé par rapport à la Ministre. Non, ça m’a fait chier qu’il la reluque, et pas qu’un peu. Et ça ne me ressemble pas.
Tout comme ça ne me ressemble pas de repenser à ça alors que je débarque dans le vestiaire pour me préparer. Le soleil est en train de se lever et l’ambiance est plutôt lourde dans la pièce. L’équipe est restreinte sans être minuscule, nous serons huit, dont trois Français. Jérémy et Sébastien voulant tous les deux en être, je n’ai pu résister au plaisir d’avoir mes vieux camarades avec moi. Ne manque plus que Julia et nous aurions quasiment pu reformer la Team de notre premier déploiement. En ce qui concerne les Silvaniens, j’ai demandé à leur cheffe des gars qui parlent français en priorité. A l’instant T, il m’a semblé que l’essentiel était la communication entre nous plutôt que l’expérience du terrain, même si j’avoue qu’en voyant le petit jeune galérer avec les lacets de ses rangers, je commence à douter.
Je rejoins Seb dans le local où se trouve le stockage des armes et fais une dernière vérification du matériel que nous embarquons. On part réellement à l’aveugle et il va falloir la jouer finement, discrètement, tout en glanant des informations et en ratissant du terrain. Je crois que j’aurais dû passer les quarante-huit dernières heures à dormir, histoire de me préparer aux jours qui viennent.
Julia m’évite depuis hier matin et je ne comprends pas vraiment pourquoi. Ce n’est pas son genre, surtout dans ces circonstances, mais j’imagine qu’elle est bien occupée… Tout comme Ysée, qui a disparu des radars depuis notre discussion d’il y a deux jours. J’ai bien essayé de la trouver pour m’excuser de mon comportement, ou tout du moins pour tenter de lui réexpliquer les raisons qui me poussent à la laisser ici tout en la rassurant, mais c’est un fantôme, je ne l’ai même pas aperçue au détour d’un couloir. Est-ce qu’une partie de moi aurait apprécié qu’elle vienne me remercier de partir au front pour son petit frère ? Oui, et ça me fout en rogne qu’elle me ghoste alors que mon seul objectif est de la savoir en sécurité.
— Tiens, une revenante, lancé-je à Julia en chargeant une caisse dans l’un des 4x4 que nous prenons. Merci de faire acte de présence.
— Salut Lieutenant Canon ! Excuse-moi mais je faisais du lobbying pour toi et ça prend du temps, tout ça. Tu sais que la Gitane voulait t’empêcher de partir et risquer la vie de l’équipe que tu emmènes ?
— Marina a dû perdre ses ovaires au concert, c’est pas possible autrement. Tu lui as promis quoi pour qu’elle nous laisse partir ?
— Que tu reviendras entier avec les disparus, en héros de la Nation ? Tu crois que ça ira comme objectif ?
— Je crois bien. Au pire, je compte sur toi pour venir sauver mon petit cul. J’ai regardé les gars à l’entraînement hier, pourquoi il en manquait un ?
— Comment ça, il en manquait un ? Tu as dû mal compter, mon Chou. Tout le monde était à l’entraînement, je suis sûre. Ce n’est pas possible autrement.
— Je sais encore compter, Julia. J’ai beau être blond, je vais au moins jusqu’à dix, tu sais ?
— Ecoute, ce n’est pas grave, si ? Ils ont l’air de tous être là, aujourd’hui. Tu as tout ce qu’il te faut pour l’expédition ? Tu as bien pris les quatre caissons d’armes que je t’ai envoyés hier ?
J’acquiesce en me tournant vers les hommes et les observe une minute avant de me reconcentrer sur Julia.
— Quatre ? Non, je n’ai pas eu quatre caisses, Julia, seulement trois. C’est quoi cette histoire ? soupiré-je en me dirigeant vers le véhicule.
— Ah mince, tu risques de ne pas en avoir assez alors. Viens, on va recompter ça. Ils ont peut-être tout rassemblé dans les trois que tu as reçues ? J’ai pas envie que tu te retrouves là-bas à court de munitions.
— Putain, si tu n’avais pas joué à cache-cache avec moi, on aurait pu régler ça hier plutôt que maintenant, dans le rush, marmonné-je en ouvrant une caisse. Laisse tomber avec celle-là, on l’a vérifiée avec Seb tout à l’heure.
Je perds cinq minutes à checker le matériel plutôt que de motiver les troupes, et mon humeur déjà morose s’assombrit. Je déteste les imprévus avant un départ, je trouve ça déstabilisant et ce n’est pas l’idéal avant de partir. Ce n’est pas grand-chose, certes, mais c’est un grain de sable dans le rouage parfaitement huilé du militaire.
— Au fait, comme d’hab, j’ai laissé dans mon casier la lettre pour ma mère. Si jamais… Enfin, tu vois, quoi, je compte sur toi.
— Ne me fais pas ce coup-là, Mat. J’ai besoin de toi, moi. Et ne prends pas de risques inconsidérés, surtout. Tu connais la règle, hein ? On résiste tant qu’on peut, on se rend quand il faut, ce qui compte, c’est de sauver son cul !
— Hum… Tu me connais, souris-je en la prenant dans mes bras. Tu embrasseras les filles pour moi. Et dis à Zrinkak qu’il te bichonne un peu avant que je lui casse le nez, t’as l’air au bout de ta vie, j’aime pas ça.
— Ouais, j’ai pas beaucoup dormi ces derniers jours… Je… J’espère que tu ne m’en voudras pas des petits extras que je t’ai fournis. Tu… Appelle-moi de toute façon si tu as des difficultés, hein ?
Elle a vraiment l’air inconfortable et je me demande de quoi elle parle quand elle évoque les extras.
— T’as glissé des stripteaseuses dans les bagnoles ? souris-je. Vraiment, Julia, repose-toi, tu m’inquiètes. Tu t’es regardée dans un miroir, ce matin ? Y a un souci ? Je veux dire, en dehors de cette foutue guerre. Tu t’es engueulée avec Arthur ?
— Arthur n’a pas apprécié toutes les décisions que j’ai prises dernièrement, oui, et il me l’a fait comprendre, soupire-t-elle. Il pense que je suis aussi folle que sa mère, parfois. Tu vois, quand il dit ça, c’est qu’il est vraiment fâché, sourit-elle.
— Pitié, ne te transforme pas en Gitane ! Une seule, c’est largement suffisant. Allez, c’est parti, soupiré-je en la serrant contre moi. On reste en communication, et le Bûcheron a intérêt à se faire pardonner. A très vite, prépare la fiesta pour notre retour, Lieutenant Sexy malgré les cernes.
Je dépose un baiser sur son front et monte dans l’un des véhicules, aux côtés de Seb qui ne tarde pas à démarrer. C’est parti, et j’espère que je n’ai pas pris la pire initiative de ma vie. Pour avoir connu la mission suicide en Afghanistan pour récupérer Julia, j’essaie de me convaincre que ça ne pourra pas être pire, dans tous les cas. Pour autant, l’ambiance n’est pas vraiment légère dans le 4x4. Beaucoup d’inconnues, d’incertitudes, alors difficile d’être jovial et bavard quand tu ne sais pas ce que tu vas trouver sur place.
Nous roulons une bonne partie de la journée et je peine à dérouler ma grande carcasse quand on stoppe pour la nuit. Tout le monde est efficace et obéissant pour monter le camp, à une cinquantaine de kilomètres de notre destination finale, et nous nous installons finalement autour d’un feu de camp pour faire connaissance. Comme d’habitude, Jérémy et Sébastien ne sont pas très loquaces, mais ce n’est rien comparé au petit jeune planqué derrière une casquette militaire qui lui mange une bonne partie du visage. Moi qui suis pour la cohésion du groupe, son attitude lointaine et mutique m’agace un peu, même si j’ai conscience du stress qui doit animer chacun d’entre nous, sans doute encore plus pour les petits jeunes qui ont moins d’expérience que des gars comme nous. Aussi, quand je le vois se lever et s’éloigner, je ne me fais pas prier pour en faire de même et le rejoins dans un coin où la forêt est plus dense, tombant sur lui alors qu’il reboutonne son pantalon.
— Hé, tout va bien ? Je sais que la situation peut être… stressante, mais autour de ce feu, y a potentiellement celui qui pourrait te sauver le cul, tu devrais, je sais pas, lâcher prise, ici. On est tous dans le même bâteau, tu sais ?
— Huhuh, grogne-t-il indistinctement en essayant de s’éloigner de moi.
— Attends, soupiré-je en me plantant devant lui. Y a un souci ? C’est quoi ton nom, déjà ?
— Mathias… C’est moi…
Je me fige en entendant cette voix et un grognement sourd sort de ma bouche quand je vire sa casquette un peu brusquement.
— Qu’est-ce que tu fous là, sérieux ? C’est quoi cette histoire ?!
— Il fallait que je vienne, Mathias. Je ne pouvais pas faire autrement. Ne t’énerve pas, je t’en prie..
— Que je ne m’énerve pas ? Sérieusement ? m’esclaffé-je. Non, non, je vais rester très calme alors qu’une civile remplace un militaire, totalement zen parce que si je ne t’avais pas grillée ici, j’aurais pu t’envoyer devant un groupe de rebelles armés. Je vais même te souhaiter la bienvenue, tiens ! Putain, Ysée, t’es dingue ou quoi ?
— Mathias, écoute-moi s’il te plaît. J’ai combattu aux côtés de la Gitane pendant plusieurs années, je sais ce que c’est… Certes, je ne sais pas tirer, mais ça ne m’a pas empêchée d’être utile et de faire ma part. Je… je veux retrouver mon frère, tu peux comprendre, ça ?
— Bien sûr que je le comprends ! m’agacé-je avant de grimacer et de reprendre plus calmement. Et j’entends que tu as été dans la Rébellion, mais… on ne parle pas d’agir dans l’ombre ou… Je ne sais pas ce que tu faisais avec eux, mais là on va se retrouver face à des types armés, Ysée. Comment tu veux te protéger sans savoir tirer ? Comment… Comment tu veux que je puisse te protéger avec le peu d’effectif que nous avons ?
— Je ne veux pas que tu me protèges, je fais partie de l’équipe. Et même Julia était d’accord avec ça, c’est pour ça qu’elle m’a aidée à vous rejoindre, elle sait ce que j’ai fait auprès de la Gitane. Le renseignement, la discrétion, ça me connait. Tu vois, j’ai même réussi à m'infiltrer ici. Mathias, ne me renvoie pas, s’il te plait… Je peux vraiment faire ma part.
— Julia… Julia est au courant ? Elle cautionne ? Sérieusement, elle a osé faire ça ?
Je reste un moment coi, comme étourdi par cette nouvelle. Julia connaît tout de moi, elle sait… Elle savait ce qu’impliquerait cette idée, comment je vivrais d’avoir Ysée ici, et elle l’a quand même aidée. Je comprends mieux son comportement, son malaise, ce matin. Putain, elle a vraiment fait n’importe quoi, là, et elle va m’entendre. D’ailleurs, j’espère qu’Arthur va bien lui en faire baver, finalement !
— Je ne lui ai pas vraiment laissé le choix… Je lui ai dit qu’elle avait une dette à payer comme je m’étais occupée de ses enfants. Et j’ai aussi insisté auprès de la Gitane qui lui a ordonné de m’aider. Je… je serais venue t’en parler directement, mais jamais tu ne m’aurais acceptée, toi. J’ai fait ce que j’avais à faire pour me joindre à vous.
— Vous êtes toutes dingues dans ce foutu pays, c’est pas possible !
Je m’éloigne un peu et fais les cent pas pour essayer de faire redescendre ma tension artérielle et organiser mes pensées. Évidemment que j’entends qu’elle veuille retrouver son frère, et j’admire son courage, mais bordel… Tout ça, c’est trop ! Trop dangereux pour elle, trop flippant pour moi, trop de responsabilité, trop de risques… Il faut que je la renvoie au Palais. Sauf qu’on n’a pas le temps, qu’on ne peut pas se permettre d’amputer une partie de l’équipe, de perdre un véhicule, de revenir sur nos pas. Foutue Ysée, foutue Gitane et foutue Julia ! Et après, on s’étonne que je puisse fuir les nanas en dehors d’un lit, tiens !
Je me plante à nouveau devant elle et ferme les yeux une seconde. Sauf que le passé choisit ce moment pour se juxtaposer au présent. C’est trop risqué, beaucoup trop. La dernière fois que j’ai embarqué une civile avec moi… Merde, aucune envie de voir Ysée baigner dans son sang comme Justine !
— Tu prendras la route demain dès l’aube avec Jérémy pour rentrer au Palais. Hors de question que tu restes ici, grogné-je en tournant les talons.
C’est la meilleure chose à faire et ça n’a rien de personnel. Ou presque… Je ne suis pas un putain de babysitter pour civils, moi, et je ne veux pas être déconcentré, au risque de perdre des hommes ou d’être renvoyé à ma mère entre quatre planches. Et je refuse de ressentir à nouveau cette peur viscérale et cette culpabilité de ne pas avoir réussi à protéger la femme qui partage ma vie. Enfin… Celle qui a partagé mon lit, ou mon arbre, dans le cas d’Ysée. Ouais, il faut qu’elle rentre au Palais, sinon je vais vriller, moi.
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