Ysée

Décidément, les matins après une nuit dans la tente sont difficiles. Il faut dire que mon sommeil est haché et pas très reposant. Il suffit du bruit d’un animal, un mouvement dans les fourrés pour que mon attention soit attirée et que je me réveille sans pouvoir me rendormir pendant de longues minutes que je passe à réfléchir à la situation, à penser à mon frère. Je me lève avec l’impression d’avoir des cernes jusqu’au menton et j’ai une envie folle de retourner dans mon sac de couchage, mais Mathias est déjà en train de rassembler tout le monde pour le briefing du matin.

Le programme du jour est le même qu’hier, avec une exploration des environs, mais cette fois, il refuse immédiatement que je participe pour que tout le monde puisse se dégourdir les jambes, selon lui. Cela ne l’empêche pas de se mettre dans un des groupes alors qu’il me demande de rester sur place.

— Et moi, je fais quoi, alors, aujourd’hui ? Tu as une mission pour moi ? l’interpellé-je quand il demande si nous avons des questions.

— Garder le camp et te reposer, t’as l’air crevé, Ysée, il faut qu’on soit en forme pour la suite.

— Bien Chef... Et je ne suis pas crevée, je suis juste mal réveillée, grommelé-je alors qu’il se contente de rire avant de vaquer à ses occupations.

Très rapidement, les équipes prévues partent et je me retrouve seule avec Ladko, un soldat Silvanien qui faisait lui aussi partie de la rébellion à la grande époque de la Gitane. Nous échangeons quelques mots et je retourne m’installer devant ma tente. N’ayant rien d’autre à faire, je me retrouve à nouveau perdue dans mes pensées qui tournent en rond autour de ce qui a bien pu arriver à mon frère. Rester inactive est terrible pour moi et j’ai horreur de cette attente qui se prolonge pendant que les autres sont dans l’action. Alors que je repense à notre expédition d’hier avec Mathias, une idée me traverse l’esprit et j’informe Ladko que je lui confie le camp, le temps d’aller explorer une piste que j’ai découverte la veille. Il se contente d’opiner et je récupère mon sac à dos pour me lancer dans une mission qui m’attirera sûrement les foudres de Mathias car je désobéis à ses ordres de rester tranquille, mais si je récupère des informations, je pense qu’il me pardonnera.

Je prends un petit chemin dans les bois pour me rendre au village que j’ai aperçu dans les hauteurs, pas très loin de l’endroit où nous avons installé notre campement. Si Daryl a disparu dans ce coin, ils l’ont peut-être aperçu. Il se pourrait même qu’il y soit et qu’ils l’aient recueilli, je ne voudrais pas rater cette opportunité de le retrouver. La chance est minime mais réelle et je me dois de la saisir, qu’importe ce que pourra en penser mon Chef.

Lorsque j’arrive au village, je suis dans un premier temps déçue. Il n’y a là que quelques fermes autour de ce qui doit être une église. Le bâtiment ressemble à une grande grange mais la croix sur le sommet de l’édifice me laisse croire que c’est leur lieu de culte et de rassemblement. Mon arrivée ne passe pas inaperçue et rapidement, je suis entourée de quelques enfants qui me prennent par la main et m’emmènent vers une ferme un peu à l’écart où je suis accueillie par une vieille dame aux cheveux blancs, avec énormément de rides mais une vivacité dans son beau regard bleu ciel qui contredit l’impression de fatigue qui se dégage de son corps émacié. Elle me fait signe de m’asseoir sans un mot puis me sert un plat d’une bouillie faite à partir de farine et d’œufs. Je mange sans oser briser le silence qu’elle a instauré et qui n’est dérangé que par les rires et gloussements des enfants qui nous regardent par la fenêtre. Quand enfin elle prend la parole, sa voix est étonnamment grave et posée.

— Que faites-vous ici, au juste ? Vous êtes vraiment seule ?

— Je suis venue au village seule, oui, mais le reste de mon groupe est installé en contrebas, dans la petite clairière. Je… Je suis à la recherche de mon frère qui a disparu suite à une attaque des troupes rebelles.

Elle m’observe un instant en silence et je n’ose pas le briser, consciente qu’elle est en train de me juger et de me jauger. Les villageois dans ces contrées reculées sont toujours méfiants vis-à-vis des étrangers et j’essaie de ne rien faire qui puisse la contrarier.

— Vous savez que les alentours sont dangereux ? Vous ne devriez pas vous promener seule, me rétorque-t-elle, impassible. Beaucoup de monde a disparu, ces dernières semaines…

— Ce sont les mafias qui sont responsables ? demandé-je en me levant pour l’aider à débarrasser la table.

J’agis un peu d’instinct et récupère son bol à elle avant de les rincer dans l’évier sous son regard scrutateur et toujours aussi énigmatique. Je me sens comme une adolescente qui rencontre pour la première fois sa belle-mère et qui doit montrer qu’elle sera digne de son fils.

— Vous ne devriez pas poser toutes ces questions et fuir loin d’ici. La Mafia est dans les parages et tente d’envahir notre village depuis des jours. Ils sont capables de tout. D’ailleurs, vous n’auriez jamais dû venir ici, encore moins seule. Dieu seul sait ce que font ces hommes avec les femmes…

Le ton est froid et autoritaire, mais je sens quand même une certaine compassion et attention. Ce n’est pas une belle-mère à qui j’ai affaire mais plutôt une mamie un peu austère qui s’inquiète pour sa petite-fille.

— Je n’ai vu personne, pas d’hommes protégeant le village ni de Mafia. Je… J’ai l’habitude de me dissimuler dans les bois, ajouté-je alors qu’elle me fait signe de m’installer sur un banc de pierre devant sa maison tandis qu’elle-même prend place dans un vieux fauteuil à bascule élimé. Et comme je vous disais, je cherche mon frère. Il est soldat et était dans une garnison près d’ici. Il a disparu suite à une attaque et je me suis promis de le retrouver et de l’aider. Vous n’auriez pas des informations sur lui, par hasard ?

— Je suis désolée, sincèrement, mais votre frère n’est pas ici. Nous ne cachons pas de soldats. Je n’ai aucune information à vous donner, malheureusement, mais j’espère que vous le retrouverez.

— Et sur les Mafias, vous pouvez me dire quelque chose ? Nous… Nous cherchons aussi des informations pour les éliminer et pacifier le pays.

Dès que j’ai prononcé le mot Mafia, elle a arrêté de se balancer sur son fauteuil et ses yeux couleur du ciel me transpercent.

— Que voulez-vous que je vous dise ? Ces gens sont des monstres. Nos enfants ont déjà assez souffert de la guerre, et alors que nous recommencions à vivre, à discerner un avenir moins sombre, ils débarquent pour nous enlever ce pour quoi nous nous sommes battus pendant plus de deux décennies. Je n’ai pas grand-chose à vous apprendre à leur sujet si ce n’est qu’ils sont sans pitié, tous plus déterminés les uns que les autres à créer le chaos. Ce qui nous sauve, jusqu’à présent, c’est leur guerre d’ego. Tout le monde veut prendre l’ascendant, alors… ils font des erreurs.

Elle se lève et rentre dans sa maison, me laissant sur mon banc de pierre, seule. Je comprends que l’entretien est terminé et, comme par magie, les enfants qui avaient disparu réapparaissent et me prennent par la main. Je n’ai pas le temps de remercier ou saluer la vieille dame que je suis entraînée vers la sortie du village. J’ai le droit à des bisous de chacun des gamins avant qu’ils ne se dispersent et que je me retrouve seule à l’entrée du bois. Tout le long du trajet du retour, je me demande si j’ai rêvé ces rencontres ou bien si tout ça était vraiment réel. Quelle étrange atmosphère…

Le retour au campement se fait sans encombre mais, à mon arrivée, je suis accueillie par Mathias, visiblement enragé, qui déboule et m’attrape par les épaules vivement, comme s’il voulait vérifier que c’était bien moi et que j’étais entière.

— Putain mais t’étais où ? Il ne t’est rien arrivé ? Tu vas bien ?

— Ne t’inquiète pas, Mathias, tout va bien. Je suis juste allée faire une petite exploration de mon côté. Il y a un village, là-bas, dans les hauteurs et je suis allée voir si les villageois n’avaient pas d’informations sur Daryl. J’avais aussi l’espoir de le trouver, avoué-je.

— Donc tu es partie toute seule, sans informer quiconque du lieu où tu allais, allant à l’encontre des ordres. Et tu reviens comme une fleur, comme si tout était normal, énonce-t-il froidement en serrant les poings. Tu trouves que la situation est normale ? Tu trouves que ton attitude est correcte ? Tu… Merde, Ysée, quand est-ce que tu comptes arrêter tes conneries ?

— J’ai prévenu Ladko que je partais, quand même, dis-je avant de me rendre compte qu’il risque de prendre ça comme une nouvelle provocation. Je… je n’ai pas réfléchi, Mathias, je suis désolée, mais je n’ai pris aucun risque, tu sais ? Je n’ai vu personne et au moins, on sait qu’il n’est pas dans ce village.

— Tu n’as pas réfléchi… Ouais, c’est peu dire ! Et s’il t’était arrivé quelque chose ? Tu as vu ce qu’il y a autour de nous ? Tu penses qu’on aurait pu te retrouver en deux temps, trois mouvements ? Nom de… fulmine-t-il en me fusillant du regard. C’est pour ce genre de choses que je ne voulais pas de toi ici. T’es pas au Palais, Ysée ! Sur le terrain, tu cadenasses ton petit cœur de frangine inquiète, tu ravales ton impulsivité et tu penses avec ta tête, tu évalues, tu organises ! Tu vas me rendre dingue, putain ! Deux jours qu’on est là et tu fais déjà n’importe quoi !

Je comprends son énervement et, étonnamment, je ne le prends pas mal. Je sens plus de l’inquiétude sur ce qui aurait pu m’arriver que de la vraie colère contre moi. Je pense qu’il prend son rôle de protection de son équipe en général et de moi en particulier très à coeur et cela me touche plus que ça ne m’agace.

— Il ne faut pas me laisser sans mission, Mathias. Je suis incapable de rester à ne rien faire alors que mon frère a potentiellement besoin de mon aide. Je… je te promets de faire attention, désormais. Tu me pardonnes ?

Sans réfléchir plus que cela, je me mets sur la pointe des pieds et dépose un petit bisou sur sa joue barbue avant de me retourner et de rentrer dans ma tente. Mon geste l’a laissé sans voix et les gloussements et ricanements des autres membres du groupe se font entendre avant qu’il lance un petit juron qui calme tout le monde. Je pense qu’il va débarquer dans ma tente pour continuer à m’engueuler mais, étrangement, il n’en fait rien. S’il suffit de ça pour l’amadouer, je crois que je ne vais pas hésiter à faire plus de bêtises à l’avenir !