95. Le téléphone ne pleure plus
Ysée
Je regarde mon père dormir tranquillement. Quand il est assoupi comme ça, il n’a pas du tout l’air malade et on se demande ce que l’on fait dans cet hôpital. Par contre, dès qu’il reprend conscience, on se demande ce qu’on ferait si on n’y était pas. Les médecins ont prévu tout un tas d’examens pour essayer de déterminer ce qu’il se passe. Il a une IRM, des scanners et d’autres tests afin de déterminer s’il a eu un souci qui a déclenché l'aggravation ou si c’est juste une détérioration naturelle de son état. Je ne sais pas trop ce que ça change mais il parait que c’est important et je fais confiance aux médecins. Ma mère, au moins, est rassurée par tout ça et se dit qu’ils vont trouver les moyens de le soigner. Je suis beaucoup plus pessimiste et essaie de me préparer à dire au revoir à mon père. Je ne suis pas du tout prête et j’aimerais tellement que tout redevienne comme avant. Pourquoi est-ce que ça lui arrive, tout ça ? C’est tellement injuste…
Ma mère est rentrée à la maison. Elle est partie se changer, se laver et elle va ramener des affaires pour pouvoir s’installer dans la chambre d’hôpital avec mon père. Quel dévouement. J’admire cette passion qu’ils connaissent encore après toutes ces années et ce, malgré la maladie. Et en miroir, cela me ramène encore plus à ma solitude actuelle. J’ai l’impression qu’elle s’est encore aggravée suite au départ de Mathias. Mais bon, il faut que je me fasse une raison, il n’a même pas répondu à mon message, trop occupé avec Justine, sûrement. Ou alors, pas intéressé pour me répondre. Loin des yeux, loin du cœur, on dit tout le temps. Et là, même pas sûr qu’il y ait le cœur qui soit de la partie.
Quand le médecin passe contrôler la situation de mon père, je vois qu’il me reconnaît et il me sourit gentiment. Je me décide à lui demander ce qu’il pense de la situation.
— C’est mal parti, n’est-ce pas ? Il y a peu d’espoir, vous ne croyez pas ?
— Ce genre de pathologies ne guérit pas, il faut que vous en ayez conscience, mais on peut ralentir la progression… Il aurait dû venir beaucoup plus tôt…
— Vous pouvez vraiment ralentir les choses ? Parce que là, il a l’air vraiment loin de tout… Il n’y a plus grand-chose à retarder, si ?
— Nous verrons ça après les examens, je ne peux pas vous en dire plus pour le moment, je suis désolé.
Ou alors, il veut laisser son collègue me donner les mauvaises nouvelles, c’est certain. Je n’aime pas les gens qui n’assument pas et qui font tout pour éviter d’avoir à assumer devant leurs patients ou leur famille. Lorsque mon père se réveille, j’essaie d’avoir une conversation avec lui, mais ça n'apparaît pas possible et je fais au mieux pour répondre à ce qu’il me dit, sans l’énerver parce qu’il ne comprend pas mes réponses. Quelle galère ! Lorsque ma mère revient, je suis contente de lui laisser la place et je retourne au Palais où je m’effondre en pleurs sur mon lit. Je crois que je dois être épuisée mentalement car je finis par m’endormir et c’est la sonnerie de mon téléphone qui me réveille. Je réponds machinalement, sans même regarder qui m’appelle.
— Allo ? Maman, pourquoi tu m’appelles déjà ?
— Salut, Madame la Ministre, me lance une voix reconnaissable entre mille.
Immédiatement, je me redresse dans mon lit et j’essaie de maîtriser l’excitation que je ressens pour ne pas la trahir avec ma voix.
— Oh Mathias, c’est toi. Quelle surprise ! Je… Je croyais que c’était ma mère… Enfin, c’est trop long pour t’expliquer. Tu vas bien ?
— La question c’est de savoir comment toi tu vas ? Et… Comment va ton père ?
— Tu es au courant ? Mais… Qui t’a informé ? Et tu veux vraiment savoir ? Tu sais, si tu as de la pitié en réserve, tu peux la distribuer autour de toi.
— Ysée, soupire-t-il lourdement, drapeau blanc, s’il te plaît. Je m’inquiète vraiment, il n’y a aucune pitié là-dedans.
— Excuse-moi, Mathias. Je suis un peu à fleur de peau, là. Mon père ne va pas bien du tout. Il a des examens complémentaires à faire, mais le médecin que j’ai croisé n’est pas optimiste. On est en train de le perdre. Enfin, son cerveau au moins, parce que le reste, ça a l’air d’aller.
— Je suis désolé… Je… Est-ce que Daryl est avec toi ? Je veux dire… Vous êtes entourés, pour supporter ça ?
— Daryl n’est pas encore revenu. Il est en convalescence dans un autre hôpital pour sa rééducation… Et puis, de toute façon, ça ne sert pas à grand-chose, mon père ne nous reconnaît plus. Il m’a pris pour son infirmière tout à l’heure. C’est horrible, Mat…
— Son état s’est dégradé rapidement, non ? Enfin… Il n’avait pas l’air si mal en point quand je l’ai vu… Je suis vraiment désolé pour toi, Ysée, c’est terrible. Comment tu te sens ? Même si j’imagine que ma question est stupide…
— Non, ce n’est pas stupide, c’est gentil, murmuré-je en me calant sur mes oreillers. Ça me fait du bien d’avoir quelqu’un avec qui en parler, car ici, personne n’a le temps ou l’envie de m’écouter. J’ai l’air pathétique, non ?
— Bien sûr que non. Je t’écoute, et n’hésite pas à m’appeler à l’avenir si tu en ressens le besoin. Je peux être un emmerdeur, je sais, mais je veux que tu saches que je suis là si nécessaire.
— Je ne veux pas te déranger, tu sais ? Je sais que tu fais ça par politesse ou par gentillesse, mais tu es retourné en France, tu as ta vie à gérer…
Je sais que j’insiste un peu, mais ça me fait tellement plaisir de l’entendre me dire qu’il pense à moi et qu’il souhaite m’écouter et me parler.
— Ysée… Arrête de me prêter des intentions ou d’interpréter tout et n’importe quoi. Si je t’appelle, c’est que j’en ai envie, et si je te propose d’être là pour toi, c’est parce que j’ai juste envie d’être là pour toi. Oui, c’est par gentillesse, mais aussi par intérêt pour ta petite personne, même si tu es une emmerdeuse têtue et tête brûlée.
Voilà que j’ai le droit aux noms d’oiseaux maintenant ! Beaucoup moins agréable, tout à coup.
— Eh bien, merci des compliments ! dis-je en souriant un peu. Mais vraiment, je ne veux pas m’imposer, tu dois avoir mille choses à faire. Tu as déjà dû revoir Justine en plus, je me trompe ?
— Justine ? Je… Heu… bafouille-t-il. Oui, effectivement, mais quel est le rapport ?
— Le rapport ? C’est que moi, je passe après. Et que même si tu es gentil, c’est avec elle que tu passes ton temps alors que moi, je suis seule ici. Bref, je ne vais pas t’embêter plus longtemps.
Je raccroche, incapable de continuer cette discussion qui avait bien commencé et m’avait redonné le sourire avant de vite dériver vers des rivages que je ne veux pas explorer. Il faut que je me fasse une raison, Mathias n’est pas libre, pas intéressé, il vit loin et rien ne sera jamais possible entre nous. Mais il se permet d’insister et j’hésite à décrocher en voyant son nom apparaître à nouveau sur mon écran.
— T’es toujours aussi chiante, bordel, grommelle-t-il, je déteste qu’on me raccroche au nez. Et je ne passe pas mon temps avec Justine, putain, je suis pas un pigeon.
— Ça veut dire quoi, ça ? Tu es plutôt un poulet ? Un cochon ? Je ne comprends pas ton expression, là, demandé-je, intriguée.
— Ça veut dire que je ne suis peut-être pas le gendre idéal, mais que je suis quelqu’un de fidèle et que je ne retourne pas avec une nana qui m’a trompé et s’est barrée. Et puis, Justine, c’est du passé, j’ai tourné la page.
— Vraiment ? Mais tu l’as quand même revue, non ? C’est toi-même qui l’as dit, je n’invente rien.
— Et ? Tu n’as jamais revu l’un de tes ex pour lui dire d’aller se faire foutre, toi ? Ou aucun de tes ex n’est venu te faire des courbettes au boulot ?
— Non, ris-je. Ils auraient trop peur que je leur coupe les… Enfin, tu vois quoi ! Et les courbettes, elle les a faites comment ? Nue, à quatre pattes devant toi ? le provoqué-je, juste pour le plaisir de l’entendre s’énerver contre moi.
— Même pas, mais j’aurais dû lui suggérer, oui, rit-il, mais tu es la dernière que j’ai vue à quatre pattes devant moi, jolie Ysée…
Pourquoi ces quelques mots me font autant plaisir ? Et surtout, pourquoi est-ce que j’ai envie de recommencer et me retrouver nue devant lui ? Je dois avoir un problème quelque part, moi, c’est pas possible autrement.
— Tu rigoles ? Je suis sûre que tu as fait un entraînement avec tes hommes où ils ont rampé devant toi. Je me trompe ?
— Quand on rampe, on n’est ni à poil, ni à quatre pattes, Ysée, s’esclaffe Mathias. Et crois-moi, tu me fais cent fois plus d’effet à quatre pattes que tous mes hommes réunis.
— Que cent fois ? soupiré-je en faisant mine d’être déçue. Je dois me faire vieille si ça ne fait plus que cet effet-là. C’est gentil de m’appeler, mais si c’est pour me dénigrer comme ça, je ne sais pas si ça vaut le coup.
Je sais que j’abuse un peu, mais il a réussi à me redonner le sourire et rien que ça, c’est déjà un petit miracle.
— Je ne voudrais surtout pas que tu te serves de mes propos contre moi. Ou que ton ego gonfle encore davantage, jolie Ysée. Te plains pas, il y a une femme dans mon équipe quand même. C’est pas rien, cent fois.
— Non, ce n’est pas rien, mais une femme, c’est déjà trop. Moi, je suis trop loin, tu vas vite m’oublier. Et quand je vais déprimer, je vais le faire seule. Même si je suis nue à quatre pattes.
— Quelque chose me dit qu’il est bien difficile de t’oublier, Madame la Ministre, marmonne-t-il avant de reprendre plus clairement. Flo te passe le bonjour, au fait.
Que veut-il dire par là ? Et pourquoi passer à Flo immédiatement ? Des fois, cet homme, je ne le comprends vraiment pas. Mais qu’est-ce que ça me fait du bien de lui parler.
— Eh bien, tu lui feras un bisou de ma part. En frottant bien ta barbe sur sa joue, hein ? Qu’il en profite !
— Ma barbe te manque ? souffle-t-il, l’air amusé.
— Oh oui, rétorqué-je sans réfléchir. Enfin, disons qu’elle fait son effet à certains endroits sensibles.
— Je me souviens, oui. Bon sang, je suis au bureau, Ysée, ricane-t-il, et je peux t’assurer que t’imaginer te tortiller et gémir sous mes caresses me met dans un sale état.
— Eh bien, la prochaine fois, tu réfléchiras un peu et tu m’appelleras quand tu seras vraiment disponible, petit vicieux. Moi, je suis seule chez moi, et je peux te dire que je suis dans un bel état !
— Hum… Je t’interdis de te soulager avec cet imbécile de Cédric une fois qu’on aura raccroché, bougonne-t-il.
— Eh bien, on aura tout vu ! Voilà que tu joues au jaloux alors que c’est toi qui t’amuses avec ton ex ! ris-je, ravie de l’entendre se plaindre ainsi. Et tu ne devrais pas m’interdire de faire quelque chose, tu sais bien que ça me donne envie de le faire tout de suite !
Même si là, je n’ai pas du tout envie de Cédric… Il me faudrait plutôt un Beau Blond, bien costaud, mignon et surtout adorable.
— Je ne m’amuse pas avec mon ex, Ysée, arrête avec ça. Et je suis sérieux, tu peux pas t’exciter en imaginant ma bouche entre tes cuisses serrées autour de mon visage avant d’aller chercher la jouissance dans les bras d’un autre. Un peu de respect pour moi, quand même.
— Eh bien, je vais patienter un peu. J’espère que tu sauras trouver le moyen rapidement de me faire résister à la tentation, Beau Blond. Merci de m’avoir appelée, en tous cas. Cela m’a fait du bien. Bonne soirée et travaille bien !
— Prends soin de toi, Ysée, et n’hésite pas à m’appeler si tu as besoin. A bientôt…
Je raccroche et repense à cette conversation et à la façon dont elle a vite évolué vers… Vers quoi ? Il m’a bien chauffée, c’est sûr. Et s’il avait craqué avec Justine, c’est sûr que je n’aurais pas hésité à appeler Cédric. Mais là, le seul que je veux, c’est lui. Le seul que j’aimerais sentir contre moi, c’est lui. Le seul avec qui j’ai envie de faire l’amour, c’est encore lui. Toujours lui. Mais pourquoi est-il reparti si loin ?
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