1. Le déserteur orcien

6 minutes de lecture

Dans les Terres Orciennes, au large à l’Est de la péninsule d’Aedria, on naissait dans son village, et on y mourait la plupart du temps. N’en restait pas moins que l’errance faisait la renommée du voyageur, qu’il fût simple colporteur ou noble chevalier. D’ordinaire, si pour la plupart des paysans, la vie se limitait aux frontières de leur contrée et des champs alentour, des religieux, des marchands et des soldats se croisaient en nombre sur les routes.

Etrangement, les deux éclaireurs n'avaient pas croisé âme qui vive depuis leur départ de la garnison de Dolgatane, trois jours plus tôt. Ce matin-là, le commandant les avait désignés d'office pour une mission d’expédition vers les terres les plus à l’Est et leur avait ordonné de préparer montures et paquetages sans s’étendre davantage. Les ordres étaient les ordres, certes, mais leur supérieur s'était montré plutôt avare d'explications cette fois. Dans ces circonstances quelque peu évasives, Hornblow et Landlake avaient espéré arriver rapidement à destination et accomplir prestement leur mission. Ils avaient pris la route et, depuis, avaient traversé des plaines inhabitées. Les forêts changeaient peu à peu de couleur au fur et à mesure qu'ils avançaient vers leur objectif, passant du vert sombre à l’orange flamboyant. Le vent s'était levé et l'air de plus en plus humide annonçait l'automne en approche.

Ils étaient désormais parvenus à flanc de colline lorsque qu'une brume fine mais distincte s'imposa à eux. Les reins tassés par tout ce temps à cheval, Norbert Hornblow se frotta les mains, engourdies par ce long voyage.

« Ça se rafraîchit... m'est avis qu'il vaudrait mieux se hâter. »

Reinardt Landlake, qui l'accompagnait, tout aussi raide et las, ne pouvait qu'acquiescer et grogna en guise de réponse. Hornblow talonna sa jument et partit au galop, Landlake le suivant au pas de course.

Le ciel s'était assombri peu à peu, donnant l’impression que le soir gagnait du terrain. Les nuages s’étaient alourdis, achevant de faire disparaître les quelques lueurs du soleil encore restantes. Puis une pluie diluvienne s'abattit sur les deux éclaireurs, perçant leurs capes de ses froides morsures. L’eau ruisselait violemment sur la végétation et la route, la rendant glissante par endroits. Forcés de prendre leur mal en patience, les deux hommes traversèrent les flots avec beaucoup de précautions.

Il faisait complètement nuit lorsqu'ils parvinrent, trempés, enfin à destination. L'auberge du Chasse et de la Coupe, lovée au creux d'une butte, était le seul gîte des environs. Il était donc fréquent d’y croiser des nobles ambulants se reposant avant de repartir, tout comme des gens de moins bonne engeance ; mais les chambres y offraient le minimum de commodité et le ragoût de mouton, cher à la cuisinière, y était somme toute correct. Les deux éclaireurs descendirent de cheval, les laissant à l'adolescent chétif et boutonneux qui faisait office de palefrenier, puis ils prirent leurs sacs et poussèrent la porte du gîte.

« Bonsoir, messieurs. Qu'est-ce qui vous amène en ces lieux ces jours-ci ? leur demanda le gardien en arme à l’entrée.

- Nous sommes en mission pour l'Intendance et ce qui nous amène ici, hormis cette pluie battante, ne regarde que nous, dit Hornblow en montrant au gardien son insigne militaire. Les armoiries de l'Intendance des Terres Orciennes était reconnaissable entre mille avec son lion serti de sa forteresse.

- Oh, bien sûr, messieurs, je ne voulais pas vous contrarier, dit-il d'un ton un peu trop mielleux pour les deux hommes, mais je dois poser des questions à la nuit tombée pour des raisons de sécurité. », dit-il en les invitant à entrer dans l'antre chaud et lumineux de la taverne.

Les deux hommes déposèrent leurs capes et paquetages dégoulinants au vestiaire, avant de franchir le pas de la pièce principale. Des marchands riaient aux éclats au comptoir situé un peu plus loin, jonché de pintes. A côté du registre, une buse était attachée à un perchoir, le regard aussi tranchant qu’une lame. Des artisans en compagnonnage jouaient aux cartes. De jeunes novices en quête d’un gentilhomme à servir pariaient sur la chance à venir.

Les éclaireurs s'avancèrent, puis s'assirent au fond de la salle. Landlake, maussade, tenta à plusieurs reprises d’allumer sa pipe de manière bourrue. Les péripéties de son voyage étaient venues à bout du peu de patience dont il disposait, et sa réserve de tabac avait dû prendre l’eau sur le chemin. Hornblow interpella une serveuse qui passait.

« Deux pintes de votre bière la plus forte, je vous prie. Et un peu de tabac frais pour mon ami, si vous avez. »

La serveuse leur apporta la commande, ainsi que deux assiettes de pain, de cochonnaille et de fromage, agrémentées de raisin et de noix. Landlake se satisfaisait en silence de l’arôme du tabac de l’Est orcien, quoiqu’un peu grossier, tandis que Hornblow buvait goulument sa cervoise fraîche et mousseuse. Puis, ce dernier s'essuya d'un revers de manche et constata :

« Difficile de dire si cette région a plus à craindre que quelques gens mal disons malintentionnés. Ca va, ça vient par ici.

- Mmh, des rumeurs que disait le capitaine à Dolgatane, s’enquit Landlake. Il nous faut gagner cet avant-poste sans plus tarder. Mais pas sans que j’aie fini mon repas.

- Cela va sans dire, l’ami. »

Les deux hommes mangèrent avec appétit et burent jusqu’à plus soif. Il ne leur fallut pas longtemps avant de s’endormir sur les couchettes du dortoir et profiter du sommeil du juste.

Le lendemain à l’aube, ils remontèrent sur leurs chevaux et reprirent la route. Ils passèrent au travers de landes, puis montèrent à flanc de falaise d'où se jetaient des cascades vertigineuses, pour traverser plus loin une rivière dont l’eau froide leur montait jusqu'aux genoux. Dans leur ascension, des cristaux de glace recouvraient de plus en plus les arbres et les rochers pour former plus haut un léger manteau de givre. Les lieux étaient déserts et silencieux, ne se trouvait là aucune trace, sinon les empreintes laissées par leurs montures. Hornblow et Landlake continuèrent d'avancer dans un crissement de gel, puis s'immobilisèrent, parvenus à destination.

Devant eux s'étendaient un mur de pierre abattu, une entrée brûlée, un tocsin noirci par le feu. Au fur et à mesure qu'ils s'avançaient dans l’avant-poste ravagé, ils ne voyaient que des charpentes calcinées ou réduites à l'état de braises.

« Cherchons des survivants. »

Les deux hommes se séparèrent, chacun de leur côté. En avançant parmi les décombres, la jument de Landlake se braqua lorsque des poutres s'écroulèrent avec fracas juste sous leurs yeux. Hornblow, de son côté, descendit de cheval et trouva un objet dans le sol enneigé. Une pièce de jeu d'échec, qu'il tourna dans sa main. Un cavalier noir.

« Regarde là, plus bas », lui indiqua Landlake, qui l'avait rejoint.

Une douzaine de cadavres meurtris étaient à moitié ensevelis sous la gelée. Du bout de sa botte, Hornblow pressa légèrement la jambe de ce qui devait être une jeune recrue, mais le garçon à terre ne bougeait pas. Toute la compagnie avait été massacrée, les dépouilles éventrées ou aux yeux encore ouverts laissées là pour servir de pâture aux loups dans un désordre de lances, de flèches et de bannières déchirées.

« Ceux qui ont attaqué ces hommes étaient au moins aussi nombreux qu'eux, dit Hornblow, mieux entraînés... capables de saigner ces hommes en un éclair... et de poursuivre leur route dans le froid sans attendre, dit-il accroupi à côté d'une des dépouilles. Les traces sont toutes concentrées ici, impossible de savoir quelle direction ils ont pris par la suite, maugréa-t-il.

- Qui pourrait avoir une force de frappe pareille dans ces contrées ? demanda ouvertement Landlake.

- Je l'ignore. Il nous faut retourner à Dolgatane et demander des renforts, nous n'aurons pas la force de contenir ces hommes si nous croisons leur route. »

Le craquement du givre foulé provenant de derrière des rochers les fit tirer instinctivement l’épée du fourreau.

Annotations

Vous aimez lire self-enscripted ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0