4. Au nom d’Aegeria
« Qui va là ? » hurla Landlake.
Un homme émergea de derrière un bloc et tenta de s'enfuir.
« Rattrapons-le ! »
Le fugitif courut du mieux qu’il put : il n'était en effet pas difficile pour deux cavaliers expérimentés de pourchasser un homme à pied qui avait l'air mal en point. Hornblow banda son arc et tira une flèche en visant la jambe du fuyard. Le coup le freina dans sa course et le fit lourdement tomber au sol en criant, la main portée à sa blessure.
« Pourquoi te caches-tu ? Nous sommes de l’Armée des Terres Orciennes. Que s’est-il passé ici ? questionna Hornblow.
- Une sale histoire, grommela le fugitif. C’est un sacré carreau que vous m’avez planté là, dit-il en gémissant.
- Parle et peut-être que l’Intendant se montrera clément à ton égard, déserteur, dit Landlake.
- Par la peste… vous ne me croirez pas de toute façon.
- Parle, soldat. Je doute fort que tu veuilles répondre directement de tes actes devant la Couronne à Dunedoran. », ordonna Hornblow.
Le fuyard soupira, avant d’entamer son récit.
« Trois de nos gars qu’on avait envoyés en éclaireurs pour aller explorer les zones situées plus au nord-est manquaient à l’appel. On commençait à s’inquiéter, ici les gars comme moi prêtent serment pour servir et c’était bien la première fois depuis des années qu’on perdait des hommes. Alors le capitaine était nerveux, mais il ne voulait pas envoyer d’autres bleusailles. Il a chargé trois gradés de se rendre sur place pour tirer cette histoire au clair. On a attendu, on a attendu. Les types étaient revenus après la nuit tombée, blêmes. Des membres déchiquetés, amputés avec une sauvagerie sans nom, qu’ils disaient.
- Qu’est-ce que c’était ? Des animaux ?
- Même les tigres aux dents de sabre de l’Ancien Dhak n’attaquent pas l’homme comme ça, répondit le soldat en tremblant.
- Alors qu’est-ce qui vous a attaqué ? »
Le débit de parole du déserteur augmentait, sa respiration s’accélérait. Plus ses mots se prononçaient, plus sa voix s’intensifiait.
« Des choses… des cavaliers noirs… sans visage, ni bannière… je me suis caché, j’ai paniqué, on s’est fait massacrer, quel cauchemar ! cria-t-il avant de sangloter de terreur dans ses mains. Les gars se faisaient trancher la gorge, ça hurlait de partout, les chevaux fuyaient de panique !
- Des cavaliers noirs, sans visage ? En es-tu certain ? insista fermement Hornblow.
- Même s’il a déserté les rangs, s’il dit la vérité, alors nous avons un sérieux problème, Hornblow. Il faut le ramener à Dolgatane.
- Je vais mourir si vous me ramenez là-bas, se résigna l’homme en se ressaisissant.
- Ce que tu pourras dire à l’Intendant pourrait être crucial, il faut que tu le lui expliques.
- Alors promettez-moi que ma femme et mes petites filles sauront que j’ai été brave à ce moment-là.
- Tu devras laisser l’Intendant en juger. »
Les deux éclaireurs improvisèrent un garrot sur la jambe du déserteur et attachèrent l’homme en travers de l’une des juments. Ils feraient la route vers Dolgatane d’une traite aussi loin que les mèneraient leurs montures, sans un regard en arrière. L’endroit n’était plus sûr à présent.
***
L’Intendant, éreinté par la route en carrosse depuis ses quartiers situés sur la côte, dînait seul au bord d’une longue table dans sa tente. Il était grand aux cheveux bruns, la couleur perçante de ses yeux gris compensait ses sourcils très arqués. Son manteau élimé couleur lie de vin traînait au sol parmi les brins de paille. Deux molosses au poil court noir étaient allongés à côté de lui, haletant pour quelques morceaux de viande. De la graisse et du vin coulait de ses lèvres et il s’essuya la bouche avant de renvoyer son assiette.
« Envoyez-moi les éclaireurs et leur prisonnier, je vous prie. »
Landlake et Hornblow tenaient chacun d’une main les bras enchaînés du déserteur qu’ils avaient ramené du poste-frontière saccagé la veille. L’homme regardait au sol, tristement inquiet de son sort.
« Les éclaireurs Norbert Hornblow et Reinardt Landlake, et le soldat Roderic Maggot, Monseigneur.
- Faites-les entrer. »
Le trio s’avança, puis s’inclina devant l’Intendant.
« Qu’as-tu à dire pour ta défense, déserteur ? Qu’on en finisse. », dit sèchement l’Intendant de sa voix grave impeccable.
Roderic Maggot avala difficilement sa salive, se rendant compte qu’il s’était arrêté de respirer.
« J’admets que j’ai manqué à mon devoir, Monseigneur, dit-il pantelant. J’ai pris la fuite quand l’avant-poste a été mis à sac quand j’aurais dû retourner au combat… mais je sais ce que j’ai vu, ce sont bien des cavaliers noirs sans visage qui nous ont attaqués.
- Ces légions démoniaques en armure couleur de jais, montées sur des chevaux ni morts, ni vivants ? Allons, soldat, je ne sais pas ce qu’on vous a raconté, mais ces créatures n’existent plus que dans les légendes de la péninsule. Un tel bataillon ne peut en aucun cas sévir de la sorte de nos jours.
- Dans ce cas, j’aurais failli à mon devoir pour un mensonge, Monseigneur ?
L’Intendant fixa le déserteur, interloqué par son aplomb quelque peu insolent.
- Certes, je n’ai peut-être pas été aussi courageux que le reste du bataillon, mais jamais je n’aurais quitté les lieux si l’avant-poste avait été pris d’assaut par des fantômes. Croyez-le ou non, et ça vous regarde, mais je maintiens ce que j’ai dit à vos hommes, ces soldats étaient bien réels, dit Roderic Maggot, bouleversé.
L'Intendant plissa les yeux, la surprise se mêlant à une irritation croissante. Il s’approcha du soldat, le visage marqué par l’autorité.
- Vous semblez persuadé de votre version des événements, soldat, dit-il d'une voix contrôlée. Avez-vous seulement réfléchi à l'impact de vos paroles sur le moral des troupes ?
Roderic baissa les yeux, le souvenir de la terreur qu’il avait ressentie lors de sa fuite revenant à la surface.
- Je n'ai pas fui par lâcheté, Monseigneur, j'ai agi par instinct. Vous n'étiez pas là. Vous n’avez pas vu ces soldats sans yeux, ni entendu leurs cris sinistres qui semblaient provenir des profondeurs de la nuit. Ni vivants, ni morts, comme si l'abîme lui-même avait déversé ses horreurs sur nous.
- Pas des fantômes, intervint l'Intendant, mais des créatures de l’esprit, des illusions nées de la peur et de la fatigue. C'est cela le véritable ennemi.
- C’est possible, affirma Roderic Maggot, mais parfois, même les illusions peuvent causer plus de mal que les véritables démonstrations de force.
L’air devint pesant, chargé d’une tension palpable. Sous les yeux de Landlake et Hornblow, l’Intendant scruta le jeune homme, cherchant à déceler la vérité dans son regard embué de tristesse.
- Croyez-vous réellement que de telles créatures puissent exister en notre temps ? Ce ne sont là que des contes pour effrayer les enfants.
Maggot, coupant une respiration tremblante, riposta :
- Monseigneur, je ne parle pas de contes ! J'étais là, je les ai vues !
Le visage de l'Intendant prit une expression austère et pesante.
- Vous n'avez pas fui par peur des créatures de l'ombre, mais par votre propre lâcheté. Vous avez abandonné vos camarades, condamnant ceux qui avaient encore du courage pour se battre.
- Je vous en prie, ne me jugez pas ! dit Roderic, désespéré.
- Je ne suis pas ici pour écouter des balivernes. Les histoires de fantômes n'ont pas leur place dans un camp militaire. Vous apportez le trouble et la discorde dans un moment critique. Si l'armée se met à croire en ces fables, nous sommes perdus.
Malgré la peur qui le saisissait, Roderic Maggot s'accrochait à sa vérité.
- Si seulement vous pouviez comprendre ! Ces créatures ne sont pas des illusions, elles sont réelles, et d'autres doivent être avertis.
- Je ne peux pas prendre le risque que votre folie contamine mes hommes, dit l'Intendant en se détournant, sa décision scellée. On ne laisse pas les déserteurs vivre pour montrer l’exemple. Vous avez trahi votre bataillon, et pour cela, vous paierez le prix.
- Monseigneur, je vous en prie !
L'Intendant leva la main, faisant signe à Landlake et Hornblow.
- Emprisonnez-le et préparez son exécution. Que cette trahison serve d'avertissement à ceux qui oseraient douter de mon autorité.
Les deux éclaireurs avancèrent, et Roderic Maggot, toujours débordant de supplications, comprit que la légende qu'il avait espéré voir reconnue deviendrait son dernier souvenir. Des légions démoniaques ou non, un plus grand mal se tenait à ses côtés, sous des formes bien plus humaines.
- Qu’il en soit ainsi… maintenant, allez-vous-en. »
Hornblow et Landlake reprirent le déserteur pantois par les épaules et le ramenèrent à sa cellule.
« Dites à ma famille que je les aime… et que je suis désolé. »
Le lendemain matin avant le lever du soleil, à l’extérieur de Dolgatane, étaient réunis la garde personnelle de l’Intendant, son premier colonel, ainsi que quatre bannerets qui portaient le drapeau des Terres Orciennes, avec ses armoiries du lion et de la forteresse. Les deux éclaireurs escortèrent Roderic Maggot depuis la prison vers son ultime jugement devant l’Intendant.
« As-tu un dernier mot à nous dire avant de mourir ?
- J’ai servi les Terres Orciennes du mieux que j’ai pu. J’ose espérer qu’on m’accordera le pardon dans l’au-delà. »
L’Intendant fit un signe de tête aux deux éclaireurs, qui agenouillèrent le déserteur et placèrent sa tête sur le billot. Puis il s’écarta pour laisser le bourreau approcher, hache en main, et accomplir sa sinistre besogne.
« Au nom d’Egor de la famille Kaervalmont, seigneur de Dunedoran, roi d’Aegeria et protecteur des Terres Orciennes, moi Levir de la famille Bannefort, Intendant des Terres Orciennes, te condamne Roderic Maggot à la peine de mort pour désertion. Puisse Dieu avoir pitié de ton âme. »
Le bourreau saisit fermement sa hache et l’abattit lourdement sur la nuque du déserteur, dont la violence du coup fit s’envoler une nuée de corneilles nichée non loin de là.
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