5. La Cérémonie partie 2
Après son altercation, Rhiannon alla dîner en famille sans dire un mot. Alors que la conversation familiale semblait apaisée, la jeune fille ne pouvait s’empêcher de rester bouche close, à ressasser cette fin de journée difficile à supporter. S’efforçant de ne regarder que son assiette de soupe de poisson ou le vide, elle acheva son repas en boudant les noix au miel qu’il y avait en dessert. Elle prit congé puis s’en retourna dans sa chambre.
Comme la pièce ne communiquait pas directement avec le Fort, elle tenait plus du cellier que d’une chambre de la noblesse dhakarie. Sur le plancher et les murs de bois étaient étendues quelques peaux de bœufs. Le lit ne pouvant accueillir qu’une seule personne n’offrait que pour seul confort la douceur de la basane posée dessus. La chambre aurait été trop peu éclairée de nuit sans la présence d’une cheminée. Rhiannon alluma donc un feu à partir d’un silex et de paille au milieu de ce parterre serti de pierre et d’une réserve d’eau. Elle plongea son regard dans l’âtre chaud et lumineux quelques instants, puis se leva. De nouveau assise devant le feu, la tête légèrement penchée sur le côté, elle brossait ses cheveux lorsque quelqu’un entra.
« J’ai à te parler, lui annonça Aswollt Stackworth.
L’homme avait le visage au contour marqué et les yeux bleus en amande. Malgré ses cheveux grisonnants, il arborait une barbe et une moustache soignées et une allure ferme.
Rhiannon reposa la brosse et se retourna vers le chef en se tenant droite.
Le chef observa sa pupille d’un regard en biais, plutôt insistant, puis il mit de l’eau à chauffer dans la petite marmite suspendue sur le feu par un crochet.
« Lorsque je t’ai vue pour la première fois, tu n’étais qu’un nourrisson qui hurlait de faim dans le froid. Je n’ai pas pu me résoudre à t’abandonner. Alors je t’ai recueillie, ramenée ici à Striga et t’ai élevée à la place qui est la tienne aujourd’hui. En grandissant, tu t’es montrée si bornée que Tegwen et moi avons dû employer la force. Mais c’est ta bravoure et ton courage qui m’ont toujours touché. Et que je me devais d’exploiter pour faire d’une fille aux origines inconnues une digne membre du Fort. »
Le chef retira la marmite des flammes, puis il y plongea un linge propre trouvé dans un tiroir qu’il appliqua sur le visage de Rhiannon. La douleur revenait ; quelques gouttes d’huile de lavande aspic finiraient de soulager les inconforts des coupures sur ses joues, qui resteraient visibles un certain temps. Mais ce n’était rien comparé à ce que Rhiannon avait perdu de dignité et d’estime dans la remise. Le chef le savait.
« Quelles sont tes aspirations, Rhiannon Stackworth ?
Quelque peu surprise par la question, la jeune fille prit le temps de répondre.
- Les aspirations sont le privilège des enfants légitimes, vous devriez le savoir mieux que quiconque.
- Dois-je comprendre que le discours de ton chef ne suffise pas à te convaincre ? Alors, je te le redemande : quelles sont tes aspirations, Rhiannon Stackworth ? »
Elle ne serait jamais acceptée par Tegwen, simplement pour ce qu’elle était, mais elle savait qu’elle serait toujours considérée par le chef comme sa propre fille. Toutefois, Rhiannon n’aimait faire que deux choses dans la vie : tirer à l’arc et s’occuper des chiens du chenil. La première lui serait proscrite d’avance, la deuxième était, au contraire, loin de convenir à un membre du Fort.
- Ce que le chef jugera bon de me confier.
- Dans ce cas, je te propose de protéger ton chef en te chargeant de ses chiens de garde.
Interloquée, Rhiannon leva ses yeux vers son père, avant de les reporter sur le sol.
- Votre épouse approuve-t-elle cette décision ? Il s’agit là de votre sécurité personnelle.
- Son approbation ne rentre pas en ligne de compte puisqu’il s’agit bien de ma sécurité personnelle, et non de la sienne. »
Rhiannon savait qu’elle ne pourrait prétendre aux missions d’intendance du Fort, qui seraient réservées à ses sœurs. Mais la proposition de son père, certes peu honorifique sur le papier, lui permettrait largement de faire ses preuves.
« Si j’accepte, j’imagine que je devrais porter demain la tenue des aspirantes et me présenter à tout Striga en tant que garante de ta sécurité rapprochée, constata la jeune fille.
- Nous savons tous deux que c’est une occasion que tu ne pourras pas manquer pour te mettre en valeur et prouver que tu en es digne. Bon sang ne saurait mentir, mais bon noble ne saurait mourir, Rhiannon Stackworth.
- Puisse le Maître-Loup te donner raison, mon père.
- Avant de prendre congé, j’ai un présent pour toi.
Il lui tendit un collier en acier avec en pendentif une pierre d’un noir brillant, qu’elle saisit doucement à deux mains. Le bijou était resplendissant mais n’était pas sans lui rappeler l’incident encore brûlant dans la réserve quelques heures plus tôt.
- Vous n’y étiez pas obligé, dit-elle à son père, le regard fermé.
- Tourne-toi que je puisse te le mettre, dit-il dans un léger sourire.
Elle s’exécuta lentement, tout en ramenant sa chevelure devant elle.
- C’est une obsidienne, on ne la trouve que dans les contrées les plus reculées de Dhak, dit le chef de clan en attachant le collier. Quand je t’ai recueillie, tout nourrisson que tu étais, je t’ai trouvée emmaillotée de langes avec cette pierre.
L’homme restait habituellement factuel et succin quand il évoquait cette période de leur vie. Rhiannon se tourna vers son père pour écouter ce récit inédit
- J’ai alors consulté Morcan. Il m’a assuré que la personne qui te l’avait laissée voulait te protéger du danger. L’obsidienne fonctionne comme un bouclier, elle préserve son porteur des mauvaises intentions. Après toutes ces années, le moment est venu aujourd’hui pour moi de te rendre ce qui t’appartient. »
***
Elle avait dû s’évanouir de fatigue, Rhiannon n’avait pas réussi à trouver le sommeil avant plusieurs heures. L’humiliation de la veille s’était évanouie dans la sincérité du soutien de son père et s’était ensuite insinuée doucement en elle jusqu’au petit matin une soif étrange mêlée de revanche et de quiétude. Déterminée à réussir son rituel de passage, elle sortit de son lit avec l’intuition que son heure était réellement venue et que désormais elle prendrait les décisions qui s’imposeraient. Assise dans le baquet d’eau chaude dans la salle de bains derrière le Fort, elle commença à frotter chaque recoin de sa peau avec un savon d’argile et de sel.
« Qui es-tu ?
- Je suis Rhiannon Stackworth, fille de Aswollt Stackworth.
- Quelles sont tes aspirations, Rhiannon Stackworth ?
- Protéger le chef en dressant ses chiens de garde.
- Puisse le Maître-Loup te venir en aide, Rhiannon Stackworth. »
Elle se répétait dans sa tête ses vœux d’Intronisation, tandis qu’elle se laissait bercer par l’eau du bain. Défendre le Fort avec son arc et ses flèches resterait tristement à l’état de rêve, mais Rhiannon prenait déjà toute la mesure de sa nouvelle mission.
Une fois sortie du bain et séchée, la jeune aspirante enfila un pantalon de cuir et une chemise. Elle s’entoura ensuite d’un bustier qu’une servante l’aida à ajuster. Puis elle boucla une ceinture autour de sa taille et enfila des protège-avant-bras. La servante lui tressa ensuite toute la tête jusqu’à lui en donner la migraine. Après cela, à l’aide d’un pinceau enduit de charbon gras, elle étira les yeux de Rhiannon, avant de lui foncer les tempes, le creux des joues et les arêtes du nez. On pouvait désormais sans aucune ambiguïté reconnaître sur le visage de la jeune Stackworth le visage du loup, l’emblème du clan de son père, de son clan. Ses vêtements au plus près de son corps, aussi frêle fut-il, affichaient toute sa féminité, peu souvent assumée. Enfin, on la para de sa cape de laine recouverte de fourrure de loup pour rejoindre les célébrations.
***
Elles étaient six jeunes femmes de tout Striga à venir passer le rituel de l’Intronisation. Six jeunes femmes de tous milieux telles six jeunes louves en âge de rejoindre la meute. Leurs familles avaient pris place aux premiers rangs dans le temple du Maître-Loup, puis Morcan, le druide, invita chacune des jeunes filles à venir s’agenouiller devant lui.
Il leva les bras au ciel et entonna :
« Notre héros, notre Maître-Loup, revendique le cœur de ses vaillants sujets,
Je vous le dis, les filles du Loup ont été appelées,
Avec le pouvoir et la voix des anciens appels de Dhak,
Croyez-le, les filles du Loup se sont assemblées,
C’est la fin de tous les ennemis du Royaume,
Je vous le dis, les filles du Loup ont accouru,
Les brumes se sont dissipées et la légende se répand depuis,
Et là vous saurez que les filles du Loup sont venues. »
Des guirlandes de fleurs étaient suspendues de part et d’autre pour rendre hommage aux dieux, recouvrant ainsi le temple de mille couleurs et parfums réjouissants. Sur l’autel sacré à la droite du druide, étaient disposées six couronnes tressées de feuilles et de branches d’arbre à offrir aux Intronisées, symboles de vie et de fertilité.
« Nos candidates aujourd’hui, comblées des bénédictions du Loup, reconnaissent son respect et sa reconnaissance à leur égard, et l'en remercient par leurs louanges et leur joie de le servir. Le moment est venu. »
Le druide s’approcha de l’autel et y saisit une couronne. Puis se présenta devant la fille la plus à gauche, l’ornement sacré entre ses mains au-dessus de sa tête.
« Qui es-tu ?
- Je suis Gwynes Kindrick, fille de Tomas Kindrick.
- Quelles sont tes aspirations, Gwynes Kindrick ?
- Reprendre la joaillerie de mon père et confectionner les bijoux du Fort s’il les apprécie.
- Puisse le Maître-Loup te venir en aide, Gwynes Kindrick. »
Puis il posa la couronne de feuilles et de branches sur la tête de la jeune fille sous les applaudissements et les cris de la foule en liesse. Puis il alla à la suivante.
« Qui es-tu ?
- Je suis Isbail Stackworth, fille d’Aswollt Stackworth.
- Quelles sont tes aspirations, Isbail Stackworth ?
- Gérer la récolte de céréales pour Striga et pour le Fort.
- Puisse le Maître-Loup te venir en aide, Isbail Stackworth. »
Et le druide la baptisa de la couronne des Intronisées.
« Qui es-tu ?
- Je suis Eilian Eynon, fille de Arnall Eynon.
- Quelles sont tes aspirations, Eilian Eynon ?
- Me charger du bétail de notre ferme et servir le Fort si l’honneur m’en est donné un jour.
- Puisse le Maître-Loup te venir en aide et t’amener jusqu’au Fort, Eilian Eynon. », lui dit le druide dans le même rituel que les deux autres.
« Qui es-tu ?
- Je suis Aalldora Stackworth, fille d’Aswollt Stackworth.
- Quelles sont tes aspirations, Aalldora Stackworth ?
- Gérer les vergers et potagers, pour Striga et pour le Fort.
- Puisse le Maître-Loup te venir en aide, Aalldora Stackworth. »
Et le druide la sacra de la couronne posée sur sa tête.
« Qui es-tu ?
- Je suis Delwen Artwood, fille de Gethin Artwood.
- Quelles sont tes aspirations, Delwen Artwood ?
- Produire et filer les tissus de Striga, comme mes quatre sœurs avant moi.
- Cing tisseuses, c’est un généreux tribut que tes parents ont offert pour remercier le Maître-Loup. Puisse-t-il te venir en aide, Delwen Artwood. », lui dit le druide en opérant le même cérémonial.
Puis vint le tour de Rhiannon. Elle s’était répété chaque mot de ses vœux si fort dans sa tête qu’elle avait à peine entendu ceux des autres candidates.
« Qui es-tu ?
- Je suis Rhiannon Stackworth, fille d’Aswollt Stackworth.
- Quelles sont tes aspirations, Rhiannon Stackworth ?
- Protéger le chef de clan en dressant ses chiens de garde personnels.
- C’est la fin de tous les ennemis du Royaume, Rhiannon Stackworth. Puisse le Maître-Loup te venir en aide si le danger rôde de nouveau. »
Le contact de la couronne sur son front l’avait élevée à un autre stade. Les branches et les feuilles aux dessus de ses yeux venaient de lui confirmer sa place dans la meute malgré son statut d’étrangère. Elle fixait avec gratitude le druide qui clôturait la cérémonie, tandis que ces deux sœurs lui lançaient deux regards noirs en biais dans une cacophonie d’acclamation et de réjouissance générale.
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