6. Œil-de-Chat

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Ossena avait quitté la Citadelle vers la fin de l’après-midi. Elle avait préféré se rendre sur place seule et à pied malgré la proposition de son conseiller Aiden de la faire accompagner ; il ne fallait surtout pas attirer l’attention. Elle entreprit la route pavée qui descendait vers le bourg de Dunedoran, enveloppée dans sa capuche, sans escorte. Les principales rues commerçantes taillées dans le tuffeau voyaient partir les derniers clients des diverses échoppes à colombage aux toits brun-rouges encore actives et qui allaient bientôt fermer pour la nuit. Ossena se glissa parmi les passants pour atteindre sur sa droite un escalier sombre, étroit et tortueux. En plus de ces explications, Aiden avait insisté sur le fait qu’il pourrait s’agir d’une mauvaise idée. Mais c’était absurde, l’herboriste était reconnue, expérimentée, diplômée de l’université d’Elterbourg et major de sa promotion.

Ossena gravit les marches encrassées une à une ; elle fut surprise de croiser, affalés là dans cet endroit si exigu, trois jeunes gens, les yeux clos, dans un stade d’euphorie avancé, une béatitude telle qu’ils ne semblaient plus avoir conscience de leurs propres corps. Elle porta son regard en arrière un instant, puis poursuivit son ascension, comme pour effacer un doute, devenu passager. Ossena parvint enfin devant la porte vert clair, celle qu’Aiden lui avait affirmé qu’elle ne pouvait pas manquer, en effet. Elle hésita à frapper le heurtoir de la porte. Certes, la femme qu’elle s’apprêtait à consulter était une spécialiste de renom, auteure d’excellentes publications en botanique. Mais elle souffrait hélas depuis quelques années de quelques écarts de conduite, avec son lot d’infractions au code de déontologie, de diffusion de fausses informations et de réalisation d’essais cliniques en dehors du cadre légal. Un revers de médaille peu reluisant et très controversé… mais qui avait peut-être les réponses tant espérées aux tourments de Tobias. Ossena soupira et frappa à la porte.

L’officine de l’herboriste, à l’atmosphère feutrée, était très respectable. Des pots, boîtes et verrines étaient alignées aux murs par dizaines et au fond, on pouvait même voir un fourneau de laboratoire à la pointe de la technologie. L’herboriste, du nom de Myrna Grim, aux longs cheveux cuivrés crantés, était en train de prendre des notes à la plume dans un carnet. Elle prit le temps de conclure sa phrase et de refermer le cahier, avant d’ouvrir et de feuilleter un livre posé sur le côté.

« On m’a dit que je pourrais trouver Myrna Grim ici. Puis-je m’entretenir avec elle ?

- Bonjour à vous, Madame, répondit la jeune femme en levant les yeux. Je suis bien celle qu’on nomme Myrna Grim. Pour vous servir.  

Ossena fixa l’étrange jeune femme qui lui souriait avec bienveillance ; pourtant, il se dégageait de l’herboriste une énergie presque féline, entre souplesse, ingéniosité et précision, quel bien curieux personnage. Elle reprit en feuilletant de nouveau son livre :

- Eh bien, vous semblez avoir besoin d’aide. J’imagine que vous êtes dans une mauvaise posture et que vous êtes venue me voir pour mes décoctions… Etant donné que la lumière du jour faiblit et que la nuit vient à pointer le bout de son nez, j’imagine que nous n’avons pas de temps à perdre, n’est-ce pas ?... Mais ceci me laisse tout le temps nécessaire pour cerner votre problématique et vous préparer le remède adéquat. Nous allons maintenant étudier vos besoins, si vous voulez bien. Recherchez-vous quelque chose en particulier ? Et question toute aussi importante, quel est votre budget ?

La Reine prit un instant avant de répondre.

- Je paierai le juste prix pour le bon remède.

- Très bien… donc nous avons une certaine marge de travail dans ce cas précis, si j’ai bien compris… Le remède est-il pour vous ou pour quelqu’un d’autre ?

- Pour mon fils.

La jeune femme reprit son carnet et sa plume.

- Je le note. Votre garçon a-t-il la possibilité de se déplacer, que je puisse examiner son cas de manière plus… globale ?

- J’ai eu mon lot de charlatans et de rebouteux, il est donc hors de question que vous approchiez mon fils.

- Très bien, cela va sans dire, dit Myrna Grim d’un ton calme et professionnel. Pourriez-vous dans ce cas me décrire ses symptômes ? Fièvre, maux de tête ?

- Des vertiges si récurrents qu’il en tient à peine debout.

L’apothicaire nota quelques mots, la plume grattant doucement le papier granuleux du carnet.

- Y a-t-il autre chose ?

- Eh bien, il est épuisé de subir des traitements qui ne fonctionnent pas… il a très peu d’appétit.

- Il faut veiller à ce que votre fils boive suffisamment d’eau… pas de vomissements, ni de nausées ?

- Non.

- J’imagine que les traitements chimiques, disons plus conventionnels, n’ont pas fonctionné, si j’en crois ce que vous me dites. Avez-vous essayé des saignées ?

- Nommez-moi un seul moyen de soigner ces vertiges que je n’aurais pas essayé ou je quitte cette pièce sur le champ.

- Donc, mes prédécesseurs se sont montrés incompétents, c’est regrettable… Je crois que votre fils a surtout besoin de se refaire une santé avant que vous ne pensiez à le remettre sous traitement. »

Sans laisser le temps à Ossena le temps de lui répondre, elle se retourna vers ses innombrables verrines alignées aux murs.

« D’abord, de la camomille, très efficace pour apaiser les vertiges, les maux de têtes et les nausées si elles se présentent.

Elle choisit soigneusement plusieurs de flacons de ces fleurs séchées, avant de les disposer sur une tablette sur le côté de son bureau enfoui sous des documents en tous genres.

- Trois infusions par jour, avec du citron et du gingembre si vous pouvez. Ensuite, des fleurs de lavande. Vous pourrez les écraser dans un mouchoir ou sous l’eau du bain, cela pourra aider à apaiser votre garçon.

Au parfum qui se dégageait du flacon de lavande que Myrna venait d’ouvrir, Ossena ferma les yeux, humant l’odeur fraîche du souvenir lointain d’une cure thermale passée loin de la Citadelle et des fâcheuses affaires du moment.

- J’essaie de varier les différentes essences de lavande que je propose à ma clientèle, mais celle-ci récoltée à Longuecroix au sud d’Aegeria n’a pas son pareil. Vous essaierez et croyez-moi, vous reviendrez me voir après ça.

- Ne tirez pas de conclusions trop hâtives.

- Je connais ces plantes et leurs propriétés, Madame. Votre fils a besoin de repos, de s’alimenter correctement et d’herbes qui le remettront d’aplomb.

La jeune femme avait du répondant, certes, mais Ossena attendait la suite. Sur la tablette, Myrna Grim rassembla les différentes fioles de fleurs et de racines, qui tintèrent légèrement, puis les enveloppa dans un sachet de toile de jute.

- Vous avez là de quoi tenir une semaine ; passé ce délai, revenez me voir, soyez assurée que vous bénéficiez de toute mon expertise et de mes conseils en la matière. Avant que vous repreniez votre chemin, avez-vous besoin que je vous note tout ce que je viens de vous évoquer ?

- Non merci, ce ne sera pas nécessaire.

Myrna Grim prit un bâton de cire et un sceau.

- J’appose toujours sur mes préparations mon sceau personnel. Beaucoup de gens viennent ici me voir et je me rappelle de chacun d’entre eux. Si je vois mon sceau privé sur une fiole ou un sachet de jute que vous me ramènerez, je pourrais alors être sûre que c’est bien moi et non quelqu’un d’autre qui ait concocté ce remède pour vous. Je reste à votre disposition en cas de question ou de problème.

La jeune femme alluma une bougie, puis chauffa le bâton de cire à la lumière de celle-ci. Elle déposa un peu de cire fondue avant d’apposer son sceau sur le sachet, qu’elle posa devant Ossena.

- Maintenant, il est temps de payer. Qu’avez-vous pour moi ?

- Si l’état de santé de mon fils s’améliore, j’espère que nous serons après cela honnêtes l’une envers l’autre, et alors vous n’aurez plus à me prendre de haut avec ce genre de discours. Dans le cas contraire, si l’état de santé de mon fils se dégrade, croyez-bien qu’il n’y ait pas de cachette dans tout Aegeria où je ne pourrais pas vous débusquer.

La Reine laissa une petite bourse de monnaie, dévoilant ainsi sur son auriculaire gauche la chevalière bleue sertie de trois coquillages, si emblématique des de Casterisey. Puis elle prit le sachet de jute qu’elle cacha dans sa cape.

- Nous n’en arriverons pas là, gente dame, affirma doucement Myrna Grim. Vous pourrez compter sur ma discrétion. »

Ossena rebroussa chemin alors que la nuit s’installait. Peut-être l’herboriste l’avait-elle prise pour une des sœurs sans la désigner directement. Mais un marché était un marché, et Myrna Grim avait désormais intérêt à le respecter.

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