7. La nuit des longs piquets
Alyssa Hopgen était contrainte de sortir, malgré le brouillard qui s’était épaissi de jour en jour. Son père, ivre et râleur, n’avait pas levé le petit doigt et était resté assis à ronfler dans son fauteuil en osier, une bouteille vide à la main. Ses deux petits frères jouaient aux osselets avec toute leur force disponible, mais dans leur yeux sombres ronds comme des billes, la faim était manifeste, vivace. La mère, elle, faisait bouillir le chou et l’avoine qu’elle rationnait depuis peu pour maintenir cette grande famille à un minimum d’énergie ; mais Alyssa ne pouvait plus tolérer cette situation. C’était imprudent de sortir par ce temps lugubre, seulement le problème était bien là, à force de prudence, ils finiraient tous les cinq par mourir de faim. La jeune femme prit donc sa pèlerine et un panier pour sortir, ne serait-ce que pour rapporter des mûres ou autre chose qui puisse leur donner un peu de quoi se sustenter.
Alyssa leva les yeux vers le ciel. L’atmosphère était étrange, l’épas brouillard tout à fait inhabituel à cette période de l’année. Ella rabattit sa capuche sur sa tête et s’avança sur le sentier hors de la hutte familiale isolée, située à des miles de toute civilisation aux confins Est des Terres Orciennes. Les feuilles crissaient sous ses pas alors qu’elle prenait la direction des bois. Arrivée à destination, Alyssa suivit le chemin bordé de châtaigniers et de cèdres. La pluie commença à s’abattre, comme annonciatrice de mauvaises nouvelles. En poursuivant sa route à travers la flore, Alyssa observait l’écorce de certains arbres devenue noire d’humidité à plusieurs endroits. Elle s’approcha pour observer, on aurait dit que l’arbre se décomposait petit à petit en une poisse sombre et avariée. Mais la jeune femme connaissait bien ce bois, cette altération était inexplicable.
Elle s’enfonçait de plus en plus profondément dans les bois. Il n’y avait ni vent, ni bruit en provenance des arbres, comme si toute la forêt s’était murée dans le long clapotis de la pluie. Tout ceci était contraire à l’ordre naturel des choses, Alyssa en était convaincue.
« Je vous en supplie… »
Comme une prière, un appel murmuré, chuchoté parmi les feuilles et les branchages, mais la jeune femme n’en était pas sûre.
Puis elle s’arrêta de stupeur.
Un homme au torse nu était ligoté à un arbre autour des chevilles et les mains dans le dos autour du tronc. Il agonisait, tête baissée, il avait perdu beaucoup de sang. On lui avait retiré de la peau à même le muscle sur les bras et les jambes. A observer ses blessures, on la lui avait retirée le plus lentement possible en prenant garde à ce qu’il reste conscient. On l’avait écorché suffisamment pour faire pression sur lui, tout en prenant soin de le maintenir en vie pour témoigner de son abominable supplice.
***
A la nuit tombée, les deux hommes se présentèrent à l’Intendance des Terres Orciennes de Draguilonne, traversés par la pluie. L’édifice élevé sur une motte de terre ceinturée de fossés, adossé à un rempart d’un âge encore plus ancien et au donjon renforcé d’une tour à chaque angle, affichait un style flamboyant. Remarquable ensemble d’architecture et haut lieu des fonctions administratives locales, l’Intendance constituait la résidence ancestrale de la Maison Bannefort qui l’avait bâtie dans le passé alors au faîte de sa puissance. Des serviteurs prirent les manteaux de cuir trempés des deux éclaireurs et les amenèrent se réchauffer dans la salle d’audience, là où l’Intendant les recevrait. On les fit s’asseoir en leur servant du vin chaud.
« Nos gens n’auraient pas peur de simples renégats, dit Landlake. Ces individus sont différents. Ils surgissent puis disparaissent, mais n’épargnent que ceux qu’ils désignent comme devant être l’unique survivant, et donc l’unique témoin de leurs attaques.
- Vous n’avez jamais vu ces individus, comme vous dites ? demanda l’Intendant.
- Non, Monseigneur.
- Alors comment êtes-vous sûrs qu’il s’agisse bien d’individus et non d’animaux en meute ? Des bêtes affamées n’hésiteraient-elles pas à s’approcher des garnisons pour se nourrir par ce temps qui se gâte ?
- Ceux qui ont été attaqués en ont fait la même description, dit Hornblow. Des créatures aux manteaux noirs, efficaces et sanglants dans la bataille. Je comprends que vous ayez des doutes, Monseigneur, mais jugez plutôt de la situation en tenant compte des faits.
- L’homme ligoté était trop faible et est mort de ses blessures, qu’il repose en paix, poursuivit Landlake. Mais il a eu, avant de mourir, la force de nous murmurer qu’il avait été attaqué par des cavaliers noirs en cape, le visage complètement dissimulé par une cagoule.
- Les paroles d’un homme au bord de la mort qui avait probablement perdu le peu d’esprit qui lui restait, conclu l’Intendant.
- Avez-vous, Monseigneur, pensé à l’hypothèse d’un groupe de criminels ou d’assassins en cavale ? suggéra Landlake.
- Des criminels qui en auraient après nos forces armées, Landlake ? Nous sommes en temps de paix, argua Hornblow, de telles allégations ne sont pas à prononcer à la légère.
- Messieurs, personne n’a vu de fantômes dépeceurs ailleurs que dans les livres. Les tromperies apparaissent souvent comme vérités quand on les impose comme telles, acta l’Intendant.
- Pensez-vous qu’on cherche à tromper notre armée ? lui demanda Landlake, très sérieux.
- Messieurs, navrés de vous interrompre, un régiment vient d’être attaqué du côté de Clerg, annonça un message arrivé en trombe haletant dans la salle d’audience.
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