Gerwyn eut juste le temps de détacher les chevaux parqués non loin du Fort, et d’emmener Rhiannon au galop sur sa jument loin de Striga dans un grondement de sabots. Mais la garde d’élite du chef, nettement plus armée, commençait à les rattraper.

« Fermez les portes !

- Par ici ! » cria Rhiannon à Gerwyn en lui indiquant la direction à prendre.

Faol dans leur sillage, ils approchaient du mur d’enceinte et essuyaient une pluie de flèches. Ils baissèrent la tête dans ce sifflement déchaîné pour les éviter. Par chance, l’abaissement de la herse venait tout juste de commencer. Les deux fugitifs et le chien-loup parvinrent à franchir la porte de justesse puis disparurent dans les bois tel le soleil derrière les nuages, chevauchant sans se retourner jusqu’à la tombée de la nuit.

***

« Je n’ai pas tué mon père, dit Rhiannon en jetant une brindille dans le feu qui brûlait. Il y a un assassin parmi les gens du Fort et je jure par le Dieu-Loup que je le trouverai.

- Qui avait intérêt à tuer ton père ? se demanda Gerwyn à voix haute.

- Je n’en ai pas la moindre idée. Mais celui qui a fait ça n’a aucun honneur et crois bien que je n’aurais aucune pitié pour lui le moment venu… Tu as eu tort de m’emmener, Gerwyn, tout Striga va maintenant penser que tu es mon complice.

- Ça m’est égal. Puisque tu n’as rien fait, je ne suis donc complice de rien. »

D’un mouvement des lèvres sur le côté, refoulant son chagrin, Rhiannon se retourna en silence et alla s’allonger sur le sol en tenant Faol dans ses bras.

***

« Où comptes-tu aller comme ça ? demanda Gerwyn.

Le jour s’était à peine levé que Rhiannon préparait déjà sa monture.

- Je retourne à Striga, enterrer mon père.

- C’est de la folie, toute la ville est à tes trousses. C’est trop risqué.

- Ecarte-toi, Gerwyn, s’il te plaît.

- Peut-être les soldats surveillent-ils déjà les routes alentour. Ecoute, je t’ai sortie de ce bourbier pas plus tard qu’hier et tu voudrais aujourd’hui t’y jeter à nouveau la tête la première ? Je refuse de te laisser faire.

- Sans toi Gerwyn, je serai probablement en train d’attendre mon jugement derrière des barreaux, j’en ai conscience. Mais c’est mon père qu’on a assassiné et je me dois d’assister à ses funérailles, finit-elle par dire d’un ton calme. Si tu veux m’aider, j’accepterai de bon cœur car c’est vrai, j’ai grand besoin d’alliés, mais je te laisse une autre option : celle de partir loin d’ici et de commencer une nouvelle vie… Je sais que ton rêve est d’aller à Burnstone élever les plus beaux étalons du royaume, et tu as là l’occasion de saisir ta chance. Ce serait bien plus sûr pour toi que d’accompagner une meurtrière en cavale.

- C’est du suicide, Rhiannon… Mais dans ce cas, décida le jeune homme, je te donne ma parole que je te suivrai à l’enterrement de ton père. Tu es innocente dans cette affaire et il était aussi mon chef de clan. »

Rhiannon et Gerwyn rebroussèrent chemin en prenant soin de s’écarter le plus possible de la grand-route. Ils traversèrent des étendues sauvages, des forêts, des collines recouvertes de bouleaux à l’écorce lisse et brillante aux petites feuilles encore jaunes encore présentes. Les deux fugitifs échangeaient leurs places au cours de la journée, l’un à cheval, l’autre à pied, Faol s’écartant de temps à autre de la route pour chasser un lapin ou un ragondin. Plusieurs heures plus tard, ils parvinrent à la clairière où Rhiannon se cachait enfant pour tirer à l’arc.

« N’allons pas plus loin, on se ferait repérer, affirma Gerwyn.

- Tu as raison… nous pourrons observer la procession d’ici. »

Ils s’assirent de tout leur poids au sol, épuisés par la distance parcourue avec peu de halte, à l’affût du moindre bruit suspect. Puis Gerwyn profita de leur répit pour inspecter leurs dagues et leur cheval, et Rhiannon pour se recueillir, un peu à l’écart, à genoux, les yeux fermés et les mains jointes sur les cuisses.

« C’était un grand homme… et je sais qu’il comptait beaucoup à tes yeux. Je compatis d’autant plus à ta peine du fait des accusations qui pèsent sur toi, vint lui confesser Gerwyn après un moment à l’observer.

- Merci Gerwyn, je suis touchée… J’espère sincèrement que la vérité éclatera au grand jour.

- Son esprit te guidera, lui dit-il avant de lui laisser un moment d’intimité.

Rhiannon porta à ses lèvres dans un sanglot le pendentif d’obsidienne qu’elle tenait dans ses mains.

« Dieu-Loup, je me tourne vers toi en ce moment de douleur et de confusion. Protège l’homme qui m’a élevé et que j’ai aimé comme un père, qu’il repose en paix connaissant ma loyauté et la tranquilité de tes terres sacrées. Dieu-Loup, ton courage coule dans mes veines, donne-moi la détermination et la persévérance pour venger sa mort et déjouer les plans de ceux qui cherchent à me faire taire. Puissent son esprit et le tien éclairer mon chemin dans cette quête obscure afin que je puisse honorer sa mémoire et rétablir ma vérité. »

Puis retentit au loin un tambour lent, grave, solennel. En contre-bas, le défilé se mit en marche, magistral. Les chants et les prières, si touchants et si profonds, s’élevèrent dans les airs. La mélodie douce et régulière assemblait les sujets du Fort qui communiait avec le chef et les esprits, pour l’accompagner sur le chemin des morts. « Les bêtes meurent, les hommes meurent, mais ce qu’il reste d’eux pour la postérité est leur sacrifice et leur honneur. » La procession suivait le corbillard de bois décoré sur lequel feu Aswollt Stackworth gisait. Il avait été offert au mort tous les honneurs faits aux grands chefs de clans dhakaris, le corps avait été lavé et peint. Les Strigiens sur le côté baissaient noblement la tête sur son passage en signe de respect. Arrivée à destination, la procession s’arrêta, les chevaux furent détachés du corbillard et la foule se figea dans le deuil le temps d’une prière, si poignante et réconfortante à la fois.

Le corps du chef serait enterré aux premières lueurs du jour le lendemain pour que les esprits et les échos des implorations de ses gens l’accompagnent jusque dans sa dernière demeure, un tumulus monumental, où l’attendait feu son père le seigneur Maelog et ses ancêtres avant lui, et où étaient déjà soigneusement entreposés ses armes de prédilection, ses objets personnels et quelques-uns de ses bijoux fétiches. D’ici l’aube, des rituels de lamentations et de recueillement seraient pratiqués devant le corbillard pour honorer le défunt et aider son esprit à trouver la paix dans cette mort aussi violente qu’inattendue.

En d’autres circonstances, Rhiannon aurait dû se retrouver aux premières loges de la cérémonie, placée juste derrière Tegwen et ses sœurs, ce qui ne faisait qu’alourdir sa peine et se sentir davantage amère et aigrie. Mais c’était là toutes les raisons du monde qu’elle avait de trouver l’assassin de son père, de le venger, de lui rendre justice et de laver ainsi son honneur.

Elle sécha une larme qui venait de couler sur sa joue, quand ils entendirent des bruits de sabot au loin.

« Là-bas, regardez !

- Vite ! Cache-toi ! sermonna Gerwyn.

Il amassa en catastrophe leurs affaires tandis que Rhiannon se hâta de parquer sa jument derrière un bosquet. Puis, lentement, elle caressa doucement la tête de l’animal, le regard triste.

- Rhiannon, vite !

- C’est après moi qu’ils en n’ont. Cache-toi et prends Faol avec toi. Promets-moi que tu prendras soin de lui.

- Rhiannon, non.

- Je te l’ordonne, dit-elle la voix tremblante en bandant son arc. Ne m’oblige pas à me répéter !

- Rhiannon, je…

La flèche décochée effleura la cuisse de Gerwyn, qui grimaça.

- Rhiannon ! dit-il à terre, la main sur sa blessure.

- Je suis désolée… tu leur diras que tu as voulu m’appréhender mais que je me suis enfuie. Je ne te remercierai jamais assez… et Faol, pas bouger ! »

Elle enfourcha sa jument le cœur brisé et galopa vers l’inconnu, laissant son meilleur ami et son fidèle compagnon loin derrière elle.