13. L'Observateur de son Altesse
L’Intendant Levir Bannefort avait renforcé les effectifs militaires aux abords des territoires sinistrés avec les ressources dont il disposait. Il avait également fait ériger en urgence un dispensaire pour accueillir et soigner les blessés du régiment de Clerg. Le haut fonctionnaire s’était lui-même déplacé sur les lieux pour venir rendre visite aux soignants. Reinardt Landlake et Norbert Hornblow l’avaient suivi dans sa quête, dans le but de recueillir les témoignages des victimes et tenter d’en savoir plus sur l’identité des agresseurs.
Arrivés sur les lieux, de larges tentures blanches sobrement suspendues à des arceaux formaient des chambres au confort sommaire. Le silence régnait dans les allées du dispensaire, à l’exception des gémissements des blessés. Soudain, un hurlement qui provenait du fonds surprit l’Intendant et les deux éclaireurs. Un homme en toge médicale s’approcha et leur annonça :
« Ce pauvre garçon a eu moins de chance que les autres. Nous avons dû l’amputer ce matin et la fièvre hélas ne tombe pas. J’ai bien peur que nous ne puissions faire mieux à son sujet. Monseigneur l’Intendant, votre présence ici nous honore. Rehan Barlow, je dirige ce dispensaire.
- Maître Barlow, puis-je vous présenter mes hommes les éclaireurs Reinardt Landlake et Norbert Hornblow ? Vos patients seraient-ils en mesure de nous parler de ce qu’ils ont vu ? Il est primordial que nous fassions rapidement la lumière sur cette affaire.
- Les blessés les plus graves ont été la plupart mis en sommeil pour leur épargner d’affreuses souffrances. Vous ne pourrez les approcher qu’avec l’habillage adéquat qui vous sera fourni et sous l’escorte d’un soignant. Les blessés légers, par contre, seront je pense soulagés de pouvoir vous parler et apaiser leur conscience pour ceux qui le souhaitent. Si nous ne pouvons pas tous les guérir de leurs blessures, alors au moins pourront-ils vous raconter leur malheur et trouver le répit. Monseigneur l’Intendant, si vous voulez bien me suivre ? Nos soignants pourront ainsi vous faire leur rapport et répondre à vos questions.
- Bien sûr, Maître Barlow. Messieurs, dit l’Intendant aux deux éclaireurs, si vous voulez bien vous entretenir avec ces pauvres malheureux. Tâchons d’identifier rapidement ces assaillants. »
Reinardt Landlake et Norbert Hornblow prirent congé, puis déambulèrent dans les allées du secteur des blessés légers. Les hommes du régiment étaient tous pâles et alités, certains dormaient, d’autres semblaient perdus dans leurs pensées. Toutefois, le regard suppliant d’un soldat aux côtes cassées avait attiré la curiosité des deux éclaireurs.
« Vous dites avoir été attaqué par les cavaliers noirs ? dit Landlake pour débuter l’entretien.
- C’est exact, messieurs, et ils n’avaient rien d’humain.
- Pourriez-vous nous les décrire ? demanda Hornblow en se saisissant de son carnet. Nous comprenons que cela puisse être difficile pour vous, mais le moindre détail que vous pourrez nous fournir pourra nous aider. Ne prenez pas peur, nous sommes là pour cerner ces individus et faire état de leur dangerosité.
- De leur dangerosité ? pesta le malade interloqué. Ils étaient vêtus d’étoffe de laine noire, de la tête au pied, seules leurs mains gantées étaient visibles… Ils étaient d’une agilité et d’une force incroyable, capables de porter des coups puissants… de se déplacer avec vitesse et une grande précision … ils avaient des arbalètes, des dagues tranchantes comme des rasoirs, des techniques d’assassins si vous voulez mon avis… nous étions à bout de force, nous avions fini par les laisser filer… et leur visage…, raconta l’homme que l’émotion torturait.
- Comment était leur visage ?
- Impossible de le voir… vous allez me prendre pour un fou, messieurs, mais j’aurais juré que plus on y regardait, plus on sentait son âme se faire avaler par un puits sans fonds… Seigneur, quel cauchemar ! » acheva le soldat en pleurs.
« Ce sont des diables qui nous ont attaqué. » Le haut administrateur avait assisté jusque tard dans la nuit aux témoignages alambiqués des hommes brisés de Clerg, puis il était retourné dans les quartiers qu’on lui avait aménagé non loin de là pour essayer de dormir, ne serait-ce que quelques heures. Mais rien n’y fit, ses réflexions le tourmentaient et l’homme avait fixé le plafond de sa chambre des heures durant, allongé sur son lit.
Le lendemain matin, revenu à l’Intendance en hâte, Levir Bannefort, termina de boutonner son uniforme devant le miroir, les yeux bouffis. L’air grave, il plissait nerveusement le tissu, pourtant impeccable. Il réajusta le col de son costume, puis renifla.
« Apporte-moi du vin et de quoi écrire, et qu’on ne me dérange pas. » ordonna-t-il à son valet de chambre. Le jeune garçon sortit de la pièce et s’exécuta en silence. Quelques instants plus tard, Levir Bannefort s’assit à sa table de travail sur laquelle son serviteur venait de disposer l’encre et le parchemin requis.
L’affaire méritait grande attention, mais l’enquête piétinait. Les témoignages colportaient des informations peu fiables sur les faits et des récits affabulateurs sur les créatures et histoires d’une Aedria d’un autre âge. L’avant-poste de la première attaque ; puis l’alerte lancée par cette fille mystérieuse qui vivait reculée avec sa famille, Alyssa Hockbenn, Alyssa Hogpenn, son nom lui échappait ; puis le régiment de Clerg. On comptait donc aux moins trois attaques depuis le commencement des investigations ; Reinardt et Landlake étaient bien de braves soldats, mais ils ne parvenaient à rassembler que peu d’éléments tangibles. De plus, l’Intendant et les deux éclaireurs avaient hélas constaté, carte à l’appui, que l’agresseur se déplaçait vite et de plus en plus vers l’Ouest. « Ce sont des diables qui nous ont attaqué. » Des diables au visage sans forme ni fond qui semblaient envoyer les pauvres âmes qui avaient le malheur de croiser leur chemin directement dans les abîmes de l’Enfer.
Levir Bannefort avait décidé d’informer directement le Seigneur Egor Kaervalmont de ces attaques et de lui demander de lui prêter main forte avant que les agresseurs ne gagnent plus de terrain, au risque de semer une véritable panique dans les Terres Orciennes. Il prit la plume présentée devant lui, puis écrivit. Puis, son texte achevé, il cacheta le courrier de son sceau du lion et de la forteresse avant de le faire distribuer en urgence par son messager.
Les semaines passèrent, et avec elles plusieurs attaques de hameaux vinrent noircir les heures déjà sombres que vivaient les Terres Orciennes. Reinardt et Landlake avaient érigé leur office d’investigation directement attenant au dispensaire qui accueillait de plus en plus de paysans blessés, malades ou simplement en fuite. L’Intendant, parmi la détresse de ses gens, s’impatientait rageusement de la réponse de son roi qui tardait à venir, tandis qu’il gérait cette crise avec des greniers en deçà de leurs capacités et des soldats conscients de leur devoir, convaincus de revenir très bientôt d’un conflit court, violent mais victorieux.
Puis un matin, la réponse tant attendue lui parvint enfin. Levir Bannefort se pressa pour décacheter la lettre d’Egor Kaervalmont et s’isola dans son office pour la lire. A sa grande stupéfaction, le texte était très court et sa brève lecture suffit à le mettre en colère et froisser le papier d’une seule main. L’Intendant se devait de fournir des abris, des soins, de la nourriture, du réconfort à son peuple, et le Seigneur Kaervalmont du haut de sa Citadelle en bord de mer n’avait daigné, en toute aberration, que lui dépêcher son propre observateur. Selon ses dires, ce dernier « accompagnerait les Terres Orciennes dans la consuite d’une investogation complète de façon crédible et transparente, et dans la paix » et reprendrait l’enquête depuis le commencement en dépit de tous les efforts fournis jusque-là.
Les jours passèrent et l’observateur de son Altesse fut présenté à l’Intendance des Terres Orciennes. Eminent militaire à la retraite aux états de service irréprochables, il avait fait ses preuves en tant que garde personnel du Seigneur de Casterisey en personne, avant que le roi Egor ne vienne lui offrir le poste d’observateur royal à la mesure de son ambition. Nul besoin de se demander pourquoi l’Intendant Levir Bannefort depuis son administration dans les Terres Orciennes ne tenait pas le noble arriviste et prétentieux de la Capitale en haute estime. Il avait prêté serment d’allégeance il y a des années de cela et avait juré fidélité à la Couronne, mais sa loyauté en ces temps de crise allait à son peuple aux abois. L’attitude d’Egor Kaervalmont, en envoyant officieusement par la mer cet enquêteur flatteur et servile s’approprier les recherches en cours, avait sans vergogne blessé la dignité de Levir Bannefort et de sa famille.
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